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Un grand écrivain anglais, qu'on ne saurait soupçonner de partialité, l'historien Hume, discutant le caractère du chancelier Bacon, a dit :

« Si nous considérons la variété des talents déployés par cet homme, comme orateur, homme de cabinet, bel esprit, homme du monde, il a de justes droits à notre admiration. Si nous ne le regardons que comme auteur et philosophe, le jour sous lequel nous le voyons maintenant, quoique favorable, jette moins d'éclat sur lui que sur Galilée son contemporain, et même peut-être que sur Keppler. Bacon a indiqué de loin la route de la vraie philosophie. Galilée ne s'est point contenté de la signaler aux autres, il y a marché, en y laissant des traces ineffaçables. L'Anglais ignorait la géométrie; le Florentin ralluma le flambeau de cette science, y excella, et fut le premier qui l'appliqua à la physique, en la soumettant aux expériences. >>

Nous avons déjà essayé, dans le Discours placé en tête de ce volume, de réduire à de plus justes proportions la renommée de François Bacon, et de montrer que le philosophe anglais ne faisait que discourir, en amateur et en rhéteur, sur la méthode scientifique, alors que d'autres, comme Keppler et Galilée avaient déjà fondé, par des recherches et des découvertes positives, la méthode scientifique moderne donnant, ainsi à la fois, ce qui est le sublime de l'art, le précepte et l'exemple. Le récit de la vie du chancelier d'Angleterre, achèvera de fixer les idées à cet égard. En lisant les particularités de cette existence, vouée tout entière à l'étude de la politique et des lois, partagée entre les soucis rongeurs de l'ambition et les occupations du légiste, on verra quelle petite place a dû y occuper le culte des sciences proprement dites, et l'on se demandera comment on a pu faire un héros de la science d'un simple personnage politique, d'un homme qui ne savait pas même calculer.

La vie de Bacon nous offrira, d'ailleurs, le spectacle des plus surprenantes contradictions. Ces contradictions n'existent pas seulement dans les événements et les actes dont se compose sa carrière d'homme politique; elles frappent encore davantage quand on oppose sa conduite et son caractère au rôle qu'il a prétendu jouer dans la restauration des sciences. Homme d'État profond, souple et ambitieux, il est, en même temps, philosophe spéculatif par excellence. Jurisconsulte méditant des réformes, et doué d'une éminente capacité d'organisateur, il

se plie néanmoins à tous les caprices du pouvoir royal, et s'en fait le séide, sans s'inquiéter de contredire ses propres théories sur le droit. Aujourd'hui orateur adoré de l'opposition parlementaire, demain courtisan soumis et docile vis-à-vis de ceux qu'il vient d'attaquer; hier à l'apogée de sa gloire, investi des fonctions les plus élevées dans la hiérarchie publique de son pays, aujourd'hui exilé dans un coin de l'Angleterre, et cherchant une gloire plus durable dans l'étude des secrets de la nature; voilà comment se montre à nous, dans les différentes phases de sa vie, le chancelier Bacon.

Cette versatilité de caractère, cette inconstance d'esprit et de sentiments, devaient lui faire, de son vivant, autant d'ennemis que d'admirateurs, lui valoir des attaques aussi bien que des faveurs. Aussi les opinions de ses contemporains étaientelles fort partagées sur son compte, et était-il jugé de bien des manières. On peut dire de lui qu'il ne se fit jamais ni craindre ni mépriser, et qu'il tint le milieu entre le respect public et la déconsidération.

Peu d'hommes ont été jugés de tant de manières différentes, par leurs contemporains et par la postérité. Si William Rawley, son secrétaire et son premier biographe, ne tarit pas d'éloges sur le grand caractère et sur le génie de son ancien maître, et si sir John Ambrey, son contemporain, nous dit que tout ce qui était grand et bon l'aimait et l'honorait, d'un autre côté, sir Anthony Weleen déclare qu'il n'a été possible qu'à un siècle indigne et corrompu de juger cet insigne drôle (arrant Knave) digne d'un poste aussi honorable que celui de garde des sceaux. Le poëte Cowley salue en lui le Moïse nouveau qui conduit les hommes vers la terre promise de la sagesse. Bayle le place au rang des plus grands esprits de son siècle. Leibnitz déclare

que c'est l'incomparable Vérulam qui, des divagations aériennes, rappela la philosophie sur cette terre où nous sommes, et à l'utilité de la vie, et il l'appelle Vir divini ingenii (homme au génie divin). Pope, dans un de ses poëmes, appelle Bacon « le plus sage, le plus brillant et le plus vil des hommes, trois hyperboles qui se détruisent les unes les autres, par leur propre exagération. Voltaire, en parlant de Bacon, lui applique le mot de Bolingbroke sur Marlborough: « C'est un si grand homme que j'ai oublié ses vices, et d'un

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autre côté, d'Alembert, dans la préface de l'Encyclopédie, déclare qu'en considérant les vues saines et étendues de Bacon, et son style brillant, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel et le plus éloquent des philosophes.

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Toutes ces appréciations contrastent étrangement. Faut-il donc s'étonner qu'un pareil Protée soit resté une énigme indéchiffrable pour la postérité, et que, de nos jours encore, le concert de ses admirateurs soit troublé par des voix discordantes, qui lui dénient tout mérite; que l'Angleterre, et trop souvent la France, l'élèvent sur le pavois, tandis que l'Allemagne, dans la personne du chimiste Liebig, le traite de charlatan et d'imposteur!

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I

François Bacon naquit le 22 janvier 1560, dans le Strand (l'un des quartiers de Londres). Son père, sir Nicolas Bacon, déjà âgé à l'époque où François vit le jour, occupait depuis vingt ans, la haute position de garde des sceaux de la reine Élisabeth. Il avait épousé en secondes noces, Anne, fille de sir Antony Booke, l'ancien gouverneur du prince Édouard, qui fut plus tard roi d'Angleterre, sous le nom d'Édouard VI.

Sir Nicolas Bacon possédait cette souplesse accommodante, qui paraît avoir été héréditaire dans sa famille. Depuis Henri VIII, à travers le règne réactionnaire de Marie la Catholique, sous laquelle il fit le sacrifice de ses convictions religieuses (il était protestant), et jusqu'à sa mort, qui arriva en 1578, Nicolas Bacon avait su conserver sa place et la faveur des souverains. Il avait une grande aptitude pour les affaires, mais il s'inquiétait fort peu des questions philosophiques. Toute ambition lui était étrangère. C'était un homme sobre, modeste, aimable; son fils a dit de lui qu'il était plein de droiture, sans finesse ni duplicité. Il resta fidèle, toute sa vie, à la devise qu'il avait choisie: Mediocria firma. Un jour, la reine Élisabeth qui venait lui rendre visite à sa modeste maison de campagne,

lui ayant dit d'un air étonné: « Cette maison est bien petite pour vous, il lui fit cette réponse: « C'est la faute de Votre Majesté, qui m'a fait trop grand pour ma maison. »

François Bacon n'avait pas reçu en héritage les sentiments modestes et le défaut d'ambition de son père, sir Nicolas. En revanche, on retrouve en lui beaucoup du caractère de sa mère, comme on l'observe chez la plupart des grands hommes.

La mère de Bacon se distinguait par une vive piété, par cette érudition peu commune, dont plusieurs femmes de cette époque, ous offrent l'exemple, et par un esprit vraiment philosophique. le savait et écrivait le grec. Elle parlait plusieurs langues antes, et l'ardeur avec laquelle elle pratiquait le protestanne, sous sa forme la plus pure, la poussa à approfondir les questions religieuses, qui formaient, de son temps, le sujet pr cipal des controverses. Elle a même traduit de l'italien. plu eurs écrits sur l'ascétisme.

u de grande maison, lié par sa parenté aux familles les plu puissantes de l'Angleterre, François Bacon semblait appe à une carrière brillante. Il avait montré de bonne heure un sprit et un jugement bien au-dessus de son âge. La reine ai ait à voir cet enfant aux cheveux bouclés, à l'air éveillé, et ai arrivait de l'appeler en plaisantant son petit garde des eaux. Un jour, il étonna la souveraine, par une réplique Aussi prompte que spirituelle. Elle lui avait demandé son åge: - Juste deux ans de moins que l'heureux règne de votre Majesté! répondit l'enfant.

Agé de treize ans, François Bacon entra, en 1573, au Trinity-College de l'Université de Cambridge. C'est dans cette pépinière de la science anglaise, que son génie critique se fit jour pour la première fois. Il vit, par une sorte d'intuition, que tout l'édifice de la philosophie reposait sur une base vermoulue et menaçait ruine. L'enseignement scientifique, dans les Universités anglaises, était encore, à cette époque, entre les mains des partisans d'Aristote. Quoique àgé de seize ans à peine, Bacon ressentit une répugnance profonde pour le vain échafaudage de syllogismes et de formules de la philosophie scolastique. Il ne méconnaissait pas sans doute la grandeur des conceptions d'Aristote; mais il éprouvait un véritable éloignement pour l'application que l'on faisait alors des principes du

maître, en les dénaturant, et y mêlant toutes sortes de choses incompréhensibles ou futiles. Les scolastiques anglais s'épuisaient en discussions stériles, en polémiques incessantes, souvent grossières, presque toujours sans but réel, sans utilité pour la science, ni pour la pratique de la vie. L'utilité, l'application immédiate, voilà ce que Bacon regardait comme l'essence et le principal mérite des sciences : ce fut la pensée dominante de sa vie scientifique, et cette pensée germait déjà dans le cerveau du collégien de Cambridge.

Il songeait à se livrer à l'étude des sciences exactes, lorsque, au mois de septembre 1576, son père le rappela de l'Université, pour le jeter dans la carrière politiqué. Il l'envoya à la cour de France, avec l'ambassadeur sir Amyas Paulet. Obéissant aux vœux de sa famille et aux conseils de sa propre ambition, le jeune homme abandonna toute étude scientifique, pour se livrer aux affaires politiques. Le résultat de ses études fut un petit traité sur la Situation de l'Europe (of the state of Europe), qui parut remarquable en raison des observations qu'il renfermait sur les tendances politiques des souverains de ce temps. Il s'acquitta aussi, à la grande satisfaction de la reine, d'une mission délicate que l'ambassadeur lui avait confiée, et dont il alla rendre compte à sa souveraine.

Il repartit pour la France, et commença un voyage d'études dans nos provinces. Il était à Poitiers au mois de février 1579, lorsqu'il reçut la nouvelle de la mort de son père. La majeure partie de la fortune paternelle, et notamment la terre de Gorhambury, voisine de Saint-Albans, échurent en héritage à son frère aîné, Anthony Bacon. La mort de sir Nicolas avait été si peu prévue, qu'il n'avait pas eu le temps d'assurer l'avenir du plus jeune de ses fils.

François Bacon, de retour à Londres, se vit donc dans une situation tout à fait précaire, et il dut songer à se créer une position par ses talents. Il se décida à suivre la carrière du droit, espérant y trouver le chemin de la fortune et des honneurs. Il entra en 1580, à Grays-Inn, dans la corporation trèsancienne des étudiants et praticiens du droit.

Il semble au premier abord, qu'un jeune homme qui avait manifesté à vingt ans, une capacité hors ligne, et qui tenait par sa famille à une foule de grands personnages (la sœur aînée de

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