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Voyant que Christine se montrait si bonne pour lui, Descartes. crut que le moment était favorable pour lui dire quelques mots en faveur de la princesse Élisabeth, qu'il n'avait pas oubliée. Descartes touchait là une mauvaise corde. La reine de Suède ne témoignait que de la froideur pour la maison palatine. Secrètement jalouse d'Élisabeth, elle lui pardonnait peut-être moins encore son esprit et sa science que le tendre et solide attachement qu'elle avait su inspirer au plus grand homme de son temps.

Cependant la reine ne négligeait rien de ce qui lui semblait propre à retenir Descartes à sa cour, ou tout au moins dans ses États.

Mais pouvait-elle toujours deviner ce qui aurait eu le plus d'attraits pour un philosophe du génie et de l'humeur de Descartes? On dansait beaucoup alors, à la cour de Suède. La paix récemment signée à Munster, qui avait mis fin à la guerre de Trente ans, avait donné le signal des réjouissances les plus bruyantes et de mille divertissements qui tourbillonnaient autour de Descartes. La reine voulait qu'il y jouàt son rôle; mais comprenant qu'il ne lui serait pas facile de le faire danser, elle se rabattit à une pièce rimée, pour le bal ou le ballet, absolument comme Louis XIV devait abuser, quelques années après, des précieuses veilles de Molière. Ce sont là jeu de princes: le génie qui les approche doit se tenir toujours prêt pour de pareilles réquisitions. Du reste, Descartes s'acquitta assez bien de la corvée. Ses vers furent même trouvés trop beaux pour être les fruits d'un àge si avancé, et pour venir d'une imagination poétique dont il semblait, depuis près de quarante ans, avoir étouffé les élans sous les épines de l'algèbre et des sciences les plus sombres. Il n'est pas surprenant que Descartes, qui avait ressenti dans sa jeunesse un goût très-vif pour la poésie, se soit tiré de cette tâche avec honneur; mais n'avait-il pas le droit de demander si c'était pour de telles puérilités qu'on l'avait fait venir en Suède?

Bientôt les leçons de philosophie, qui d'abord étaient quotidiennes, ne furent plus prises que tous les deux jours. Les premières ardeurs de Christine pour cette étude, commençaient à se refroidir, sous l'influence d'une ligue formée par ses autres maîtres, qui voyaient Descartes d'un mauvais œil, à cause des

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DESCARTES DONNE A LA REINE CHRISTINE DE SUÈDE DES LEÇONS DE PHILOSOPHIE

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témoignages d'honneur par lesquels on avait célébré son arrivée. Toutefois, la reine eût regardé comme un échec à son amourpropre et à sa considération de laisser partir Descartes. Elle parlait fréquemment de lui à l'ambassadeur de France, et c'était toujours pour exalter son mérite, et témoigner hautement de la satisfaction qu'elle recevait de son illustre maître. Afin de lui donner à lui-même une preuve directe de l'estime qu'elle faisait de sa doctrine, elle le pressait vivement de mettre en ordre ceux de ses écrits qu'il n'avait pas encore publiés.

Cependant il était visible que la santé de Descartes souffrait du climat de Stockholm et de la rigueur de l'hiver de 1650. Il n'osait s'en plaindre à la reine, mais elle s'en aperçut. Résolue de ne rien épargner pour le retenir au moins dans ses États, si elle ne pouvait le garder à Stockholm, elle communiqua à l'ambassadeur le projet qu'elle avait conçu : c'était de choisir dans l'archevêché de Brême, ou dans quelque autre des provinces allemandes, récemment acquises à la couronne de Suède, un bien noble, d'un revenu de trois mille écus au moins, et d'y établir Descartes, en lui faisant don de la seigneurie de cette terre, afin qu'elle pût rester à perpétuité dans sa famille. Cette résidence le rapprocherait de son cher Egmond, auquel il était depuis si longtemps acclimaté. Chanut crut pouvoir répondre à la reine que ce nouveau bienfait serait parfaitement accueilli par Descartes. Ce dernier céda, en effet, mais bien inutilement, car ce beau projet ne devait jamais être exécuté. Il était écrit que ses frères ou ses neveux ne deviendraient jamais, de son chef seigneurs en Allemagne.

Dans la journée du 18 janvier, Chanut, au retour d'une, promenade qu'il avait faite à pied, avec Descartes, fut atteint d'une inflammation de poitrine. La période aiguë fut trèsviolente, et ne dura pas moins de onze jours. Le 29 du même mois, l'oppression diminua, le malade put respirer plus librement, et ses amis conçurent l'espoir de le sauver. Tant que dura la maladie de son ami, Descartes se tint constamment à son chevet. Il ne le quittait pendant quelques instants, que pour se rendre au palais, quand les ordres de la reine l'y appelaient. Mais l'hôtel de l'ambassadeur en était séparé par un pont très-long et très-découvert, sur lequel Descartes devait passer pour se rendre avant le jour dans le cabinet de la reine. Celle-ci, depuis

quelque temps, méditait le projet de composer une assemblée de savants, et de lui donner une forme et une organisation académique. Elle avait chargé Descartes de lui en dresser les plans et les statuts. Le jour même où il lui avait porté ce travail, il éprouva quelques frissons en sortant du palais. Il prit pour remède un demi-verre d'eau-de-vie brûlée. C'était le jour même où son ami Chanut entrait en convalescence.

Le lendemain, fête de la Purification, il entendit la messe et communia dans la chapelle de l'ambassade. Mais il ne put rester debout jusqu'à la fin de cette journée. Le soir, il eut de nouveaux frissons, et fut obligé de se mettre au lit, au moment ou Chanut se levait pour la première fois.

La maladie de Descartes était la même que celle dont son ami venait de guérir, mais elle ne fut reconnue d'abord, ni de lui, ni de ceux qui l'assistaient. L'invasion de la pneumonie avait été des plus violentes, la fièvre fut intense pendant les premiers jours. Cependant il croyait ne souffrir que d'un rhumatisme aigu. Le premier médecin de la reine étant, par malheur, absent, les autres qu'on lui envoya, excitèrent sa méfiance, car ils faisaient partie de la cabale qui s'était formée contre lui à la cour. Il s'obstina à ne vouloir rien faire de ce qu'ils ordonnaient, et quand on parla de le saigner: Messieurs, s'écria-til, épargnez le sang français. »

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La reine envoyait deux fois par jour, un de ses gentilshommes, pour lui rapporter des nouvelles du malade. Ce ne fut que le septième jour de la maladie que la fièvre cessa et dégagea le cerveau. Descartes eut alors pour la première fois, le sentiment du péril où il était, et de la faute qu'il avait commise en refusant la saignée.

Le mal s'aggravant, il ne songea plus qu'à mourir, et demanda un prêtre. On le saigna deux fois, mais il n'était plus temps.

Dans l'après-midi du huitième jour, sa respiration s'embarrassa, et au milieu de la nuit, il parut perdre connaissance. Sa vue s'éteignit à demi, et ses yeux, plus ouverts qu'à l'ordinaire, parurent égarés. Quelques heures après, l'oppression augmenta jusqu'à lui ôter la respiration. Sur le soir, il demanda qu'on lui fit infuser du tabac dans du vin, pour se procurer un vomissement. Weulles, un des médecins envoyés par la reine

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