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TABLEAU

DE

L'ÉTAT DES SCIENCES

EN EUROPE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

Dans la succession permanente des scènes du monde, c'est - du passé, disait Leibnitz, qu'est né le présent, et c'est du présent qu'à son tour naîtra l'avenir. Il suit de là qu'on ne peut esquisser exactement le tableau des arts et des sciences, pendant une période quelconque de la civilisation, sans avoir cherché dans la période antérieure les causes qui ont amené ce progrès.

Ce fut à l'époque de la Renaissance que l'on vit jaillir les vives étincelles qui éclairèrent la voie ascendante de la civilisation, et qui guidèrent l'esprit humain vers de nouvelles. conquêtes. Nous avons tracé, dans le volume précédent de cet ouvrage, le tableau de l'état des sciences au seizième siècle. C'était l'aurore de la vérité le jour paraît au siècle suivant. Pour qu'une révolution scientifique puisse se propager et se développer sans obstacle, il ne suffit pas que ses principes aient été formulės clairement par des hommes de génie. Il faut, en outre, que la génération à laquelle on la propose soit

T. IV.

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préparée à la recevoir. Déjà, au treizième siècle, Roger Bacon avait conçu, comme nous l'avons raconté dans la biographie de cet homme illustre, un vaste plan de réforme scientifique, fondé sur l'expérience, le raisonnement et l'observation. Mais Roger Bacon était venu trop tôt. Le malheureux auteur de l'Opus majus fut cruellement persécuté, et son ouvrage, dont il avait adressé une copie au pape Clément IV, demeura jusqu'au dix-huitième siècle enseveli dans la bibliothèque du Vatican. C'est que les idées du savant moine d'Oxford anticipaient considérablement sur le temps. Elles ne pouvaient être comprises et accueillies qu'après une grande réforme réalisée dans l'ordre religieux, et l'époque était encore très-éloignée où cette réforme devait s'accomplir.

Quatre cents ans après, au dix-septième siècle, la civilisation de l'Europe avait beaucoup gagné. A la vérité, l'inquisition, dans les pays où elle existait encore, continuait à sévir de temps en temps contre les novateurs; mais sous l'influence d'idées. plus favorables au progrès des sciences et au développement des arts, son pouvoir allait s'affaiblissant tous les jours. Dans les universités, la vieille scolastique était peu à peu abandonnée. Des correspondances suivies s'établissaient entre les hommes d'élite, créant un échange continuel d'idées, qui bientôt mises en circulation, entraient dans le domaine commun de la science. En Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre, dans les Pays-Bas, le niveau intellectuel s'élevait ainsi peu à peu, dans toutes les classes lettrées.

Dans cette période, d'ailleurs si féconde en talents supérieurs de tout genre, quatre hommes qui ne se ressemblaient ni par le génie, ni par le caractère, et qui étaient nés dans des pays différents, contribuèrent puissamment à la restauration des sciences. Cé furent: en Allemagne, Jean Keppler; en Italie, Galilée; en France, Descartes; en Angleterre, François Bacon. Keppler était né avec un génie capable de s'élever, par la considération des détails, aux vues les plus générales. Son esprit encyclopédique s'était formé par des lectures immenses. Si, doué d'une imagination moins aventureuse, il se fut borné à étudier la nature par fragments isolés, il eût peut-être évité une partie des erreurs dans lesquelles il est tombé, et il eût découvert un grand nombre de faits de détails; mais il n'eût jamais

fondé l'astronomie moderne, et dans le siècle suivant le génie de Newton n'eût pas complété le sien. La méthode de Keppler consistait à considérer la nature comme un immense tout, dont l'ensemble et les détails sont subordonnés aux mêmes lois générales. A la fois géomètre, physicien et astronome, il vit, en rapprochant et en comparant divers phénomènes, que, dans ses grandes comme dans ses petites créations, la nature. est toujours semblable à elle-même. Il porta dans l'étude de l'univers physique les idées de rapport, de concordance et d'harmonie, qu'il avait puisées dans l'étude des fragments de la doctrine pythagoricienne. Si l'on considère l'état où se trouvaient alors les connaissances humaines, on ne s'étonnera pas qu'il ait pu souvent se tromper, et l'on pardonnera sans peine quelques erreurs à son génie. S'emparant de la doctrine de Kopernik, Keppler fonda, sur cette base, l'édifice de l'astronomie moderne. Pour entreprendre et pour continuer, avec une opiniâtreté étonnante, ses immenses recherches, il fallait qu'il trouvat en lui-même et dans la contemplation de ses propres pensées, de puissants motifs d'encouragement, car ses travaux, trop élevés pour la portée d'esprit de ses contemporains, rencontraient à peine quelques rares lecteurs. Galilée ne les regardait que comme des rêveries, et Descartes ne daigna jamais les lire.

Galilée, s'il n'eut pas le génie vaste et grandiose de Keppler, qui embrassait l'ensemble de l'univers, était doué, comme Tycho-Brahé, de ce génie des détails, qui est tout aussi utile, parce qu'il crée pour la science de nouveaux moyens d'investigation, et prépare des matériaux pour les recherches et les spéculations postérieures. Tenant à la main le flambeau de l'expérience, Galilée étudia un à un les faits de la nature physique. Il ne fut pas l'architecte qui a conçu et qui dirige la construction de l'édifice, mais le conducteur des travaux qui examine, éprouve, choisit et dispose les matériaux. Galilée posa les vrais fondements de la mécanique, et renversa de fond en comble, en ce qui touche la physique, les fausses théories de la philosophie scolastique du moyen âge. Il avait l'esprit fin, caustique et railleur, une grande force de tête, mais moins d'étendue et de profondeur de pensée que Keppler et Descartes. Il était bon observateur, ses découvertes le

prouvent; mais il était inférieur à Keppler et par les talents et par le caractère.

Descartes était doué d'un génie tout à la fois vaste et profond. Il conçut de bonne heure le projet de refondre toute la philosophie. Il lui fallait pour cela un instrument. Il aurait dû le prendre dans les sciences exactes; malheureusement il alla le choisir dans la métaphysique, et ses bonnes intentions furent ainsi frappées de nullité dans l'application. Descartes se persuada que, pour embrasser la nature dans son ensemble, il suffit d'être parvenu à la saisir par quelques points. Il savait que la géométrie part de quelques axiomes, de quelques vérités premières, simples, évidentes par elles-mêmes, et qu'elle s'avance pas à pas, enchaînant toujours ensemble d'une manière rigoureuse les vérités nouvelles qui dérivent des précédentes. Cette méthode lui parut applicable à tout. Les vérités premières, évidentes par elles-mêmes, dont il fit la base de ses recherches, sont la certitude de sa propre existence, celle de l'existence d'un Être parfait et infini, qui est Dieu, et celle, également certaine, de la matière et du mouvement. De ces vérités premières il passa à d'autres, qui en découlent. Par exemple, l'idée de l'étendue se trouve essentiellement liée avec celle de l'existence des corps; et de là cette conséquence, que partout où il existe de l'espace il existe des corps: il n'y a donc point de vide. La permanence des choses dans leur état primitif est la première loi; rien ne change, si ce n'est par l'action d'une cause extérieure. Dans l'univers, la quantité de mouvement est toujours la mème. Le mouvement dirigé en ligne droite persévère dans cette direction et dure sans cesse, si une cause étrangère ne le détourne ou ne l'anéantit. Descartes procède ainsi de déduction en déduction, de conséquence en conséquence. Il ne demande que de la matière et du mouvement pour créer un monde.

Une telle marche philosophique est périlleuse. On peut créer une géométrie nouvelle avec les matériaux qu'on produit soimême par la pensée, et dont on est entièrement le maître; mais la métaphysique pure est un bien stérile instrument de création dans les sciences positives. Au lieu de raisonner sans cesse à vide, comme il le fit, Descartes eùt mieux fait d'imiter Galilée et Keppler, c'est-à-dire d'étudier les faits. Il aurait dû com

mencer par soumettre à l'expérience et à l'observation tous les phénomènes dont il parlait. Il s'était fait de la métaphysique une opinion exagérée, et, ne voulant marcher qu'avec son secours, il ne pouvait que s'égarer. Il appliqua très-heureusement ses idées à l'optique et à la recherche des lois du mouvement; mais hors de ce genre de phénomènes, il tomba, en physique, dans des erreurs grossières. Il y donna souvent les simples conceptions de son esprit pour des vérités réelles. Ainsi il abandonnait sa méthode, qui n'admettait que des « vérités évidentes par ellesmèmes, ou devenues telles par une suite de démonstrations. fondées sur un enchainement rigoureux ".

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La théorie des tourbillons de Descartes, qui passionna tous les esprits de son temps, fit un grand mal à la physique. Elle n'était, au fond, qu'un faux système d'explication générale. des phénomènes du monde. Si Descartes, au lieu de philosopher sans aucunes bases positives, eût pris en main le télescope; s'il eût vécu dans des laboratoires et fait des observations et des expériences, à l'exemple de Keppler et de Galilée, il n'aurait pas égaré dans une vaine théorie les esprits de ses contemporains, qu'il importait, au contraire, de diriger vers l'examen pur et simple des phénomènes physiques et organiques. Sous ce rapport, Descartes est bien inférieur à Kep-pler et à Galilée. Il combattit avec succès la vieille scolastique, qui était déjà presque entièrement ruinée, mais il ne sut pas remplacer cette doctrine par le positivisme scientifique. A l'ancienne scolastique il en substitua une nouvelle, et ce fut tout. On avait le droit l'attendre davantage de ses puissantes facultés.

François Bacon a encouru les mêmes reproches, et avec bien plus de gravité. Bacon était un esprit juste, étendu, réfléchi. Il sut embrasser d'un coup d'œil l'ensemble des connaissances. humaines, et, pour y porter la lumière, il traça un plan général des sciences. Dans son Novum Organum, il montre les progrès qu'ont fait nos connaissances et les causes qui les ont retardés. Il enseigne les moyens de contribuer à leur développement et d'en écarter l'erreur. Il indique les recherches qui, jusqu'au temps où il écrit, ont été négligées. Il crée de nouveaux objets d'étude. Il met, pour ainsi dire, sous les yeux, comme dans un tableau, toutes les découvertes qui ont été faites et toutes celles qui restent à faire.

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