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lement de l'impraticable universalité qu'il faudrait donner à la grande souveraineté, n'aurait point de force: car il est faux qu'elle dût embrasser l'univers. Les nations sont suffisamment classées et divisées par les fleuves, par les mers, par les montagnes, par les religions, et par les langues surtout qui ont plus ou moins d'affinité. Et quand un certain nombre de nations conviendraient seules de passer à l'état de civilisation, ce serait déjà un grand pas de fait en faveur de l'humanité. Les autres nations, dira-t-on, tomberaient sur elles : eh! qu'importe? elles seraient toujours plus tranquilles entre elles et plus fortes à l'égard des autres, ce qui est suffisant. La perfection n'est pas du tout nécessaire sur ce point: ce serait déjà beaucoup d'en approcher, et je ne puis me persuader qu'on n'eût jamais rien tenté dans ce genre, sans une loi occulte et terrible qui a besoin du sang humain.

LE COMTE.

Vous regardez comme un fait incontestable que jamais on n'a tenté cette civilisation des nations: il est cependant vrai qu'on l'a tentée souvent, et même avec obstination;

à la vérité sans savoir ce qu'on faisait, ce qui était une circonstance très favorable au succès, et l'on était en effet bien près de réussir, autant du moins que le permet l'imperfection de notre nature. Mais les hommes se trompèrent ils prirent une chose pour l'autre, et tout manqua, en vertu, suivant toutes les apparences, de cette loi occulte et terrible dont vous nous parlez.

LE SÉNATEUR.

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Je vous adresserais quelques questions, si je ne craignais de perdre le fil de mes idées. Observez donc, je vous prie, un phénomène bien digne de votre attention : c'est que le métier de la guerre, comme ou pourrait le croire ou le craindre, si l'expérience ne nous instruisait pas, ne tend nullement à dégrader, à rendre féroce ou dur, au moins celui qui l'exerce au contraire, il tend à le perfectionner. L'homme le plus honnête est ordinairement le militaire honnête, et, pour mon compte, j'ai toujours fait un cas particulier, comme je vous le disais dernièrement, du bon sens militaire. Je le préfère infiniment aux longs détours des gens d'affaires. Dans le commerce ordinaire de la vie, les

militaires sont plus aimables, plus faciles, et souvent même, à ce qu'il m'a paru, plus obligeants que les autres hommes. Au milieu des orages politiques, ils se montrent géné ralement défenseurs intrépides des maximes antiques; et les sophismes les plus éblouissans échouent presque toujours devant leur droiture : ils s'occupent volontiers des choses et des connaissances utiles, de l'économie politique, par exemple:le seul ouvrage peut-être que l'antiquité nous ait laissé sur ce sujet est d'un militaire, Xénophon; et le premier ouvrage du même genre qui ait marqué en France est aussi d'un militaire, le maréchal de Vauban. La religion chez eux se marié à l'honneur d'une manière remarquable; et lors même qu'elle aurait à leur faire de graves reproches de conduite, ils ne lui refuseront point leur épée, si elle en a besoin. On parle beaucoup de la licence des camps : elle est grande sans doute, mais le soldat communément ne trouve pas ces vices dans les camps; il les y porte. Un peuple moral et austère fournit toujours d'excellents soldats, terribles seulement sur le champ de bataille.. La vertu, la piété même, s'allient très bien avec le courage militaire; loin d'affaiblir le

guerrier, elles l'exaltent. Le cilice de saint Louis ne le gênait point sous la cuirasse. Voltaire même est convenu de bonne foi qu'une armée prête à périr pour obéir à Dieu serait invincible (1). Les lettres de Racine vous ont sans doute appris que lorsqu'il suivait l'armée de Louis XIV en 1691, en qualité d'historiographe de France, jamais il n'assistait à la messe dans le camp sans y voir quelque mousquetaire communier avec la plus grande édification.

Cherchez dans les oeuvres spirituelles de Fénélon la lettre qu'il écrivait à un officier de ses amis. Désespéré de n'avoir pas été employé à l'armée, comme il s'en était flatté, cet homme avait été conduit, probablement par Fénélon même, dans les voies de la plus haute perfection: il en était à l'amour pur et à la mort des Mystiques. Or, croyez-vous peut-être que l'âme tendre et aimante du Cygne de Cambrai trouvera des compensations pour son ami dans les scènes de carnage auxquelles il ne devra' prendre aucune part; qu'il lui dira: Après tout, vous êtes

(1) C'est à propos du vaillant et pieux marquis de Fénélon, tué à la bataille de Rocoux, que Voltaire a fait cet aveu. (Histoire de Louis XV, tom. Ier, chap. xvm.)

heureux; vous ne verrez point les horreurs de la guerre et le spectacle épouvantable de tous les crimes qu'elle entraîne? Il se garde bien de lui tenir ces propos de femmelette; il le console, au contraire, et s'afflige avec lui. Il voit dans cette privation un malheur accablant, une croix amère, toute propre

à le détacher du monde.

Et que dirons-nous de cet autre officier, à qui madame Guyon écrivait qu'il ne devait point s'inquiéter, s'il lui arrivait quelquefois de perdre la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée? Les écrivains de qui nous tenons ces anecdotes vivaient cependant dans un siècle passablement guerrier, ce me semble mais c'est que rien ne s'accorde dans ce monde comme l'esprit religieux et l'esprit militaire.

LE CHEVALIER.

Je suis fort éloigné de contredire cette vérité; cependant il faut convenir que si la vertu ne gâte point le courage militaire, il peut du moins se passer d'elle: car l'on a vu, à certaines époques, des légions d'athées obtenir des succés prodigieux.

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