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là une grosse faute contre les antiques règles de la vénerie royale. On admira la vitesse extraordinaire de la jument alezane que M. le Dauphin avait donnée à son cousin; on trouva encore que le jeune prince était bien à cheval, vigoureux, déterminé et ne craignant rien; mais « le roi lui-même conta la chose à M. le Duc et l'invita à prendre garde à son fils, de peur qu'il ne se tuât. » C'est pourquoi M. Duplessis, le maître d'académie, interdit la chasse à M. le duc de Bourbon pour trois mois, jusqu'à ce qu'il sût mieux tenir son cheval. Cette année-là, à la grande satisfaction de la Bruyère et de Sauveur, qui se gardèrent bien d'en rien dire, le Carème commença d'assez bonne heure et dura longtemps.

La Bruyère venait de voir le cas que l'on faisait à la cour, des hommes qui ont pris le parti de cultiver les sciences et les belleslettres. « Il n'y a point, dit-il, d'art si mécanique ni si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. A Paris, il avait vu « le comédien Baron couché dans son carrosse jeter de la boue au visage de Corneille qui était à pied. Chez plusieurs, sçavant et pédant sont synonymes. » Mais il n'en était pas ainsi dans la maison de Condé. La Bruyère maintenant élait sûr au moins de l'amitié de Bossuet et de la bienveillance attentive de M. le Prince. Avec cela, malgré ses pénibles débuts, il peut faire son chemin à la cour. C'est un avantage solide qu'il n'eût pas trouvé aussi facilement dans les arts mécaniques ni dans aucune autre condition.

La suite prochainement.

ÉTIENNE ALLAIRE.

LA LÉGENDE D'ÉTIENNE MARCEL

I

En lisant récemment dans le Correspondant l'article où sont dévoilés quelques-uns des procédés dont se sert la propagande révolutionnaire pour pervertir, en faussant l'histoire, les idées du peuple, nous applaudissions à l'acte de vigilance et d'énergie accompli avec talent par notre collaborateur. Nous lui savions gré d'avoir montré une fois de plus le vice et le danger de ces livres, grands et petits, qui, sous prétexte d'éclairer les masses et de moraliser le suffrage universel, soufflent la discorde et propagent les plus terribles préjugés. On ne saurait trop le redire, ces livres déguisent la vérité quand ils ne l'outragent pas; ils créent des légendes et fabriquent des auréoles à la race des hommes de rébellion, qui se rencontrent dans notre histoire comme dans celle de tous les peuples. Qu'arrivet-il? Incapable de contrôler et de rejeter ces assertions trompeuses, l'ignorant accepte les légendes et s'incline devant les saints d'un nouveau genre qu'on propose à son admiration.

C'est principalement sur la période qui commence avec les états généraux de 1789 et qui finit avec le Directoire que s'est exercé le savoir faire des écrivains révolutionnaires. Mais ici, il faut distinguer deux classes de productions. La grande manière appartient à un groupe d'historiens, qui, avec des procédés divers et des talents inégaux, usant tantôt de l'insinuation habile et de la modération apparente, tantôt de déclamations violentes ou d'accusations perfides, se sont tous donné pour but la glorification du nouvel ordre de choses, lequel, suivant eux, a enfanté une société nouvelle et constitue la plus belle étape du progrès moderne. Dans ce groupe, il y a les farouches, comme MM. Quinet et Michelet; les doctrinaires, comme M. Louis Blanc; les synthétistes, comme M. Mignet; les artificieux, comme M. Thiers. Cette école a mis en circulation cette interpréta

tion systématiquement allérée des faits, devenue pour quelques-uns un dogme, qui consiste à proclamer que la Révolution est de droit par son objet, grande par ses résultats, sainte par le but qu'elle poursuit, héroïque par les caractères qu'elle suscite, excusable jusque dans ses plus sanglants excès et légitimée par une longue série d'antécédents historiques.

C'est un de ces antécédents, l'un des plus caressés de nos jours, que de nouveaux documents vont nous permettre d'apprécier avec équité.

II

Nous avons les oreilles fatiguées du bruit qui s'est fait depuis quelques années autour du trop fameux Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, en 1358, et chef de la commune insurgée alors contre l'autorité royale. Son nom a été prononcé avec honneur dans des livres estimés il n'est pas aujourd'hui d'école primaire qui ne le connaisse; ce nom a retenti au milieu des concours académiques, sous la coupole de l'Institut; il a été glorifié par la plupart de ceux qui se mêlent d'écrire l'histoire; il est acclamé avec frénésie dans les petits livres à cinq sous et dans les leçons que les feuilles radicales servent de temps à autre à leurs crédules lecteurs; il fait explosion jusque dans les séances du conseil municipal de Paris, qui vient de voter des fonds considérables pour la publication des actes de la glorieuse prévôté de 13581. Encore un peu, et nous verrons s'ouvrir des souscriptions publiques pour l'érection d'un monument national à la mémoire de ce nouveau grand homme. On en est à faire remarquer, avec amertume, que la statue du grand révolutionnaire du quatorzième siècle a été bannie de l'Hôtel-de-Ville sous Louis-Philippe.

Le premier panégyriste de Marcel, Augustin Thierry2, a eu le tort, à notre humble avis, de trop rapprocher les hommes et les choses du quatorzième siècle et du nôtre. En nous portant à juger des idées et des passions d'une époque éloignée par nos idées et nos passions modernes, ces comparaisons forcées obscurcissent les faits et faussent les appréciations. Il ne faudrait aborder l'histoire qu'avec un

1 Il est vrai que, peu après ce vote, il a circulé un bruit suivant lequel le ministre de l'intérieur aurait invité le préfet de la Seine à suspendre cette publication, à cause des tendances démagogiques qui se révélaient dans certaines parties. Le ministre aurait-il eu vent des recherches que nous allons signaler et qui ont eu des résultats si peu favorables pour Étienne Marcel ?

* Dans son Essai sur l'histoire et la formation du Tiers-État.

esprit libre de cette obsession politique qui est le fléau intellectuel du temps. Pour nous, sans chercher à extraire des ordonnances de 1358 le programme réalisé par la Révolution, nous laisserons le système gouvernemental de Marcel (si toutefois système il y a) pour ce qu'il vaut, c'est-à-dire pour une manifestation tumultueuse de tendances libérales en théorie, violentes et oppressives en fait, anarchiques et coupables dans les circonstances où elles se produisirent. C'est l'homme en lui-même, abstraction faite du système, que nous voulons étudier et connaître, l'homme jugé par ses actes, qui sont certains, non par ses principes, qui sont ou nuls ou obscurs. Car, soit que l'on glorifie l'homme, à cause du système qu'on lui prête, soit qu'on dénigre le système, à cause de l'homme, qui est peu recommandable, on fait également œuvre de sophiste.

Après Augustin Thierry, et marchant dans la voie que l'éminent historien regretta amèrement un jour d'avoir ouverte, un professeur de l'Université, M. Perrens, publiait, il y a quinze ans, un travail important sur la prévôté d'Étienne Marcel1. L'oeuvre du prévôt y était présentée sous un jour très-favorable; Marcel y était qualifié d'homme supérieur, dévoué à une noble cause, dont l'heure n'était pas encore venue. L'auteur lui-même a reconnu depuis qu'il avait eu tort« d'insister sur les ressemblances que pouvaient avoir avec nos idées modernes les réformes et les agitations démocratiques des hommes du moyen âge, si différents de nous à tous égards*. »

En 1869, l'Académie des sciences morales mit au concours une étude sur les tendances démocratiques des populations urbaines en France, notamment dans la ville de Paris, au quatorzième siècle. Le travail couronné, publié depuis en deux volumes in-8°, sous le titre : La Démocratie en France au moyen âge, avait pour auteur M. Perrens. Le rapporteur du concours, peu suspect d'hostilité envers le prévôt des marchands, M. Henri Martin, comme s'il eût voulu se donner à lui-même une leçon, critiquait, dans l'ouvrage de M. Perrens, le défaut que nous venons de signaler dans le Tiers-État d'Augustin Thierry. « L'auteur, disait M. Henri Martin, partant des idées générales de notre temps, et employant les formules politiques en usage de nos jours, donne quelquefois comme des pensées ce qui n'était que des expédients pour les hommes du quatorzième siècle, et il attribue trop au mot et par conséquent au fait de la démocratie le même sens et le même caractère qu'ils ont acquis à travers les siècles et qui leur appartiennent aujourd'hui. Aussi la vérité et la

Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle. 2 La Démocratie en France au moyen âge, par F. T. Perrens. Avant-propos, p. vii et viii.

couleur morales sont moins exactes dans son livre que la vérité et l'enchaînement chronologiques1. >>

M. Perrens promit d'amender sa publication dans le sens indiqué par le rapport; nous doutons qu'il y ait réussi. En dépit des épithètes qui se balancent laborieusement entre l'approbation et le blâme, on sent percer partout dans la rédaction nouvelle, la préoccupation de glorifier cet homme supérieur (qui ne fut pourtant, selon toute vraisemblance, qu'un instrument aux mains de Robert le Coq et de Charles le Mauvais), le parti pris de justifier quand même ce républicain, ami du roi de Navarre, allié des Anglais, et qui, après avoir livré le trésor municipal à Charles le Mauvais, était sur le point de lui livrer la ville elle-même, quand il tomba sous la hache de Jean Maillart.

Malgré tous les sacrifices auxquels il a sans doute consenti, M. Perrens, comme nous le verrons plus loin, reste décidément trop moderne et trop démocrate pour apprécier équitablement Etienne Marcel; il n'a pu se résigner à brû'er ce qu'il avait adoré. On doit, suivant lui, reconnaître que Marcel a commis des fautes, imputables plutôt aux événements qu'à sa cause et à son caractère. Cette concession faite, on ne saurait trop admirer son âme généreuse et son héroïsme. D'autres écrivains, plus avisés, craignant que ce héros ne paraisse manquer de patriotisme, insinuent qu'au fond il n'en voulait point à la royauté, puisqu'il ne rêva rien au delà d'un changement dans la branche de la dynastie régnante. Charles le Mauvais, qu'il voulut peut-être substituer au dauphin, n'était-il pas le gendre du roi Jean?

Ainsi s'est formée peu à peu la réputation de grand citoyen du prévôt des marchands. Et telle est la force des opinions reçues que les auteurs réputés les plus impartiaux se laissent prendre à la réputation surfaite de Marcel. Ils oublient que ce tribun a conduit dans les rues de Paris des bandes organisées pour le massacre; qu'il a provoqué par son exemple, peut être aussi par ses émissaires, le soulèvement des Jacques; qu'il l'a secouru de ses armes; que, traître à sa propre cause, il a tenté de livrer Paris au roi de Navarre, chassé peu auparavant de la capitale parce qu'on le soupçonnait de connivence avec les Anglais (soupçon très-légitime qui se changera pour nous tout à l'heure en une certitude écrasante); ils oublient tout cela pour écrire en fin de compte:

<< Marcel et ses compagnons ont dépensé leur énergie et leurs talents dans une entreprise qui devait avorter; leur mouvement dé

1 Séances et travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, tome XCVI de la collection (26o de la 5a série), p. 709 et suiv.

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