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cope géant, dans lequel les tableaux se succèdent au hasard, au gré d'une fantaisie et d'une verve également intarissables. Aux scènes grandioses, inondées d'une lumière idéale, succèdent ou de suaves esquisses d'intérieur ou des charges politiques dessinées par un crayon sans pitié. C'est Téniers, c'est Callot, c'est parfois Cham lui-même achevant les paysages du Poussin ; Aristophane coudoie Homère dans cette vaste ronde humaine qui rappelle l'œuvre de Shakspeare, du moins par la puissance des contrastes et la disparate des couleurs. Préparé depuis longtemps à la publication des Mémoires par l'écho d'applaudissements anticipés, le public attendait avec impatience un travail grave où viendrait, à la fin d'une carrière agitée, se refléter la pensée d'un grand homme, calmée par la retraite et mûrie par la vieillesse. Ainsi s'explique la surprise dont on fut saisi, lorsque, dans une situation d'esprit qui ne prédisposait nullement à l'indulgence, on se vit assailli, en 1848, par huit volumes tout imprégnés de l'amertume de ressentiments, universellement déposés sous le coup des calamités du moment. Brisée par cette soudaine révolution du 24 Février qui en laissait pressentir tant d'autres, la France, à l'annonce de ces Mémoires, avait conçu l'espérance de se reposer, en les lisant, dans les horizons sereins où l'avaient fait monter, en de meilleurs jours, les suaves figures d'Atala et de Cymodocée. Ce n'était pas au moment où elle payait si cher son imprévoyance politique, et où elle se voyait pour la première fois aux prises avec les formidables problèmes du suffrage universel, qu'elle était disposée à réchauffer de vieux griefs contre des hommes disparus, pour épouser les haines d'un journaliste et les colères rentrées d'un ministre déchu. Les périls publics étaient alors trop redoutables pour qu'elle ne se sentit pas froissée de la grande place qu'on affectait de prendre en face de malheurs qu'on avait si peu concouru à prévenir. L'égoisme chez les autres blesse d'autant plus qu'on souffre davantage soi-même, et l'équité n'est pas tous les jours également facile. Tel fut le motif véritable d'une défaveur qui n'a pas manqué d'aller, comme cela est ordinaire en ce pays, jusqu'à la plus cruelle injustice. La postérité, qui ne manque jamais aux renommées assez solidement établies pour l'attendre, saura condamner sévèrement les illusions d'une vanité puérile sans répudier l'œuvre rare où la physionomie d'un écrivain immortel s'est reflétée avec tous les dons de son génie, comme avec toutes les misères d'une personnalité qui atteint quelquefois la grandeur, tant la passion y reste éloquente jusque dans ses plus tristes aveuglements.

Ne cherchons pas à expliquer, par des incidents de publication ou des maladresses de librairie, l'échec éclatant des Mémoires d'outretombe, provoqué par l'effet d'une impression à peu près générale.

Il a été plus honteux pour une société commerciale, contrariée par la longévité d'un pensionnaire illustre, de déchiqueter, contre le gré de celui-ci, son manuscrit en feuilletons, que ce dépècement n'a été, au fond, préjudiciable au succès final de l'écrivain. Sachons remonter aux causes véritables de cette chute et les confesser sans détour: l'artiste a succombé sous l'homme, le poëte inspiré sous le publiciste rageur; n'hésitons pas enfin à reconnaître qu'en cette circonstance, comme durant toute la carrière de M. de Chateaubriand, la politique a été la fatalité de sa vie, l'homme d'État ayant toujours desservi l'écrivain. Ces Mémoires, réunis en volumes, ont subi le contre-coup de l'humeur qu'éprouvait la France, en 1848, après la chute d'un bon gouvernement qu'elle avait laissé choir dans une heure de surprise, chute trop souhaitée par M. de Chateaubriand et à laquelle il avait trop concouru, pour que le pays ne lui en sût pas mauvais gré. M. de Chateaubriand avait eu cette singulière destinée de commencer, en 1815, sa carrière publique en se plaçant, pour enseigner à son pays la monarchie selon la charte, au plus épais d'un parti qui détestait profondément le gouvernement constitutionnel; il l'avait continuée en concourant plus que tout autre, depuis sa sortie du ministère, au mouvement de l'esprit public sous lequel succomba la branche aînée de la maison de Bourbon, et l'avait enfin terminée sous la branche cadette en se déclarant républicain, pendant qu'il allait à Prague porter à son vieux roi dans l'exil l'annonce d'une superbe fidélité. Quoi d'étonnant si des ressentiments longtemps contenus par le prestige d'une grande renommée, se sont trouvés réunis pour juger sévèrement un livre où la haine et l'amertume semblaient vouloir percer encore à travers les ombres de la mort? Quel accueil les survivants du grand règne auraient-ils fait au manuscrit diffamatoire de Saint-Simon, si un heureux hasard ne l'avait enseveli durant un siècle dans les cartons des Affaires étrangères?

Aujourd'hui toutes les victimes de M. de Chateaubriand ont payé leur dette à la nature, et le scepticisme qui nous envahit a tout au moins profité à notre sang-froid. Le moment semble donc favorable pour juger le tableau où respire, dans une vérité si pittoresque, la figure la plus tourmentée de notre temps, et pour chercher, dans les dispositions natives de l'homme privé, le commentaire des écrits et des actes de l'homme public. Un tel travail m'attire, parce qu'en ayant, pour apprécier cette longue carrière, l'obligation de revenir sur des jours moins sombres que les nôtres, j'échapperai passagèrement aux soucis de l'heure présente, et que je pourrai, du fond d'un cœur breton, évoquer le grand enchanteur sous les chênes de l'Armorique dont l'ombre protégea ses premiers rêves.

Entre tant de mémoires dont s'honore notre littérature, aucuns ne provoquent une impression semblable à celle que cause la lecture des Mémoires d'outre-tombe. On n'est point ici en présence d'un journal écrit en suivant le cours des événements, car ce long travail se compose principalement d'additions ou de refontes opérées à des dates diverses, et dans lesquelles se reflètent des émotions mobiles comme la pensée et le sort de l'écrivain. Ce livre est encore moins un monument historique où la série des faits se déroule dans une systématique unité; ces Mémoires ne sont pas non plus des confessions, car l'auteur ne s'inspire ni de saint Augustin, ni de Rousseau, étant for éloigné de la contrition de l'un, mais demeurant toujours étranger à l'ignoble cynisme de l'autre. Ce qu'il faut y chercher et ce qu'on y rencontre, en effet, c'est la révélation complète d'une personnalité pétrie de contrastes, dans laquelle les petits défauts n'ont guère moins de relief que les grandes qualités, tant la passion les accentue et les relève; monument étrange où l'on croit voir le Moïse de MichelAnge priant sur la montagne en écoutant tous les bruits de la terre, et prêtant l'oreille aux foudres de la presse plus qu'à celles du Sinai.

On prendrait l'idée la plus fausse de la physionomie de l'illustre écrivain si l'on se bornait à l'étudier dans ses grandes conceptions littéraires. Elle ne se révèle ni dans l'Essai sur les révolutions, ni dans le Génie du Christianisme, ni dans les Martyrs, qui sont des thèses; on ne la retrouve pas davantage dans les brochures politiques de l'auteur, qui sont le plus souvent des pamphlets inspirés par des impressions fugitives: la lecture attentive des Mémoires permet seule de comprendre la dualité de cette nature dogmatique et primesautière, descendant des divins ravissements du génie aux plus tristes calculs de la vanité, assez noble pour sacrifier tous ses intérêts, assez mesquine pour s'inquiéter des rivalités les plus obscures, et plus capable de générosité que de justice.

Quelques pages de ce livre en apprennent plus sur M. de Chateaubriand que l'étude des divers personnages dans lesquels on a pu croire qu'il avait entendu se peindre. Combien sa première jeunesse n'apparaît-elle pas sous un jour plus vrai, plus sain et même plus original, au début des Mémoires, que dans l'écrit fameux où, sur une donnée malheureuse, se déroule un récit beaucoup plus éloquent que dramatique! Le René de l'Armorique laisse, à mon avis, fort loin derrière lui le René des forêts de la Louisiane par la séve de vie qui circule en son sein, et je place au rang des plus belles pages de l'auteur celles qu'il a consacrées à décrire les premiers appels de la muse dans le vieux manoir où un malingre adolescent, sollicité par elle, poursuit de nuage en nuage les ardentes chimères

évoquées par son cœur. Je tiens ces pages-là pour supérieures par la vérité aux lamentations monotones, quoique magnifiques, d'un jeune hypocondriaque s'exilant au désert pour d'indéfinissables souffrances, et je reste froid devant un état provoqué par une disposition physiologique plutôt que par le mouvement ordinaire des passions humaines.

Quel tableau vivant, au contraire, que celui de cet enfant débraillé boxant avec les petits polissons sur les quais de sa ville natale, puis suspendant ses jeux pour écouter, dans une sorte de muette extase, la voix de la mer lui révélant les premiers mystères d'un monde inconnu! Quelle peinture que celle de la sombre demeure où toute la famille tremble sous la main d'un chef qui s'inquiète moins de la tendresse de ses enfants que de ses devoirs envers sa maison, et qu'on vénère faute de pouvoir l'aimer! Quelle pittoresque peinture de tout ce monde disparu, où l'orgueil de race soutenait sans fléchir, contre la pauvreté, l'une de ces luttes dont les générations nouvelles ont perdu le respect et jusqu'à l'intelligence! Rencontre-t-on dans tout l'œuvre de Rembrandt une tête plus accentuée que celle du fier gentilhomme dévoré par la seule pensée de relever l'éclat de son nom, et foulant sous son talon l'enfant que l'avenir réserve à cette mission-là? Greuze, dans ses plus charmantes créations, a-t-il approché du type de cette sœur accomplie, sainte victime enfin vengée de toutes les curiosités calomnieuses, et dont la mémoire déflorée s'est relevée à l'heure même où la vérité a soufflé sur le roman? En décrivant les souvenirs de son enfance, écoulée dans un canton obscur de la Bretagne, l'incomparable artiste peut affronter le parallèle avec les maîtres les mieux doués, pour la chaleur des tons comme pour l'élévation idéale. Il n'y a rien de plus éthéré dans les toiles de Claude Lorrain que ces couchers du soleil dans les bois de Combourg, perçant le dôme des grands chênes pour s'éteindre dans les roseaux tremblotants des marécages. Je ne sais pas d'ouverture plus en rapport avec le drame d'une vie aventureuse, que cette navigation silencieuse sur un lac brumeux où l'écolier rêveur va chaque soir saluer les hirondelles se rassemblant pour leur migration lointaine, << enviant l'heureux sort de ces oiseaux voyageurs qui ne sèment ni ne labourent, et qui, bien différents des hommes sur la terre, traversent les plaines du ciel sans y laisser les marques de leur passage.» Une telle peinture me semble beaucoup plus vraie que celle des tortures de René, ce Job prétentieux fuyant le monde on ne sait pourquoi, et dont quelques paroles sensées, prononcées par un vieux sauvage et un vieux missionnaire, suffisent pour dissiper les étincelantes bulles de savon.

Voyez ce pâle adolescent, longtemps protégé contre le trouble de

ses sens par toutes les puissances réunies de la religion et de la pudeur; suivez à Dol, à Rennes, à Dinan, l'élève impassible dont l'inertie résiste à tout travail comme à toute règle, mais qui, sans qu'aucun de ses maîtres le soupçonne ou s'en inquiète, s'est assimilé déjà les principaux poëtes classiques, par la plus rare puissance de mémoire; observez-le, durant ses vacances, dans la froide demeure. où, hors sa mère qui le plaint et une sœur chérie qui le devine, on ne compte pas plus avec lui qu'avec l'un des quatre chiens qui ont leur place marquée à la porte du château; voyez-le occupant chaque soir la sienne à peu près au même titre, et sans dire mot, dans l'ombre du vaste salon, jusqu'à l'heure, si ardemment souhaitée, de la séparation journalière, et vous penserez sans doute qu'il n'y a point à s'arrêter à cet écolier maussade, duquel personne ne s'occupe, et qui ne s'occupe de personne. Mais si vous pénétrez au delà de cette terne surface, vous pourrez entrevoir déjà, sous la carapace de ce cancre de génie, les premières étincelles du feu qui va bientôt l'illuminer. Indifférent et comme étranger au monde social dans lequel il occupe si peu de place, François de Chateaubriand entretient avec la nature un commerce dont il a seul le secret, et celle-ci lui parle par la voix des orages comme par la splendeur des nuits sereines. Souvent il met Lucile en tiers dans ces entretiens solitaires; et lorsque, pénétrant avec son guide au sein d'harmonies mystérieuses, sa sœur lui dit un jour: Tu devrais peindre tout cela, le poëte tressaille sous le coup de cette révélation et pousse le cri du Corrége.

Mais si, dès le premier éveil de son génie, il est possible de pressentir l'avenir du jeune artiste, il est encore plus facile, à son premier pas dans la vie, de prévoir quelles insurmontables épreuves y réserveront à l'homme privé l'hésitation de ses vues, l'inconstance de ses goûts et la soudaineté de ses résolutions; et déjà la plus vulgaire sagacité peut pressentir pour le cours de cette carrière une longue suite de tentatives avortées.

Après avoir subi ses examens de marine, le futur aspirant est à Brest, attendant son brevet. En se vouant au service maritime, il paraît avoir trouvé sa voie véritable, puisque cette noble profession ouvre l'univers devant lui. Il s'éveille un jour au bruit du canon, mêlé aux acclamations d'une population immense accourue sur les remparts pour saluer la glorieuse flotte qui vient de nous donner enfin en Amérique la revanche attendue depuis vingt ans. Cette entrée triomphale est décrite, au tome Ier des Mémoires, avec la plus chaleureuse émotion. On a sous les yeux le spectacle de cette grande rade couverte de pavois et de feux; on voit aborder d'un air joyeux ces hommes au front bruni, ces mutilés des guerres d'Amérique et des Indes, devant lesquels chacun s'incline. Reconnu par d'anciens ca

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