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mille ans de l'existence de Dieu', et cette existence est encore un problème. Aujourd'hui plus que jamais, elle est niée et controversée. Que conclure de ces éternelles divisions, sinon l'éternelle impuissance de l'homme à saisir des vérités qui sans cesse se dérobent à son étreinte?

« Montrer présentement, dit M. Littré, que causes premières et causes finales sont placées en dehors de l'esprit humain, et que la recherche en doit être abandonnée, est un lieu commun. L'expérience en témoigne depuis tant de siècles que les génies les plus profonds agitent ces insolubles questions, elles n'ont pas fait un pas, et le fond même est toujours en débat comme le premier jour. C'est faire preuve de faiblesse que de s'essayer à un labeur qu'on ne peut accomplir. »

Rien ne semble, nous l'accordons, plus sage et plus naturel pour l'esprit humain que d'abandonner la recherche de vérités sur lesquelles, après de longs siècles d'étude et de discussion, les intelligences les plus élevées n'ont pu parvenir à aucune solution définitive; mais c'est alors au scepticisme, au positivisme, de nous expliquer comment il ne l'abandonne pas, comment tous persistent à s'engager dans une voie dont nul n'a jamais touché le but, comment enfin l'homme n'a pas rangé ces questions au nombre des chimères, et ne les a pas reléguées dans l'oubli, avec la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel et la pierre philosophale?

Renoncer à la vérité morale, à cause de la division des esprits, c'est là une solution bien simple en effet; mais comment sa simplicité même n'a-t-elle pas mis M. Littré en garde contre elle? Croit-il être le premier qu'ait frappé la division philosophique, et s'imaginet-il par hasard que l'objection soit nouvelle? Si l'abandon de la vérité morale résolvait le problème, le scepticisme, qui n'est autre que cet abandon, ne l'aurait-il pas dès longtemps résolu?

Mais vainement les sceptiques de tous les temps l'ont-ils voulu décourager de la vérité, jamais l'humanité n'a abdiqué cette recherche, jamais elle n'a renoncé à sonder ces problèmes, et sa persistance à les agiter n'est certes pas un fait moins frappant ni moins considėrable que celui de son impuissance à les résoudre. Ne tenir compte. que de l'un des deux, c'est donc se vouer inévitablement à l'erreur.

« Que l'homme, dites-vous, renonce à résoudre les questions métaphysiques, et il trouvera la paix. » Mais ne voyez-vous pas que c'est lui demander précisément ce qui lui est impossible? Il ne tient pas à 1 M. Caro, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1865, p. 352. « La philosophie a vécu 2,000 ans et elle n'est pas arrivée à une seule solution acceptée et détinitive. »

Paroles de philosophie positive, p. 27.

lui que la question ne soit posée, et cela étant, de quelque façon qu'il s'y prenne, à quelque parti qu'il s'arrête, il la résout par cela même qui n'est pas dogmatique est forcément sceptique; nul ne peut demeurer neutre, pas plus les positivistes que les autres. N'est-ce donc pas l'essence même du scepticisme, que cette impuissance de la raison qu'ils allèguent, et que cette invincible ignorance de la vérité qu'ils professent?

L'homme est libre de choisir comme il l'entend, mais il est contraint de choisir. Comment donc, en une matière qui lui importe si fort, se décidera-t-il sans épouvante et sans réflexion? Vouloir qu'il abjure le souci des choses éternelles et l'inquiétude de son sort futur, c'est vouloir qu'il cesse d'être homme.

Loin de là, tous ses efforts tendent à résoudre avec certitude la grande question qui s'impose à lui par le seul fait de son existence et de sa condition en ce monde; quelque terrain qu'il explore, il y cherche la trace de son origine; quelque science qu'il approfondisse, il lui demande le secret de sa destinée. Lors même qu'il semble le plus éloigné des régions infinies, qu'il raisonne de l'hétérogénie ou de la transformation des espèces, qu'il compte les vertèbres du singe ou qu'il exhume les cités ensevelies sous les eaux, à l'ardeur qui l'anime, à l'anxiété de sa recherche, à l'âpreté de sa discussion, on devine aisément sa secrète préoccupation, et l'on reconnaît qu'au fond c'est toujours la même question qui l'inquiète, l'agite et la passionne, c'est toujours sur le même problème qu'il interroge les mystères de la nature ou les vestiges des siècles écoulés. Le débat se déplace, se transforme, se déguise, il ne cesse jamais un instant.

Si parfois l'âme humaine se laisse quelque temps séduire aux molles négations d'un scepticisme courtisan assidu de toutes ses défaillances, elle se réveille bientôt et secouant ces funestes doctrines comme on s'arrache à l'obsession d'un mauvais rêve, elle se révolte, elle se relève, elle aspire en haut, et combat de toute son énergie pour la défense de ses foyers éternels.

Avouons-le cependant, les détracteurs de la raison ont beau jeu et une vaste carrière s'ouvre devant eux. « Il n'est chose si étrange et si peu croyable qu'elle n'ait avancée1,» aberration dans laquelle elle ne soit tombée, erreur, sophisme, paradoxe qu'elle n'ait soutenu; ceux qui l'accusent d'être aveugle, mobile, fantasque et veulent appuyer leur dire, n'ont parmi les preuves que l'embarras du choix; sa folie n'est pas un mystère, elle crève tous les yeux. Le thème en est si fécond et si riche, qu'il a tenté l'éloquence de nos plus grands écrivains. On connaît les formidables réquisitoires qu'ont

1 Descartes, De la Méthode, p. 13.

dressés contre la raison Montaigne, Pascal, Huet, Lamennais, et tant d'autres, et quoi qu'ils aient dit, ils n'ont pu tout dire.

Et cependant, de même que l'homme persiste à chercher la vérité, malgré l'éternelle division des esprits, il se fie invinciblement en la raison, malgré leur éternelle folie. Cette infidèle, il lui demeure inviolablement fidèle, cette mensongère, il la croit jusqu'à la mort; il s'élance tête baissée dans l'éternité qu'elle lui affirme, plutôt que de manquer à la loi qu'elle lui impose. Toutes les erreurs qu'on allègue, tous les griefs qu'on accumule contre la raison, ne font que rendre plus frappante et plus incompréhensible l'inébranlable confiance qu'elle obtient.

Cette inconcevable simultanéité, cette étrange coexistence des contraires, cette sublime sagesse et cette insigne folie, d'une part, tant de motifs de douter, de l'autre, une si invincible certitude, voilà ce dont il faut rendre compte, sans quoi on n'a rien fait; qui m'explique que l'un des deux n'explique rien.

Pascal a signalé le problème sans le résoudre. « La raison, a-t-il dit, confond les dogmatistes, et la nature confond les pyrrhoniens. >>

Or la nature, en matière de croyance et de certitude, n'est encore visiblement que la raison. Pascal a donc accusé avec amertume cette contradiction qu'il a pour ainsi dire lui-même personnifiée, car il a été tout ensemble le plus passionné détracteur de la raison et son plus héroïque témoin, son plus rude adversaire et son plus puissant avocat. Il n'y a reproche qu'il lui ait épargné ni sacrifice qu'il lui ait refusé; il a contesté le droit et la certitude de ses plus évidentes assertions, et accepté, sur son témoignage, les plus impénétrables mystères; il a tenu enfin, par une généreuse contradiction, que la raison étant impuissante, la vérité est néanmoins certaine.

Depuis qu'on écrit de la philosophie, certains philosophes ont sans cesse proclamé la puissance, la force, la certitude de la raison et la validité de son témoignage, tandis que d'autres ont accusé sa faiblesse, sa mobilité, ses erreurs et l'incertitude de tout ce qu'elle affirme, les uns et les autres avec un éclat, une énergie, une évidence qui rendraient chacune de ces démonstrations absolument décisive, si l'on n'avait à lui opposer l'autre.

Que depuis deux mille ans on ait soutenu les deux thèses avec une égale vraisemblance, sans que ni l'une ni l'autre ait pu jamais prévaloir, cela prouve suffisamment que toutes les deux sont véritables. On comprend d'ailleurs que si la raison n'était que sage, ou bien si elle n'était que folle, toute démonstration à ce sujet serait entièrement superflue. Il faut donc conclure de cette impuissance où chacune des deux affirmations est demeurée de détruire et d'absorber

l'autre, que la raison est en effet aveugle et clairvoyante, mobile et certaine, et que nulle théorie n'est véritable qui ne rend pas compte de tous les faits, et n'explique pas comment elle est à la fois l'un et l'autre.

Si un astronome nous donnait des mouvements de la Terre et du Soleil une théorie qui, expliquant le phénomène du jour, laisserait incompréhensible celui de la nuit, s'il nous affirmait que la position respective de ces deux astres est toujours la même, alors que nous en voyons des effets variables: le véritable mouvement solaire, lui dirions-nous, produit alternativement le jour et la nuit, la clarté et l'obscurité; tout système qui ne rend pas raison de ces deux effets est nécessairement erroné; et si, pour justifier sa théorie, cet astronome prétendait nous persuader qu'il fait jour sans cesse ou bien constamment nuit, c'est très-justement que nous nous ririons de lui et d'un système qui, ne pouvant s'accommoder des faits, trouve expédient de les supprimer.

C'est ainsi que toute théorie qui représente la vérité morale comme produisant uniquement dans les esprits soit le doute, soit la certitude, est fausse par cela même, car il ne s'agit pas seulement de faire voir comment le doute ou la certitude est légitime, mais d'expliquer comment l'un étant vrai, évident, démontré, l'autre peut néanmoins subsister.

Si le scepticisme, qui a tenté beaucoup de grandes intelligences, n'en a néanmoins satisfait aucune, c'est qu'il n'est qu'une solution apparente et superficielle de ce problème, c'est qu'il ne triomphe pas de cette contradiction qu'on reproche à la raison. Il témoigne de sa faiblesse, de sa mobilité, de son impuissance; il ne rend aucun compte de sa force, de sa fixité, de sa certitude. Il nie que le dogmatisme, n'étant pas universel, puisse être évident et pas plus que le dogmatisme, il n'est universel. Il y a dit-il deux mille ans que l'on discute de l'existence de Dieu sans l'avoir établie; soit, mais aussi sans l'avoir vaincue. Il y a deux mille ans qu'elle résiste à toutes les attaques.

En niant la réalité de l'évidence, le scepticisme explique bien qu'on doute, il n'explique pas qu'on croie, qu'on rejette le vérité, non pas qu'on l'accepte; il retourne la question, il ne la détruit pas, il en est l'autre côté, non pas la solution.

« Si l'évidence existait en disputerait-on, nous dit-il; contestet-on que le visible se voie1? » Mais s'il a le droit de demander aux dogmatistes comment, étant certain, on demeure néanmoins divisé, c'est vainement qu'à son tour on le somme d'expliquer comment, étant divisé, on demeure néanmoins certain?

1 M. Renouvier, Deuxième essai de critique générale.

Il est vrai que partout ailleurs la division détruit la certitude; mais ce qui constitue le problème, c'est précisément qu'ici elle ne la détruit pas.

S'il nous oppose l'unité de la science, nous ne la lui opposons pas avec moins de force et de droit : « Tout ce qui dans les sciences est controversé demeure douteux, nous dit-il. >> Eh bien, oui, le doute scientifique est universel, et le doute philosophique ne l'est pas; c'est donc aux sceptiques de nous dire d'où vient la différence?

Quel que soit l'entêtement des savants pour leurs systèmes et si despotiquement routinières que se montrent souvent les écoles, on ne voit personne rester définitivement en arrière; ni l'infaillibilit d'Aristote, ni le système de Ptolémée n'ont conservé de partisans; dites-nous donc d'où vient, qu'en dépit de vos démonstrations, Dieu et l'âme en comptent toujours, et en si grand nombre? d'où vient que vous ne parvenez point à faire régner vos négations, à les établir dans les esprits? « Si elles étaient évidentes, en disputerait-on, conteste-t-on que le visible se voie?» dirons-nous à notre tour.

Tout ce que vous opposez aux dogmatistes, ils ont droit de vous l'opposer également; vous n'êtes pas moins qu'eux tenus de résoudre le problème de la division des esprits, et pas plus qu'eux vous ne le résolvez.

- Mais, nous dit-on, le scepticisme n'a pas besoin de se démontrer, il n'est autre que la négation de la certitude, il est donc démontré par cela seul que la certitude ne l'est pas, c'est-à-dire qu'elle ne s'impose pas à tous les esprits.

Rien de plus arbitraire que ce raisonnement. Le doute et la certitude se partagent les âmes, dites-vous, donc le doute seul est légitime. -Le jour et la nuit se partagent la durée, donc il fait toujours nuit; que vous semblerait de cette logique?

Il est bien clair que tous les deux ne peuvent être vrais, mais il ne l'est pas moins que l'un des deux l'est certainement, car de toute nécessité, la vérité est évidente ou elle ne l'est pas. Ce qu'il est juste d'en conclure, ce n'est pas la légitimité du scepticisme, c'est qu'à l'opposé des vérités scientifiques la vérité morale, quelle qu'elle soit, scepticisme ou certitude, est évidente sans s'imposer, certaine sans être universelle.

La vérité est connue, elle est claire, démontrée, évidente, elle s'impose à beaucoup d'esprits, elle ne s'impose pas à tous. Voilà ce que l'expérience nous contraint d'admettre et ce que la raison nous somme d'expliquer.

Oui, mais c'est précisément là ce qui est impossible; les uns

10 OCTOBRE 1874.

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