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dans les plus nobles régions de la pensée, elle était femme, de nature nerveuse, et se sentait gagner peu à peu, malgré elle, par une mystérieuse terreur dans cette obscurité hantée par tant d'ombres et de souvenirs; elle étudiait cette faiblesse avec cette ténacité anglaise qui se roidit contre les surprises des sens; elle était donc résolue à ne quitter la crypte pour remonter au jour qu'après avoir vaincu sa frayeur, quand un soupir répercuté par la sonorité des voûtes vint accroître son émotion.

Arabelle avait fait, en arrivant, le tour de la crypte; lentement, en côtoyant les murs, elle avait suivi le pavé de vieille mosaïque, les dalles couvertes d'inscriptions, et elle s'était promenée dans l'intervalle des colonnes qui supportent la voûte. Il n'y avait personne là. D'où s'exhalait donc ce soupir?

Après avoir chassé les idées, malgré elle, superstitieuses, qui se heurtaient dans sa tête, madame Lawson se souvint de n'être pas entrée dans la dernière chapelle, une des plus curieuses pourtant, car elle a été le retrait de la dernière sachette peut-être qui se soit fait murer dans un réduit pour y consacrer sa vie à la pénitence.

Le souvenir de la visite qu'elle avait faite autrefois à cette demeure de Marguerite Labare, enterrée en 1692 dans cette même chapelle qu'elle avait habitée neuf ans, revint à madame Lawson; elle avait été vivement intéressée par ce fait d'une sachette s'enterrant toute vivante au dix-septième siècle, et elle s'était enquise de la personnalité de Marguerite Labare; elle n'en avait rien appris de plus que ce qu'en dit aux visiteurs l'inscription de sa dalle tumulaire, placée au milieu de sa cellule.

Ce soupir, et le lieu d'où il s'exhalait, rejetèrent madame Lawson dans cette frayeur dont elle rougissait un instant auparavant; mais elle dompta l'instinct qui tournait ses pas vers l'entrée de la crypte, et, pâle, s'appuyant aux colonnes dont le contact poli glaçait ses mains tremblantes, elle s'achemina d'un pas de fantôme vers le réduit de la sachette.

Son courage fut récompensé. Une forme humaine était à genoux sur la dalle tumulaire; madame Lawson se pencha vers elle, et jela un cri en reconnaissant Bénédicte.

Ce fut intuition sympathique, plutôt que claire vue, qui les unit dans une étreinte longtemps silencieuse. Bénédicte fut la première à relever son amie, qui s'était agenouillée à ses côtés :

C'est Dieu qui vous envoie, lui dit-elle, vous qui savez à quel point j'ai été coupable, et qui seule pouvez apprécier la dureté et aussi la justice de ma punition.

Coupable, ma chère éprouvée! s'écria madame Lawson.

Ne me laissez dire dans cette cellule que des paroles dignes

d'y être prononcées, poursuivit Bénédicte. J'y suis venue, non pour y pleurer en paix, mais pour y enterrer cet instinct d'égoïsme qui m'a fait chercher le bonheur; comme si je n'étais pas de ces êtres voués dès leur naissance à quelque chose de plus grand que la poursuite des sentiments ordinaires. Je souffre justement, oui, pour avoir voulu faillir à ma destinée. Est-ce que je m'appartenais? Est-ce que je ne devais pas rester vouée aux miens, comme une religieuse l'est à Dieu? J'avais si bien conscience de ce que je leur enlevais, que je leur ai fait mystère de... mes desseins. Ah! cette dissimulation, que Dieu a punie, leur épargne du moins le chagrin de pleurer sur moi!

-Sortons d'ici, dit Arabelle. Je suis navrée de vous entendre parler de vous-même si froidement; j'aimerais mieux vous voir vous débattre sous la douleur, vous entendre pleurer et sangloter comme tout à l'heure.

- Aurais-je crié? dit Bénédicte. Je n'en ai pas conscience. Je sais bien que je suis venue me jeter là pour y offrir mon dernier sacrifice, pour y combattre ma dernière lutte, non pas contre le chagrin ou le dépit... mais contre le désir d'imiter celle qui repose lå. Heureuse entre toutes, car elle a pu mettre ce mur entre elle et le monde extérieur!... Ah! quelle vie, madame, que celle que Marguerite Labare a pu mener ici pendant neuf ans! Ces murailles muettes m'ont parlé du bonheur de la solitude avec Dieu, de la paix que verse la prière, de la douceur du renoncement à tout commerce humain !

Ingrate! je vous aime!... Et votre père?

- Qui, répondit Bénédicte en se jetant sur l'épaule de madame Lawson, emmenez-moi d'ici.

Elles traversèrent la crypte, et quand elles furent remontées dans la cour du Calvaire, madame Lawson regarda Bénédicte, et s'étonna de ne lui voir les yeux ni rougis ni gonflés par les larmes. Un peu de pâleur sur sa figure amaigrie, une pupille trop brillante sous des paupières chargées des teintes bleuâtres qui cernent les teints de blonde, telles étaient les seules traces visibles de son émotion.

Arabelle la mena s'asseoir sur la marche de la grille qui ferme le Calvaire:

- Reposons-nous ici un instant, lui dit-elle; le grand air vous fera du bien, car vous avez la fièvre, mon enfant.

— C'est que j'ai joué trop longtemps de l'orgue pour répéter ma messe de demain, répondit simplement Bénédicte.

- Quoi! c'est vous que j'ai entendue dans l'église? s'écria madame Lawson. Vous comptez tenir l'orgue demain?... Mais c'est trop présumer de vos forces! et, permettez-moi de vous le dire, cette ré

solution est trop spartiate, trop farouche, pour que je ne vous accuse pas d'un peu d'orgueil.

De l'orgueil?... Soit, répondit Bénédicte avec douceur. Alors, comprenez-moi tout à fait. Je n'ai pas voulu faire parade de stoïcisme, mais comment aurais-je refusé à Hermance, qui m'en a priée, de tenir l'orgue à sa messe de mariage?

Cette petite fille est une sotte, décidément, dit Arabelle.

Non, madame; c'est une enfant trop occupée d'elle-même pour savoir scruter le cœur d'autrui. Dieu la garde de cette amère science qui met à nu des abîmes!

Mais deviez-vous accepter?

Le moyen de refuser?... D'ailleurs, vous m'avez accusée d'orgueil, et ce n'est pas à tort. Je mets le mien à broyer dans mon cœur toute trace du passé, à m'élever au-dessus de toute basse rancune; et si j'ai cédé à cette faiblesse qui m'a fait cacher au fond du retrait de la sachette les dernières convulsions de mon désespoir, c'est afin de l'user tout à fait. N'ayez nulle crainte, madame, j'aurai demain tous mes moyens d'exécutante: je vous réponds de moi. - Et cet homme sans cœur!... ne pouvait-il s'opposer à ce qu'on vous imposât cette horrible tâche?

Vous voulez parler de M. du Quesnay, madame? répondit Bénédicte. Ne croyez pas que je l'accuse aussi vivement que vous le faites.

Mais c'est trop d'abnégation à la fin! s'écria madame Lawson. A vous entendre, vous seule seriez coupable!

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Madame, n'attendez pas de moi ces plaintes banales dont abusent les gens déçus. M. du Quesnay s'est comporté en tout ceci selon la logique de son caractère; c'était à moi qu'il appartenait de l'apprécier avant de lui livrer mon cœur. Là où les âmes délicates savent choisir, je me suis abandonnée au premier entraînement qui m'a sollicitée. Ah! que n'ai-je plutôt continué de donner à mon âme, avide d'épanchement, l'aliment de cette correspondance intime que je vous adressais!

Arabelle prit la jeune fille dans ses bras :

- C'est vous qui étiez mon Irène? lui dit-elle en l'embrassant. Pourquoi ne me l'avoir pas avoué plus tôt? Je vous comprenais si bien, je vous aimais tant déjà avant de vous connaître!

- Pourquoi? parce que je vous avais écrit d'abord sous l'impression d'un ardent besoin de sympathie. Vos livres m'avaient fait du bien, et j'espérais que mes lettres me seraient comptées comme un gage de connaissance préliminaire, le jour où je vous avouerais, chez madame du Quesnay, que je vous avais écrit sous mon second prénom je m'appelle Bénédicte comme ma mère, et Irène,

parce que j'ai été baptisée dans cette église, consacrée à saint Irénée..... Mais lorsque vous êtes arrivée, je n'ai plus osé me révéler à vous; car il n'y a pas de demi-confidences, et j'étais déjà sur cette pente qui m'a jetée de si haut où vous me voyez... au fond d'un précipice!

- Bénédicte, vous l'avez très-bien dit: il n'est pas de demi-confidence, reprit madame Lawson. J'ai besoin de savoir si je dois mépriser tout à fait Émile. Comment s'est faite votre rupture?

- Elle a eu lieu en principe dès le jour où il s'est établi à Lyon. Je la lui avais proposée quinze jours après, en voyant son langage, ses manières, transformés. Il me parlait toujours de ses projets, mais sur un autre ton. Ne me forcez pas à reprendre une à une ces phases de l'agonie d'un sentiment, agonie sans noblesse, pendant laquelle son affection ne se réveillait que sous le coup de la liberté que je lui rendais sans cesse. J'étais ignorante alors de ces compromis du cœur, de ces dépits d'amour-propre qui ramènent un homme incertain; puis, après les aveux qu'Hermance me fit un soir, je rompis décidément, par ambassadeur, de façon à ne pas perdre dans un débat personnel la dignité de ma résolution. Trois mois après, il menait madame du Quesnay demander officiellement la main de mademoiselle Labourier. Voilà mon triste roman, où vous ne trouverez rien, madame, qui puisse vous donner de quoi alimenter un des vôtres.

- Quoi donc! dit Arabelle, pensez-vous qu'il soit si commun d'accepter, comme vous le faites, un manque de parole si odieux?

-Ce n'est pas de M. du Quesnay que j'ai à me plaindre, madame, mais de mon propre cœur. Devait-il battre des émotions interdites aux filles qui ont charge de famille?... Suis-je même réellement à plaindre?... Mon père m'aime et j'ai cette gloire de pouvoir lui être utile, vous me témoignez de l'amitié; je vis dans des lieux qui me sont chers, je puis contempler à vos côtés ce beau paysage qui est là. Vous ne l'avez pas regardé? Levez-vous, madame! Voyez par delà ce Calvaire qui domine la montagne, voyez, tout en bas, Lyon, la Saône, le vaste Rhône et les plaines du Dauphiné, avec les Alpes à l'horizon. A nos pieds, tout ce bruit, cette agitation des passions et des intérêts humains que nous considérons du bas de cette croix! Eh bien, ce spectacle, je ne le regarderai plus jamais que de cette hauteur. Je marcherai dans ces rues sans y voir et y entendre personne, puisque je suis condamnée à les traverser pour gagner le pain de ma famille; mais je serai une sachette sans cellule, et désormais mon cœur sera muré!

La fin au prochain numéro.

S. BLANDY.

DU SCEPTICISME

Prétendre que la division des esprits est légitime, en d'autres termes, que la raison est individuelle, c'est nier toute raison comme toute évidence; affirmer d'autre part l'unité de la raison, c'est affirmer l'unité des doctrines qui visiblement n'existe pas.

La contrainte de l'évidence et la liberté de la négation, la possession de la certitude et l'existence de la division sont des faits dont la notion semble contradictoire, et dont la coexistence est cependant incontestable. Expliquer cette coexistence, en détruire l'apparente contradiction, tel est donc le problème que toute philosophie quelle qu'elle soit est tenue de résoudre avant d'avoir le droit de rien affirmer.

La philosophie dogmatique de notre temps, détruisant, nous l'avons vu, ses assertions l'une par l'autre ne craint pas d'affirmer tout à la fois que l'évidence contraint la raison et que la raison résiste à l'évidence. C'est la cause du discrédit où elle est tombée, d'avoir affirmé l'évidence sans rendre compte de la division et revendiqué la certitude sans en légitimer la possession. Elle a ainsi conduit un grand nombre d'intelligences à chercher dans le scepticisme un refuge contre la contradiction, à nier l'un des termes de la question, faute de les pouvoir concilier.

L'unité des esprits étant le résultat logique et naturel de l'évidence, la solution qui s'offre tout d'abord du problème de leur division, c'est en effet le scepticisme, c'est la pensée que « les vérités morales n'ont ni la rigueur ni l'absolue évidence des vérités scientifiques', qu'elles ne sauraient s'imposer aux esprits sévères et exigeants. » Tandis que partout ailleurs, nous dit-on, les esprits sont uns et d'accord, ils demeurent au sujet des vérités morales irrémédiablement divisés en dépit des plus sincères et des plus persévérants efforts. La philosophie, de son propre aveu, discute depuis deux 1 M. Caro, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1865.

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