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cision contraire à tous les principes, et qui introduit dans le droit public un précédent des plus dangereux. J'ai reconnu la thèse périlleuse de l'assurance par l'État contre tous les fléaux, thèse communiste, destructive de l'initiative du citoyen, de la prévoyance, de l'effort individuel, et, en quelque sorte, du sentiment de la défense personnelle. L'État répare ses ponts, ses routes, ses forteresses, ses monuments. Il ne doit à personne la réparation des propriétés privées dévastées par le fléau de la guerre, non plus que la réparation des préjudices causés par les autres fléaux, par la grêle, la gelée, l'inondation, le philloxera ou les sauterelles. Où s'arrêter, d'ailleurs, dans cette voie? N'y a-t-il eu de dévastations de la guerre que sur les propriétés bâties et les meubles qui les garnissaient? Faudra-t-il indemniser aussi les commerces qui ont souffert, les ouvriers qui ont chômé, les spéculateurs qui se sont ruinés, les fabricants qui ont fermé leurs ateliers, les négociants, bien plus malheureux que les propriétaires, qui ont été précipités dans la faillite? Tous pourraient invoquer le même principe de réparation par l'État des désastres du fléau de la guerre.

Res perit domino. La chose qui périt est perdue pour son maître, dit la maxime du droit romain. Il y a, dans le vieux droit maritime de toutes les nations, depuis les Rhodiens et peut-être les Phéniciens, un double principe qui est encore plus saisissant. C'est la distinction des avaries communes et des avaries particulières. Toutes les fois qu'un sacrifice volontaire est accompli par le capitaine dans un intérêt commun de préservation, qu'un mât est coupé, qu'une ancre est abandonnée avec sa chaine, qu'une partie de la cargaison est jetée à la mer pour soulager le navire qui menace de couler, c'est l'avarie commune. Le dommage se répartit entre tous les intéressés au moyen d'une contribution proportionnelle. Toutes les fois, au contraire, que l'accident est fortuit et qu'il n'y a pas eu de sacrifice volontaire, c'est l'avarie particulière; chacun supporte le dommage de sa chose et la maxime romaine reprend son empire: Res perit domino. Après un naufrage, chacun recueille ses épaves. Le négociant, qui a sauvé ses cotons, n'a pas à contribuer à la perte du sucre fondu ni à celle du navire brisé. Rien de plus profondément juste que cette distinction.

Je m'excuse de rappeler la métaphore bien surannée du vaisseau de l'État, mon argumentation me l'impose. Le gouvernement, représenté par le général d'armée ou le commandant de la forteresse, est le capitaine. S'il ordonne des destructions de propriétés dans l'intérêt de la défense commune, point de doute, la justice exige une répartition du dommage sur la masse. C'est le sacrifice volontaire,

c'est l'avarie commune1. Mais l'État ne doit rien, absolument rien aux intérêts privés qui ont souffert des accidents et des hasards de la guerre.

J'ai parlé du danger du précédent. C'est, je l'avoue, la considération dont je suis le plus touché. Que l'opinion, dont le travail a été trop visible dans plusieurs décisions de l'Assemblée, empreintes d'une bienveillance qui va jusqu'à la mollesse, cette opinion que les dévastations de la guerre donnent ouverture à une action d'indemnité contre l'État, vienne à prévaloir définitivement, d'abord les intérêts privés redouteront moins la guerre, et ce sera déjà un résultat funeste. Il est bon que la guerre ne perde pas, aux yeux de tous, son caractère de fléau. Ensuite, chacun défendra moins sa propriété pendant la guerre elle-même, et ce sera un encouragement à toutes les couardises. Enfin, et surtout, la civilisation de la guerre reculera. Les entreprises contre les propriétés privées étant des entreprises contre l'État responsable, l'humanité n'aura plus de scrupules et les dévastations systématiques sembleront légitimées. A travers bien des exceptions cruelles, on peut cependant constater avec satisfaction un certain adoucissement graduel des mœurs de la guerre. Nous ne sommes plus, grâce à Dieu, aux temps où le vainqueur vendait les captifs comme esclaves, en s'emparant de leurs propriétés, ni à ceux où il livrait les villes au pillage. L'idée du respect de la propriété est en progrès et s'établit de plus en plus dans le droit des gens. C'est au nom de cette idée que je proteste contre les molles complaisances qui n'ont pas craint de mettre des désastres privés à la charge des finances de l'État.

ALFRED DE COURCY.

1 Je réserve, bien entendu, ce qui est relatif aux servitudes militaires.

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« Les Romains, dit Bonitho, effrayés par une mort si prompte (celle du pape Damase II), et ne pouvant cependant pas rester longtemps sans pontife, se dirigent vers le Nord, traversent les Alpes, parviennent jusqu'en Saxe, y trouvent le roi et lui demandent un pontife. Mais comme l'affaire présentait en ce moment de graves difficultés, car les évêques ne voulaient pas aller à Rome, le roi se décida à venir dans la France rhénane. Il espérait trouver en Lorraine un évêque qu'il donnerait pour pontife aux Romains. »

Ce fut à Worms qu'eut lieu, en effet, la nomination du nouveau pape. Voici en quels termes elle est racontée par l'un des historiens les plus remarquables et les plus véridiques du onzième siècle, Wibert, archidiacre de Toul. Comme l'évêque qui fut acclamé à l'assemblée de Worms pour monter sur le siége de saint Pierre, était précisément évêque de Toul, on comprend que les affirmations de l'archidiacre ont sur ce point une valeur spéciale.

« Une nombreuse assemblée de pontifes et d'autres grands se

Voir le Correspondant des 25 juillet, 10 août et 25 septembre 1874.

Interea Romani, tam celeri morte pontificis perterriti, tamen, quia diutius sine pontifice esse non poterant, versus Aquilonem tendunt, Alpes transeunt, Saxoniam pergunt, regem ibi inveniunt, orant sibi dari pontificem. Set quia hoc non poterat ad presens leviter fieri, episcopis quippe nolentibus Romam tendere, deliberavit Reni Franciam visere; credens, ex Lothariorum regno posse invenire episcopum, quem romanis daret pontificem.

(Bonitho, Ad am., dans Jaffe, p. 631.)

réunit à Worms, en présence de l'illustre Henri, second empereur romain. A cette assemblée est également convoqué notre digne pontife (Bruno, évêque de Toul), car rien d'important ne se faisait sans son conseil dans la curie impériale. Et voilà que subitement, lorsqu'il ne s'attendait à rien de semblable, il est choisi à l'unanimité pour porter le fardeau de l'honneur apostolique. Son humilité s'alarma, et il lutta très-longtemps pour que cette dignité ne lui fùt pas imposée; mais se voyant poursuivi de plus en plus dans ses retranchements, il demanda un délai de trois jours pour réfléchir, et il passa ce temps dans le jeûne et la prière, sans toucher à aucune nourriture et sans prendre aucune boisson. Les trois jours écoulés, il voulut faire devant tous les assistants une confession publique, et il s'efforça de grossir ses fautes pour que l'on revint sur l'élection. Qui pourrait dire le torrent de larmes qu'il versa dans cette confession publique, et celles qu'il fit verser aux assistants touchés par ce spectacle? Aussi tous avaient à la bouche cette pieuse parole: Dieu veuille conserver un fils qui a versé ou fait verser tant de larmes! Voyant donc qu'il ne pouvait se soustraire à l'ordre de l'empereur et ne pas se rendre aux désirs de tous, il accepta malgré lui la charge qu'on lui imposait; mais, en présence des légats romains, il déclara n'accepter que si tout le clergé et tout le peuple romains consentaient très-explicitement à son élection. Il se rendit ensuite dans sa ville épiscopale de Toul, et il y célébra avec une grande dévotion les fêtes de Noël, en compagnie de quatre pontifes, du légat des Romains, Hugo, évêque de Cisa (Assise), ville d'Italie; d'Éverard, archevêque de Trèves; d'Adalbéron, évêque de Metz, et de Théoderich, évêque de Verdun. N'écoutant que son humilité et nonobstant la coutume contraire de tous les Apostoliques (papes), il se revêtit ensuite d'un simple habit de pèlerin, et prit le chemin de Rome sans interrompre ses prières et ses méditations, dont l'objet n'était pas tant les affaires qu'il allait avoir à traiter que les âmes qui lui étaient confiées1. >>

Avant de suivre Bruno sur la route de Rome et de raconter les débuts de son pontificat, il est utile de faire connaître de plus près le courageux évêque qui acceptait d'être pape dans des circonstances si critiques, après les deux tentatives douloureuses qui avaient coûté la vie à Clément II et à Damase II. Les éléments de la biographie de Bruno se trouvent dans l'ouvrage de Wibert, dont il a déjà été question plus haut; ce qui suit n'est que le résumé de la première partie de ce livre 2.

1 Leonis IX vita ab ipsius in ecclesia Tullensi archidiacono Wiberto conscripta, - Dans Watterich, Pontific. roman. vitæ, t. I, p. 149 et sq.

2 Cf. Watterich, Op. cit., t. I, p. 128-147.

Bruno était né le 21 juin 1002, sur les confins «< de la douce Alsace,» à Égisheim, non loin de Colmar1. Sa mère, Heilewide, était de la famille des comtes de Dagsbourg, et par son père, le comte Hugo d'Égisheim, il était parent des souverains d'Allemagne. Le père du comte Hugo, également appelé Hugo d'Égisheim, était frère de la mère de l'empereur Conrad II. Aussi ce dernier traitait Bruno de « mon neveu, » et avait pour lui une affection toute particulière. Le père et la mère de Bruno se distinguèrent par une grande piété : ils firent en Alsace plusieurs fondations ecclésiastiques importantes, et pour se bien assurer qu'ils avaient payé intégralement la dime, ils se soumettaient à l'épreuve de l'eau froide. Lorsque l'âge le permit, ils envoyèrent leur fils à Toul pour y faire son éducation sous la direction de l'évêque de cette ville, Berthold, qui avait fondé une école pour la noblesse. Ce fut sous cette tutelle qu'il parcourut successivement les études plus modestes du trivium et celles plus élevées du quadrivium. Pendant l'épiscopat d'Hermann, successeur de Berthold sur le siége de Toul, Bruno, se décidant à entrer dans la cléricature, commença à se former à la discipline ecclésiastique; il continua à résider à Toul, et ne fit à Égisheim que de courtes visites. Mais l'empereur Conrad, voulant avoir son neveu auprès de lui, le fit venir à la cour et lui confia un emploi en rapport avec la vocation qu'il voulait suivre. Comme il se trouvait déjà plusieurs Bruno dans l'entourage de l'empereur, on donna au nouveau venu le nom de « bon Bruno, » à cause de l'excellent caractère dont il tarda pas à faire preuve, et de l'aménité de ses mœurs. Ce nom de « bon Bruno >> resta celui du futur pape jusqu'à ce qu'il fût monté sur le trône de saint Pierre.

En 1025, lorsque l'empereur Conrad vint en Italie pour châtier les Lombards révoltés et en particulier la ville de Milan, ce fut Bruno qui fut chargé de commander les troupes fournies à l'empereur par l'évêché de Toul, car l'évêque Hermann était malade et dans Î'impossibilité de suivre l'empereur dans son expédition.

1 « Procreatus est autem in dulcis Elisatii finibus. >

(Wibert, dans Watterich, l. c.)

Utrum integre reddidissent rerum suarum decimationem sub judicio aquæ frigidæ perscrutabantur.

(Wibert, l. c.)

Aquæ frigida Judicium, una ex purgationibus vulgaribus, quas Judicia Dei appellabant qua criminis alicujus suspectus, vel de gravi aliquo facinore delatus, in aquam demergebatur: ita ut si supernataret, nocens ac reus; contra si in imum delaberetur, innocens judicaretur.

(Glossarium mediæ et inf. latinitatis, par du Cange, éd. Didot, t. I. p. 344.)

Quem (Brunonem) congruo tempore ablactatum Bertholdo sanctæ Tullensis ecclesiæ antistiti tradidit jam quinquennem liberaliter educandum litterarumque studio imbuendum. (Wibert, l. c.)

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