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LES NAÏVETÉS FINANCIÈRES

On n'a guère l'habitude d'associer ces deux mots. Les habiletés financières ne sont que trop connues. Je n'appelle pas naïfs les gens qui s'y laissent prendre ce sont des ignorants ou des niais; ce sont des dupes, victimes d'une confiance mal placée en même temps que d'un penchant personnel aux aventures de la spéculation. L'espèce en est nombreuse, surtout parmi les lecteurs de journaux financiers et de bulletins financiers des journaux politiques. On ne sait pas assez ce qu'est cette littérature dite financière, toujours inféodée à un intérêt. On s'émerveille du bon marché de ces feuilles spéciales, à trois ou quatre francs par an, ce qui ne représente pas les frais d'impression, de papier et de distribution, qui donnent par surcroit à leurs abonnés des conseils gratuits pour leur enseigner l'art de faire fortune. On ne réfléchit pas que le vil prix de la marchandise est précisément le moyen d'avoir une très nombreuse clientèle à qui puissent être prodigués ces conseils gratuits, mais non désintéressés. On s'imagine aussi que le rédacteur financier d'un grand journal est un spécialiste rétribué pour son concours, comme le rédacteur politique, le feuilletonniste, le chroniqueur, le critique musical et tous les autres collaborateurs. Il n'en est rien: le rédacteur du bulletin financier, au lieu d'être payé par le journal, paye la place qu'il y occupe. Il afferme à tant par an le droit de donner des conseils au public, soit dans l'intérêt de ses propres spéculations, soit dans celui des industries qui rémunèrent sa recommandation chaleureuse ou habilement détournée. Il est douloureux de voir s'engloutir, sur la foi de tels conseils, tant de petites épargnes, produit du travail honnête qui se condamne à remplir éternellement le tonneau des Danaïdes. Mais si l'on éprouve un sentiment d'indignation contre les conseilleurs, il est difficile d'absoudre entièrement leurs dupes: c'est une séduction malsaine d'agiotage qui les rend si crédules. Ce n'est pas d'eux que je veux parler. J'appelle naïvetés financiè

10 NOVEMBRE 1874.

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res les illusions sincères de gens éclairés, réfléchis, qui s'éprennent d'un système chimérique et en poursuivent sérieusement l'application. Le nombre en est grand, et une erreur d'optique sur la fonction des intérêts composés est presque toujours la cause de ces illusions. La science financière mérite certainement le nom de science exacte, bien plus que l'économie politique et l'économie sociale. Elle a des principes bien autrement rigoureux, des formules plus précises, et il semblerait aisé, avec un peu d'étude, de se préserver des erreurs grossières. Et cependant, en finances comme ailleurs, on voit surgir sans cesse des utopistes qui prétendent résoudre à leur manière quelque problème chimérique de quadrature du cercle ou de mouvement perpétuel.

J'ai souvent été honoré de leurs visites, et n'ai pas toujours réussi à leur causer le chagrin de leur dessiller les yeux. Récemment encore, je recevais une lettre curieuse, dont je ne veux pas nommer le signataire. Il me demandait un rendez-vous afin de m'exposer un système qui devait procurer à une société financière (à l'administration de laquelle je participe) un gain de 500 millions. Bagatelle! j'ai su que mon correspondant a des visées plus hautes: il est prêt à éteindre toute la dette publique de la France, et son procédé laisserait même un reliquat disponible d'un nombre très-respectable de milliards. Il a écrit au ministre des finances pour lui offrir son système. Déçu dans son espoir d'une réponse favorable, il l'a offert à M. de Bismark; mais son patriotisme y a mis pour condition la rétrocession de l'Alsace et de la Lorraine à la France. Ce n'est pas un homme d'intrigue, ce n'est pas un esprit égaré; il a des bureaux et des commis qui travaillent sous ses ordres à des calculs financiers. C'est un naïf. Je craindrais d'être indiscret en divulguant son système, que je connais imparfaitement d'ailleurs, ayant cru devoir me dérober à la conférence demandée.

Je n'ai pas pu me dérober à d'autres conférences destinées à élaborer le projet d'une société commanditaire de l'intelligence et de la moralité. J'ai même été affublé pendant quelques semaines du titre ridicule d'administrateur de cette société. J'en ai déjà entretenu, il y a deux ans, les lecteurs du Correspondant. Mes collègues n'étaient pas, ou du moins ne passaient pas pour des esprits chimériques: c'étaient pour la plupart des hommes de finance et de riches capitalistes, naufragés de la nef saint-simonienne, échoués sur la plage non déserte de l'opulence. Les curieux trouveront leurs noms, associés au mien, à la fin des œuvres posthumes du Père Enfantin; car j'ai eu la fortune singulière, et bien imprévue, que le dernier écrit du demi-dieu a été une aigre réponse au mémoire par lequel j'avais tué dans son germe la société dont il était l'inspirateur. L'idée était

en effet d'Enfantin, mais elle avait été prise au sérieux par des financiers.

Ce qui était naïf était moins la pensée, de tout temps pratiquée sous bien des formes diverses, de commanditer le mérite et le talent, que les moyens proposés pour généraliser cette commandite. On voulait d'abord une société d'actionnaires aux appétits tempérés, s'obligeant à se contenter d'un produit maximum de 5 pour 100 de leurs actions. Combinaison insensée l'on trouverait plus aisément pour une grande œuvre des donateurs, que des actionnaires aux prétentions modestes. Des donateurs auraient au moins la satisfaction intime ou l'ostentation de leur libéralité; des actionnaires qui feraient une aussi détestable affaire ne feraient qu'une sottise. Il est évident en effet que des titres exposés à toutes les chances de pertes et elles étaient effrayantes sans autre chance favorable qu'un intérêt de 5 pour 100, seraient frappés, dès le lendemain de leur émission, d'une dépréciation énorme, que je ne crois pas évaluer assez haut en la supposant de 50 pour 100. Il est même plus vrai de dire qu'ils seraient invendables. Il n'y a pas un homme de bon sens qui, sollicité de souscrire pour mille francs d'actions à de telles conditions, ne dût préférer faire un don de cinq cents francs, en sauvant le reste. La conception du capital social, avec un maximum d'intérêt de 5 pour 100, était donc une véritable naïveté financière. Ce n'est pas tout comme on prévoyait que la protection des talents commandités aurait bien vite absorbé le capital social, on voulait le renouveler incessamment par des émissions d'obligations, suivant le procédé du Crédit foncier, et la naïveté de mes éminents collègues éclatait surtout dans la recherche des garanties qui seraient données aux preneurs d'obligations. J'eus quelque peine à démontrer que la recherche était vaine, vu qu'il n'y avait aucune garantie possible à offrir. Le projet fut finalement abandonné.

On m'a entretenu, il y a quelques années, d'un grand nombre d'autres projets qui contenaient une illusion analogue à celle dont je viens de parler, et qui avaient cependant quelque chose de plus spécieux. Il s'agissait de garantir à des actionnaires, dans un délai plus ou moins éloigné, le remboursement certain, intégral, du montant de leurs actions, dont le capital serait ainsi soustrait à toutes les chances de perte, les intérêts seuls étant exposés à des chances adverses. On s'adressait à des Compagnies d'assurances pour acheter cette garantie. L'idée peut sembler au premier abord chimérique : elle ne l'est aucunement, et la solution arithmétique du problème est tout ce qu'il y a de plus facile. C'est un simple placement à intérêts composés d'une partie du capital, retirée de l'industrie exploitée pour être versée dans une caisse de dépôt, où elle s'accroit jus

qu'à ce qu'elle ait reconstitué le capital entier à rembourser. Le délai est naturellement dans la dépendance du taux de l'intérêt concédé. Je suppose, par exemple, qu'un industriel, pour exploiter un brevet d'invention ou un commerce quelconque, juge avoir besoin d'un capital d'un million. Il tâchera de réunir un capital de deux millions, dont il emploiera la moitié dans son exploitation, en s'interdisant de toucher à l'autre moitié, qu'il versera aussitôt dans une caisse de dépôt. Quel taux d'intérêt peut-il espérer d'obtenir pour ce dépôt? Tout est là. Il ne trouvera pas de société financière solvable et prudente qui consente à bonifier un intérêt composé de 5 p. 100 sur un dépôt; mais il traitera peut-être à 4, à 3 1/2 ou à 3 p. 100. Je suppose qu'il traite à 3 1/2 p. 100, le capital déposé de 1 million sera doublé, après vingt ans, à l'intérêt de 3 1/2 p. 100. Il sera devenu 2 millions, montant du capital social souscrit, et l'on sera donc parfaitement en droit d'annoncer aux actionnaires que le remboursement intégral du montant de leurs titres leur est garanti — après vingt ans.

Il serait même très-facile, si la loi de 1836 qui prohibe les loteries n'y faisait obstacle, de commencer plus tôt les remboursements, en les échelonnant sur une plus longue période au moyen de tirages annuels.

J'ai vu des industriels s'enflammer pour cette combinaison; j'ai vu des capitalistes tout près de partager l'enthousiasme, en souscrivant des actions ainsi garanties, et il m'est même arrivé de m'amuser à faire naitre l'enthousiasme, en expliquant le procédé. « Quoi de plus séduisant, disais-je, que de s'associer aux chances illimitées de bénéfices d'une industrie nouvelle, d'une invention, d'une exploitation de mine, en se prémunissant contre toutes chances de perte du capital! Si l'industrie réussit, c'est une augmentation peut-être considérable d'aisance immédiate et future; si elle ne réussit pas, on en est quitte pour rentrer, après quelques années, dans sa mise dehors; on n'a rien aventuré du patrimoine de ses enfants; on n'a risqué que des revenus. C'est tenter sans imprudence et à bon marché la fortune. » Quand mon interlocuteur était bien persuadé, et prêt à délier les cordons de sa bourse, j'ajoutais : « Vous n'apercevez donc pas qu'il n'y a dans tout cela qu'une illusion? Décomposez l'opération qu'on vous offre, elle comprend deux opérations distinctes. Si vous souscrivez deux actions de mille francs chacune, en déboursant deux mille francs, il y en a la moitié ou mille francs- que vous aventurez, capital et intérêts, dans tous les risques de l'industrie dont vous reconnaissez les dangers. Vous placez les autres mille francs pour vingt ans, dans une caisse de dépôt, au modeste intérêt de 3 1/2 pour 100, en vous interdisant d'en disposer pendant ces vingt

années, en vous fermant, durant cette longue période, toute chance d'augmentation soit du capital, soit du revenu. Est-ce qu'un pareil placement vous tenterait? Est-ce que, s'il vous tentait, vous auriez besoin, pour le réaliser, d'en faire l'accessoire d'une spéculation plus risquée, et d'emprunter l'intermédiaire d'un industriel? Vous n'auriez qu'à verser directement vos mille francs à la caisse de dépôt, contre une obligation de deux mille francs payable dans vingt ans. Y songez-vous? vous vous en gardez bien, et avec raison. Vous aurez toujours un meilleur emploi à faire de vos mille francs qu'un placement à 3 1/2 pour 100 à si long terme. L'industriel qui vous sollicite ne vous apporte donc rien, absolument rien, avec sa spécieuse combinaison de garantie. Moins que rien. Il vous incite à coudre à une première opération risquée, que vous repousseriez si elle était isolée, une seconde opération sans aucun avantage, que vous repousseriez pareillement si elle était isolée. Croyez-moi, gardez votre argent; ou si vous êtes en humeur de risquer les premiers mille francs dans les hasards d'une industrie nouvelle, gardez au moins la possession et la libre disposition des seconds mille francs. >>

On le voit, la combinaison illusoire que je viens de décrire mérite entre toutes le nom de naïveté financière; elle a cependant eu d'ardents propagateurs.

C'est encore une illusion du même genre qui a bâti, place du Château-d'Eau, faisant pendant à la caserne du Prince-Eugène, ce splendide palais vide des Magasins-Réunis, fastueux monument élevé à la naïveté financière. L'Epargne par la dépense! On était allé jusqu'à imaginer cette formule, qui manque, comme devise, sur le fronton du monument. Vous achetez un habit de cent francs, ou pour cent francs d'une marchandise quelconque on vous remet avec la marchandise, et par surcroit, une obligation de cent francs, payable dans cinquante ans1; en sorte que la marchandise ne vous coûte rien. Tandis qu'elle s'use et se consomme, sa valeur représentative ne s'use pas, elle, et demeure dans votre portefeuille, en attendant l'échéance. Plus vous usez, plus vous consommez, plus vous dépensez, plus vous amoncelez d'épargnes. Comment cela se

La valeur mathématique d'une somme de 100 francs, payable dans 50 ans, étant supposé qu'on trouvat à l'escompter au taux de 7 p. 100, qui serait très-modéré, serait seulement de 3 francs et quelques centimes. En sorte que s'il s'était rencontré des banquiers assez extravagants pour faire cette opération, c'eût été seulement une valeur de 3 francs que l'administration des Magasins-Réunis aurait remise entre les mains de ses clients.

Mais il est clair que ces banquiers ne se seraient pas rencontrés pour escompter des titres sur un débiteur aussi suspect; aussi la valeur vénale ou commerciale du titre était nulle.

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