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MARIE STUART

ET LES CAUSES DE SA CHUTE

D'APRÈS LES DERNIERS TRAVAUX PUBLIÉS EN ANGLETERRE
EN ÉCOSSE ET EN FRANCE 1

VI

Ce fut seulement dans la matinée qui suivit l'explosion que Marie Stuart, après plusieurs heures d'incertitude et d'angoisses, fut fixée sur le sort de Darnley. Bothwell fut le premier à lui apprendre que son corps venait d'être découvert à côté de celui de son page. Il prétendit que sa mort avait été causée par un amas de poudre à laquelle le feu avait pris par accident'. « La chose étant rapportée ainsi à cette pauvre princesse, écrivait l'envoyé de France Clarnault, dans le moment même, chacun peut penser en quelle peine et agonie elle s'est trouvée, même que telle malaventure est advenue au temps que Sa Majesté et le roi étaient au meilleur ménage que l'on pouvait désirer; en sorte que le sieur de Clarnault la laisse affligée autant que le peut être une des plus mal fortunées reines de ce monde3, » Bothwell avait essayé de donner le change à la reine sur la véritable cause de l'événement. Elle ne s'y méprit pas, et annonça hautement

Voir le Correspondant des 10 juin, 25 juillet, 25 août et 25 septembre 1874. 2 Mackenzie; miss Strickland, t. V; J. Gauthier, t. II.

3 Dépêche de Clarnault; State papers office; Chalmers, t. II, p. 445; J. Gauthier, t. II. Buchanan, avec sa noirceur ordinaire, dit « qu'en apprenant la nouvelle de la mort de Darnley, la reine se mit confortablement au lit avec tant de tranquillité et d'un esprit si calme qu'elle dormit jusqu'au lendemain, jusqu'à midi.» (Detection.) Dans la lettre qu'elle écrivit, le jour même, à son ambassadeur à Paris, elle est loin, on le sait, de montrer ce calme surhumain que lui prête l'immonde pamphlétaire. (Labanoff, t. II, p. 3 et suivantes; llosack, t. Ier: Meline, Mary queen of Scots and her latest English historian, etc.)

sa ferme résolution de tirer d'un crime aussi atroce un châtiment exemplaire. Elle ordonna sur-le-champ aux membres de son conseil privé de faire les plus promptes recherches pour découvrir les coupables, et, accablée par cette nouvelle catastrophe, elle s'enferma tout le jour dans sa chambre sans vouloir admettre personne auprès d'elle1. Le conseil, qui comptait dans son sein plusieurs des régicides, fit semblant de procéder, le jour même du meurtre, à une enquête et, à la demande de la reine, il offrit une récompense de 2,000 livres et un don de terre à celui qui découvrirait les meurtriers. Nelson, l'un des serviteurs de Darnley, seul retiré vivant des ruines de Kirk of Field, fut interrogé par Tullibardine, qui appartenait à la faction de Moray. On lui demanda quels étaient les détenteurs des clefs; il répondit que celle du cellier était entre les mains d'un nommé Bonkle, et celles de la chambre de la reine gardées par ses serviteurs « Halte-là ! s'écria Tullibardine, voilà un indice. >> On réprima son zèle indiscret; les meurtriers, maîtres dans le conseil et occupant les plus hautes fonctions de l'État, n'avaient garde de consentir à ce que la lumière se fit. Le lendemain, 11 février, ils feignirent d'installer au Tolbooth, avec une certaine solennité, une cour d'instruction. Elle avait pour président le grand juge, Argyle, l'un des signataires du bond régicide, et pour membres les seigneurs du conseil privé, presque tous dévoués corps et âme à la faction de Moray. Telle était la garantie qu'offrait à Marie Stuart cette cour d'in

1 D. Guzman de Silva à Philippe II, 22 février 1567; Archives de Simancas, et J. Gauthier, t. II.

* Le conseil privé interrogea deux femmes dont les dépositions n'ont été découvertes que récemment. Elles vivaient dans le voisinage de Kirk of Field; l'une d'elles, Meg Crokat, était femme d'un serviteur de l'archevêque de Saint-André. Elles dirent que l'explosion les ayant attirées dans la rue, elles comptèrent jusqu'à dix-neuf hommes courant vers la ville. Meg Crokat déclara qu'elle saisit l'un d'eux par son manteau de soie, mais qu'il la repoussa et continua sa course sans dire un mot. Le témoignage de ces deux femmes prouve quel peu de confiance il faut avoir dans les dépositions de Hay, d'Hepburn et de Dalgleish, qui ne parlent invariablement que de neuf personnes compromises dans le meurtre. Évidemment, ces dépositions ont été tronquées par la faction de Moray, comme on en a d'ailleurs la preuve, et, d'autre part, ces trois agents de Bothwell ont pu ignorer, comme lui, quels étaient les autres complices du meurtre en dehors de leur groupe. (Hosack, t. Ier, p. 274.) M. Froude omet à dessein cette promesse fai'e par la reine de donner deux mille livres à quiconque fera connaître les meurtriers. M. Froude prétend, de plus, que Catherine de Médicis avertit Marie Stuart que la vie de Darnley était en danger, mais cette lettre n'a jamais existé que dans l'imagination de M. Froude. (Meline.)

• Déposition de Nelson, dans Goodall, t. II, et Anderson; J. Gauthier. Cette déposition de Nelson, comme nous l'avons dit, a dû être altérée dans plusieurs de ses parties, de même que le furent la plupart de celles des meurtriers subalternes qui périrent sur l'échafaud.

10 NOVENCRE 1874.

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struction. Et il s'est rencontré des historiens assez peu consciencieux et assez aveugles pour faire un crime à cette princesse de l'impuissance à laquelle elle fut forcément condamnée par la nuée d'assassins qui l'entouraient et dont le plus grand intérêt était évidemment d'étouffer la vérité. La prétendue cour d'instruction interrogea aussi pour la forme les gens de la maison du roi, le médecin de la garde des archers et plusieurs autres personnes qui, après l'explosion, avaient aperçu dans les ténèbres plusieurs bandes de conjurés qui prenaient la fuite de divers côtés. Ceux que la reine avaient chargés de diriger l'enquête ne voulurent donc rien découvrir, par la raison bien simple que plusieurs d'entre eux avaient pris part au complot: «< En quoi ne se faut émerveiller du peu de diligence qu'ils en firent, » était-il dit dans un mémoire que Marie Stuart adressa quelque temps après aux princes de l'Europe *.

Le même jour, les membres du conseil privé envoyèrent en France M. de Clarnault, qui momentanément remplissait les fonctions de du Croc, alors absent, pour remettre à Catherine de Médicis une lettre dans laquelle ils lui donnaient des détails sur la fin tragique de Darnley, et lui annonçaient que, se livrant à la recherche des coupables, ils espéraient les découvrir bientôt, pour les punir rigoureusement de leur scélératesse. De son côté, Marie écrivait à l'archevêque de Glasgow, son ambassadeur à Paris : « J'ai reçu ce matin même votre lettre du 27 janvier, renfermant des avertissements que les faits n'ont que trop justifiés, quoique le succès n'ait pas répondu pleinement à l'espérance des auteurs de ce criminel projet. Dieu m'a sauvée et préservée, j'en ai la confiance, afin que je puisse tirer de cet horrible crime une vengeance rigoureuse; plutôt que de le laisser impuni, j'aimerais mieux perdre la vie et tout... Je ne doute pas, grâce à la diligence de mon conseil privé, que toute la vérité ne soit bientôt connue, car Dieu ne permettra pas qu'elle reste cachée... Je suis certaine, quels que puissent être les auteurs de ce crime, que l'entreprise était dirigée contre moi aussi bien que contre le roi... C'est par hasard que je n'ai pas passé la nuit dans le même logis... ou plutôt c'est Dieu qui me l'a mis dans l'esprit. >>

Hopetoun Ms. Register House; miss Strickland; J. Gauthier, t. II.

Lettres de Marie Stuart, publiées par Teulet, pp. 275 et 276. J.-M. Meline, 1872. Mary queen of Scots and her latest English historian, etc.,

5 J. Gauthier, t. II.

4 L'archevêque de Glasgow avait écrit à Marie Stuart pour la prévenir que sa vie était en danger, qu'un complot était tramé contre sa personne et qu'il en avait eu connaissance par l'ambassadeur d'Espagne.

Marie à l'archevêque de Glasgow, 11 février 1567; Labanoff, t. II, pp. 3 et 4. J. Gauthier. On voit que Marie, dans cette lettre, est loin de montrer l'odieuse in sensibilité que lui prêtent Buchanan et ses autres ennemis.

Étaient-ce de vaines et chimériques alarmes, mises en avant par la reine, pour écarter les soupçons? Aucunement. L'archevêque de Glasgow venait de l'avertir, par la lettre même à laquelle elle répondait qu'un complot était tramé contre sa vie et qu'elle se tint sur ses gardes, et le même avertissement lui avait été donné par l'ambassadeur d'Espagne auprès d'Élisabeth'. En proie à ces craintes que justifiaient trop bien les dangers qu'elle avait courus lors du meurtre de Riccio, elle quitta Holyrood, où elle était à la merci d'un coup de main, et elle chercha un refuge dans le château d'Édimbourg, fortifié de manière à soutenir un long siége. Comme pour le deuil de François II, elle fit tendre sa chambre tout en noir, afin de s'y enfermer seule pendant quarante jours, à la pâle lueur des cierges'.

Cependant le corps de Darnley, après avoir été examiné par les médecins, fut embaumé et placé dans un cercueil, qui resta exposé pendant quelques jours au milieu de la chapelle d'Holyrood, et, le 15, il y fut inhumé sans cérémonie, en présence de quelques officiers de la reine, dans la sépulture royale, à côté du cercueil de Jacques Vs.

Il n'est pas jusqu'à la modeste simplicité de ces funérailles qui n'ait été invoquée contre la reine comme une des preuves de son crime, comme s'il était permis d'oublier avec quelle intolérance et quelle rigueur l'Église presbytérienne avait supprimé toutes les cérémonies catholiques en Écosse*.

Les premières recherches de la cour d'instruction n'ayant amené aucune découverte, la reine, deux jours après le crime, fit publier une proclamation par laquelle elle promettait : « une récompense de 2,000 livres, avec une rente annuelle honorable, à quiconque ferait connaître ceux qui avaient ourdi, conseillé ou exécuté le traître meurtre. » A celui qui parlerait le premier, le pardon était assuré, lors même qu'il serait complice du crime. Le lendemain des funérailles de Darnley, la population d'Édimbourg lut sur la porte du

1 Marie à l'archevêque de Glasgow, 18 février 1567; Labanoff, t. II, pp. 7-10. Miss Strickland, t. V; Hosack, t. Ior, p. 272.

2

Défense de l'honneur de Marie, dans Anderson, t. Ier, p. 24; Chalmers, t. 1o, et Guzman de Silva à Philippe II, 22 avril; Archives de Simancas. J. Gauthier, t. II.

3

Défense de l'honneur de Marie, dans Anderson, t. I; Diurnal of occurrents, Historie of James the sext; Keith, Chalmers; Jules Gauthier. Sur les cent cinq rois que l'Écosse avait eus jusque-là, cinquante-six avaient péri de mort violente. (Bir rel's Diary, et Hosack, t. I, p. 286.)

4

↳ Défense de l'honneur de Marie, par Leslie, évêque de Ross, dans Anderson, t. Ir, p. 23; J. Gauthier, t. II.

5 Anderson, t. I, et J. Gauthier, t. II.

Tolbooth ce placard qu'y avait affiché pendant la nuit une main inconnue : « Moi, qui ai fait ces recherches, j'affirme que le meurtre a été commis par le comte de Bothwell, James Balfour, et le noir, John Spens, qui a été le principal inventeur du complot. » La reine était accusée d'avoir consenti au meurtre à l'instigation de Bothwell et sous l'influence des enchantements de lady Buccleuch1. En réponse à ce placard, une nouvelle proclamation royale requérait le dénonciateur de se faire connaître « et lui assurait la somme promise et au delà s'il pouvait justifier de son accusation devant la reine et son conseil. » Le jour suivant, un nouveau placard était affiché sur la porte du Tolbooth: « J'ai déjà dit quels sont les coupables; si l'on veut que j'en dise davantage : la reine a su le complot. Si les deux mille livres sont préalablement déposées entre les mains d'une personne sûre, je dirai mon nom. » L'anonyme dénonçait de plus François Bastien, Jean de Bourdeaux et Joseph Riccio, frère de David, serviteurs de Marie Stuart, comme de nouveaux complices*. Les membres de la cour d'instruction, qui savaient sans doute à quoi s'en tenir sur l'innocence de ces trois personnes, ne jugèrent point à propos de les faire arrêter, non plus que Bothwell et Balfour, dont ils craignaient les révélations. Pas un des délateurs n'osa se montrer, malgré la récompense promise. C'est ainsi que tous les efforts de la reine pour découvrir la vérité restèrent stériles et que

Keith, Tytler, miss Strickland, t. V, pp. 196, 197; J. Gauthier, t. II; Hosack, t. Ier, p. 278.

2 Jules Gauthier, t. II.

3 Voici la première accusation portée contre la reine à propos de sa prétendue complicité dans le meurtre; et cette accusation est anonyme. Jusqu'alors, sa réputation était intacte, à l'abri de tous les soupçons, ainsi que le prouve une lettre de Cecil à Norris, l'ambassadeur anglais en France, écrite le jour même du meurtre, et dans laquelle il exprime son entière approbation sur la conduite et les dispositions d'esprit de cette princesse. (Hosack, t. Ier, p. 272.)

peu

« M. Froude informe ses lecteurs (History of England, t. IX) qu'à la première nouvelle du meurtre de Darnley, la rumeur publique désigna la reine, et comme preuve il cite un extrait d'une dépêche de Silva, l'ambassadeur d'Espagne à Londres. Mais il convient d'observer qu'à cette époque les agents espagnols montrent fort de sympathie pour la reine d'Écosse. Cecil s'en était aperçu peu auparavant (Hosack, t. I, p. 84), et le refus de la reine de signer la ligue catholique. devait fortifier les préventions de Philippe II et de ses agents. Il avait d'excellents motifs pour déplorer la perte de Darnley, dont il avait approuvé le mariage avec la reine d'Écosse, et dont il pouvait espérer faire tourner le zèle et la bigoterie au profit de leur foi commune. » (Hosack, t. I, p. 276.)

D. Guzman de Silva à Philippe II, 8 mars 1567; Archives de Simancas; Anderson, miss Strickland, t. V, p. 197; J. Gauthier, t. II; Hosack, t. I, p. 278. 5 Jamais, d'ailleurs, à aucune époque, ces trois serviteurs de Marie Stuart ne furent arrêtés ni même interrogés.

6 Hosack, t. I, p. 278.

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