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d'une situation indépendante et la sécurité, la sauvegarde d'un travail quotidien? Quant à cette hypothèse des prétendues séductions exercées sur lui par la famille Labourier, s'il y a manège, je n'en comprends pas le calcul, Émile, même sûr de ma succession, étant à peine aussi riche que le plus pauvre des deux partis refusés cet été par Hermance.

a Reste à examiner le cas d'une inclination de la jeune personne pour mon beau neveu; car de dire qu'il s'y prête, c'est ce dont je ne saurais convenir, étant témoin à chacune de nos entrevues des petits aparté qu'il se ménage au coin du piano avec Bénédicte. Qu'Hermance soit ou non éprise d'Émile, c'est affaire à ses parents de s'en inquiéter, et que Bénédicte sache garder son bien, puisqu'elle n'a pas voulu d'auxiliaire.

a De ce que je table tout ceci d'un style un peu dégagé, n'eń augurez pas que j'aie fait fi de vos observations et que j'aie tiré ma paille du jeu; je tiens simplement à rétablir les faits avant de vous prouver que je ne suis pas entêtée.

« Vous étiez deux contre moi, ma chère Arabelle; et bien que je sois peu infatuée de cette loi de la majorité des suffrages qui régit, Dieu sait si c'est pour le mieux, la société moderne, j'ai voulu faire preuve de modération et de modestie en me rangeant à votre opinion. Voici donc, depuis que j'ai reçu votre lettre, comment j'ai travaillé dans votre sens.

« C'est du reste le mien, quant au but, car en dépit des deux millions (d'aucuns disent trois) des Labourier, j'aime mieux avoir pour fille d'adoption la fille pauvre du comte Wyniefçki que l'héritière du banquier.

« Il était question d'un grand bal chez celui-ci pour le 26 décembre, et Bénédicte, invitée, avait déclaré qu'elle n'irait pas; mais elle était mélancolique depuis quelque temps; j'avais surpris des bouderies entre elle et Émile. Je ne sais trop si le docteur n'avait pas envenimé quelque soupçon de ce côté. Tant il y a, que tout en se maintenant sur la réserve à mon égard, elle laissait percer de l'inquiétude et parfois même de la tristesse.

« Je ne dis pas cela pour l'accuser. A son âge, dans sa situation, je me serais alarmée en sachant que celui que j'aime doit voir dans une réunion brillante des jeunes femmes parées d'un luxe interdit à ma pauvreté. J'ai fini par si bien comprendre ce sentiment que j'ai pris ma part des inquiétudes de Bénédicte et j'ai décidé in petto qu'elle irait à ce bal.

« Il m'a fallu livrer plusieurs batailles d'arguments rangés et coordonnés avec la plus savante stratégie pour l'emporter sur ses scrupules et sur les objections de madame Ambert. Si je ne nomme

pas M. Wyniefçki, c'est qu'il a été tout de suite mon auxiliaire, n'ayant vu dans ce bal qu'une occasion de distraire sa fille. Heureux les gens qui, à l'exemple de cet aimable et superficiel Polonais, ne voient que la surface des choses! Bien des tourments leur sont épargnés.

- « Une robe de mousseline, une fleur dans les cheveux-madame du Quesnay a des camélias fleuris plein sa serre — il ne manque rien à la parure de Bénédicte, a-t-il dit, et j'ai un habit noir fort présentable. >>

<«< La chose arrêtée en principe, mais obtenue grâce à la crainte de me mécontenter, il me restait à emporter une décision autrement délicate. Je voulais que Bénédicte parût dans une toilette digne de ma future nièce, car j'aurais préféré qu'elle manquât ce bal que de l'y voir inférieure en parure à Hermance. Vous aviez posé la candidature de cette rivalité; il m'importait donc que Bénédicte pût lutter contre elle avec avantage.

« Il ne m'a pas fallu moins de trois jours de pourparlers diplomatiques pour obtenir une victoire, et quand je dis victoire, je me flatte, c'est une capitulation dont tous les honneurs ont été pour madame Ambert et sa petite-fille qui me l'ont imposée. La voici par articles, car j'ai un plaisir d'enfant à tout vous conter par le détail : << 1° Madame du Quesnay promet de commander une robe trèssimple, telle que la peut porter, sans s'attirer des critiques, une personne de la condition de Bénédicte.

<< 2o Madame du Quesnay n'y doit joindre nul bijou, nulle dentelle, nul brimborion coûteux, qui seraient sans emploi, devant être refusés.

<< 5° Madame du Quesnay s'engage à faire savoir que cette toilette est un don que sa jeune amie tient de sa bonté.

« Au mot de bijou, M. Wyniefçki, témoin de cet accord, qu'il semblait trouver très-puéril, s'est écrié :

«Mais Bénédicte a un médaillon très-curieux, et tel que nulle dame n'en aura à ce bal.

« Vous rêvez, Thaddée, a répondu madame Ambert. Elle ne peut mettre à son cou cette plaque d'or ciselée! Que vous y teniez comme à un souvenir de famille, je le conçois, mais...

Mais j'ai eu faim, sans vouloir la vendre ni l'engager, a interrompu le comte. Il est vrai qu'on m'eût à peine donné en échange la valeur vénale du poids de l'or, qui est la moindre de ce bijou... C'est, madame, la plaque d'un collier qu'un de mes aïeux a porté sur sa cuirasse dans les guerres contre les Turcs au quinzième siècle. Les chaînons s'en sont détachés peu à peu, à mesure que les Wyniefçki pauvres ont dù faire argent de leur luxe; mais cette

plaque a été gardée religieusement par tous, autant parce qu'elle était un don du grand Mathias Corvin que parce qu'un cimeterre turc a faussé un des reliefs des figurines.

« Là-dessus, j'ai voulu voir cette relique, et le comte m'a mis dans la main un médaillon qui est une merveille d'orfévrerie dans le goût de la fin du quinzième siècle. Il est large comme trois doigts, de forme oblongue, et représente l'archange Michel, le pied sur le dragon vaincu. Sous un dessin grêle, la figure a une grâce austère, une gaucherie archaïque, et la roideur naïve d'un art qui allait apprendre, un demi-siècle plus tard, des chefs-d'œuvre antiques, le secret de son épanouissement complet. Le dragon est conçu par la fantaisie la plus curieuse; il est cousin des tarasques et des guivres du moyen åge, et un de ses reliefs émaillés, violemment tordu par le cimeterre musulman, paraît avoir reçu ce coup de la lance que l'archange proje!te sur sa gucule, ouverte par le dernier effort de l'agonie. Deux aigles l'aigle blanche de Pologne accostent à droite et à gauche ce médaillon, et l'interstice de leurs ailes éployées permet de le suspendre. Après m'être de très-bonne foi extasiée sur l'originalité de ce bijou, j'ai déclaré que Bénédicte, non sculement pouvait, mais devait s'en parer.

« Et maintenant, il me faut vous apprendre comment je me suis tirée de ce problème d'une toilette très-simple, et pourtant digne d'obtenir l'effet que je m'en promettais. C'était pour moi tout un poème à rêver, et vous me savez trop simple d'allures et de costume. pour supposer que la futilité dont le docteur accuse les femmes me possédait pour le compte d'autrui à cette occasion. Je voulais que Bénédicte fût la reine incontestée de ce bal, et là où les autres jeunes filles devaient être harnachées de toutes les fanfreluches à la mode, je voulais qu'elle fût autre, et mieux que toutes, sans sortir du programme imposé.

« Voulez-vous savoir, ma chère, comment la simplicité peut revenir plus cher qu'une garniture en point d'Alençon? Vous serez la seule à connaître les folies que j'ai faites; car j'ai brûlé toutes les factures au retour de ce bal, et jamais auto-da-fe n'a été plus joyeu sement célébré, car je ne regrettais pas l'argent, l'effet souhaité ayant été obtenu.

« Après avoir médité, je n'ai pas voulu confier la toilette de Bénédicte à une couturière lyonnaise, d'abord parce qu'elle aurait pu jaser, ensuite, et surtout, parce qu'il s'agissait d'un poëme, je le répète, et que pour le mettre en œuvre il me fallait un artiste.

« J'ai fait mander de Paris le fameux couturier que vous savez. Quoi! lui-même? direz-vous. C'est un luxe princier!» J'en conviens; mais lui seul étais digne de me comprendre, el je ne regrette

10 ОСТОЗБЕ 1974.

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aucun de mes frais, pas même l'obligation où j'ai été de le faire dîner avec moi pour lui montrer Bénédicte. Celle-ci l'a pris pour une simple connaissance de passage, et j'ai été bien récompensée de la tension d'esprit qu'a nécessité l'obligation d'une causerie indifférente avec ce personnage, d'une correction à la fois melliflue et dogmatique, lorsqu'il m'a dit à l'oreille :

<«<- Mademoiselle a du style dans la démarche et une chute d'épaules très-aristocratique. J'aurai l'honneur de présenter demain à madame un dessin de la toilette qui convient à ce type tout spécial. >>

<< Il l'a fait comme il l'avait promis, et il est parti le lendemain, assurant que la robe irait à merveille, bien qu'il eût noté simplement sur son calepin quelques mesures prises sur l'unique robe de soie noire de Bénédicte.

<< Pour finir court, le 26 décembre, le train direct de Paris nous a amené à huit heures du soir, aux Massues, une Parisienne chargée d'habiller et de coiffer Bénédicte, ainsi que de réparer les inexactitudes possibles de la robe qu'elle apportait dans une caisse rembourrée de papier de soie.

« Je vous ai entendue louer, ma chère amie, l'habileté et le goût des industriels parisiens. Ce n'était pas assez leur accorder. J'allesterai désormais qu'ils mettent de la poésie dans ce qui sort de leurs mains; car n'est-ce pas une inspiration de génie, que d'avoir su exprimer par une toilette le caractère, la situation et les sentiments de qui doit la porter? Vous m'avez souvent dit que tout est moyen d'expression pour l'art; je ne l'ai jamais mieux senti qu'en admirant tout ce que peut dire un assemblage vraiment artistique de chiffons.

<«< Figurez-vous Bénédicte coiffée de ses cheveux négligemment tordus en noeud à la grecque, le peigne d'écaille mordant très-haut leur masse blonde, de façon à dessiner au-dessus de son front un croissant renversé, dont le ton brun s'enlevait en vigueur sur la teinte douce des sept pointes dessinées par la coiffure à la chinoise; sur le côté gauche du noeud, une rose du Bengale qu'on eût dite. fraîchement coupée, et retombant sur les deux grosses boucles prises visiblement dans la chevelure par une raie dessinée sur la nuque, une autre rose à demi effeuillée, d'une imitation si parfaite, qu'à chaque pas de Bénédicte on croyait voir tomber le reste des pétales recroquevillés et tremblants.

<«< Voilà pour la tête. Maintenant, vous n'imaginez pas, et moimême, qui suis Lyonnaise, je ne puis deviner par quel métier féerique a été tissée la robe de soie d'un rose si pâle, si tendre, qui dessinait si bien la taille de Bénédicte, et qui tombait à ses pieds en plis

à la fois moelleux et superbes. Une traîne d'un rose plus vif s'épendait en éventail derrière elle, grâce au soutien de triples jupons de mousseline. « Cela est fort riche! » direz-vous. Oui, si l'on y avait adjoint la masse de garnitures à la mode. Mais rien de tout cela ni volants, ni bouillons de tulle, ni nœuds. La jonction de la traîne avec la jupe de devant était faite par un simple biais sur lequel étaient posés çà et là des groupes de deux roses rappelant celles de la coiffure. Tout le charme de cette toilette était donc dans la correction pure de son dessin, dans cette perfection de coupe qui, tout en voilant la poitrine de Bénédicte sous un plissé de tulle montant jusqu'à son médaillon, en laissait admirer la blancheur, cette blancheur septentrionale qui peut seule soutenir le voisinage du rose, couleur terrible pour les teints ordinaires. Aux bras, qui sont plus beaux que je ne m'en doutais, pas un bracelet, mais des gants longs ne laissant que peu de place entre leur extrémité et le bouillon de tulle de la manche courte.

« Voilà le compte rendu bien sec de sa toilette. Si j'avais, aussi bien que vous, l'art de peindre en écrivant, je vous dirais à quel point Bénédicte était charmante ainsi; non pas joyeuse comme un oiseau dans son plumage du printemps, mais embellie par une mélancolie qu'elle osait à peine avouer.

«Je me fais l'effet de Cendrillon, me disait-elle pendant que la voiture nous emportait, à dix heures du soir, sur le chemin de Choulans. Là où les autres jeunes personnes seront parées à ce bal, je me sens déguisée, et je tremble qu'au coup de minuit, la baguette d'un malin enchanteur ne détruise le charme dont m'a entourée une bonne fée. Elle me serrait la main. - Il me semble que je me retrouverai alors sous le feu des lustres avec mon attirail de coureuse de cachets, mon rouleau de musique à la main, mon waterproof sur les épaules, et à mes pieds ces odieux caoutchoucs que je suis obligée de chausser quand il pleut.

« Émile ne comptait pas complétement sur notre présence à ce bal; je l'avais laissé dans l'incertitude à cet égard. Néanmoins il était fort préoccupé de nous; car, bien qu'à notre entrée dans les salons il dansât avec mademoiselle Labourier, il a été un des premiers à venir nous présenter ses hommages.

« Notre arrivée avait fait sensation. Je ne vous cacherai pas, ma chère Arabelle, que les chuchotements peu bienveillants-je pourrais dire jaloux de beaucoup de mères, ont détaillé la beauté et la toilette de Bénédicte. Madame Labourier a mis assurément du dépit dans les compliments exagérés dont elle a accablé ma fille, mais le triomphe de celle-ci a été complet. Tous les jeunes gens sont ve

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