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UNE ÉCOLE LIBRE

ARCUEIL ET LE P. CAPTIER

Dans le courant de l'hiver de 1862, le conseil provincial du TiersOrdre de Saint-Dominique avait résolu unanimement l'établissement d'une nouvelle école secondaire à Paris ou dans les environs. Depuis la mort du P. Lacordaire, son fondateur, la nouvelle branche dominicaine destinée à l'enseignement se trouvait réduite à un seul collége, celui d'Oullins', berceau de la congrégation, premier champ fécondé par ses labeurs, mais désormais insuffisant au développement d'une entreprise appelée à s'étendre par la multiplication de ses membres et de ses œuvres. L'avantage d'une plus grande publicité, utile pour le recrutement des élèves et de collaborateurs capables, les demandes de plusieurs familles honorables, et surtout l'appui précieux de quelques relations illustres et sympathiques dues à la mémoire du P. Lacordaire, concouraient d'ailleurs à encourager les dominicains à une fondation parisienne.

Cette mission, grave par elle-même, et que des péripéties imprévues devaient rendre si délicate, fut confiée au P. Captier, alors prieur d'Oullins. Relevé de sa charge au mois de mars, il s'arracha

1 Créée en 1823, par M. l'abbé Dauphin, aujourd'hui chanoine de Saint-Denis, l'école Saint-Thomas-d'Aquin passa, en 1852, aux mains du P. Lacordaire, qui y établit le Tiers-Ordre enseignant de Saint-Dominique, dont les quatre premiers religieux étaient deux anciens élèves et deux professeurs de la maison. L'année suivante, l'école de Sorèze fut offerte au P. Lacordaire, qui en prit possession au nom du Tiers-Ordre et la gouverna jusqu'à la fin de sa vie. La direction du petit séminaire de Saint-Célestin, à Bourges, lui fut aussi confiée par S. Em. le cardinal Dupont. Mais la mort de ce prélat, aux instances duquel le Père n'avait cédé qu'avec peine, interrompit une tentative qui s'éloignait un peu du but de la nouvelle congrégation.

N. SÉR. T. LXI (XCVII DE LA COLLECT.). 3 LI. 10 NOVEMBRE 1874.

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par un brusque départ aux témoignages d'affectueuse estime et de regret que lui avaient mérités, de la part de ses élèves et de leurs familles, un dévouement aussi complet que patient et ingrat à ses débuts. La solitude de Chalais, séjour du noviciat, lui offrit une retraite bien nécessaire avant de rentrer en lice, et il employa ces quelques semaines de repos à préparer les armes de l'action par la prière et les œuvres de pénitence.

Pour réaliser le projet conçu, il fallait, avant tout, s'assurer d'un local convenable. Après bien des recherches, souvent déçues, le choix des mandataires du Tiers-Ordre s'était arrêté sur une propriété située à Arcueil, au sud de Paris, et connue sous le nom de château Berthollet. Cette résidence, formée de plusieurs corps de logis remontant à des époques différentes, et déjà éloignées, avait été en effet, au commencement du siècle, la demeure de l'illustre savant. Il y avait établi, sous le nom de Société des chimistes d'Arcueil, le centre de réunion d'un groupe de ses collègues. Un beau parc, planté d'arbres variés, entoure l'habitation, et, sur deux de ses côtés, l'enclos est confiné par d'autres propriétés ayant appartenu à deux amis et émules de Berthollet, Laplace et Cauchy1. Les vieillards d'Arcueil ont gardé le souvenir des fêtes du château, où la population était admise à prendre ses ébats; et, sous l'ombrage d'un magnifique cèdre du Liban, la tradition a attaché à un modeste banc de pierre le souvenir quasi historique d'une visite familière de Napoléon à son collègue de l'Institut.

La propriété de Berthollet, au moment où elle fut proposée aux dominicains, était devenue un lieu de villégiature parisienne, occupé par plusieurs groupes de locataires; disposition fâcheuse qui ajoutait aux difficultés de la prise de possession et de l'aménagement du local. On trouva une compensation à cet inconvénient dans l'avantage que présentaient une série de constructions peu propres, il est vrai, à leur nouvel usage, mais permettant d'attendre quelque temps avant d'élever de nouveaux bâtiments. La facilité des communications, assurées par le chemin de fer de Sceaux, appuyait encore le choix de cet emplacement, vaste et bien exposé, quoique peu fa

La première de ces habitations et le magnifique parc qui l'environne appartiennent encore à M. le marquis de Laplace, fils du célèbre astronome. Après avoir servi, pendant le siége de Paris, aux ambulances établies à Arcueil, cette résidence hospitalière eut, sons la Commune, un sort analogue à celui de l'école, sa voisine. Une bande de fédérés éventra les murs de clôture, sous prétexte d'y installer ses batteries, pilla le château et y mit le feu, cherchant encore à faire retomber l'odieux de ce crime sur les dominicains. La demeure plus modeste de Cauchy, sortie depuis longtemps des mains de sa famille, fut acquise et réunie à l'école quelques années après sa fondation. C'est là qu'on avait installé, avant la guerre, une école préparatoire, interrompue par le désastre du 25 mai 1871.

vorisé au point de vue de la beauté du site et de l'agrément du pay

sage.

La base matérielle de l'œuvre étant ainsi posée, restaient à remplir les formalités officielles exigées pour l'ouverture de l'école secondaire. Ces formalités, très-nettement définies par la loi de 1850, ne semblaient pas pouvoir donner lieu à des difficultés. Cependant les dispositions défavorables de la politique du moment devaient y trouver, contre toute apparence, le prétexte gratuit d'une misérable équivoque à l'aide de laquelle on s'efforça pendant six mois d'empêcher la fondation d'Arcueil, ou d'entraver son développement. Modeste par le champ restreint où elle s'engagea, mais grave à cause des principes qu'elle mettait en question, la lutte soutenue par le P. Captier à cette occasion mérite d'intéresser tous ceux qui attachent quelque prix aux progrès de la bonne éducation; et il peut être utile, aujourd'hui que la passion ne saurait plus avoir part à ce récit, de retracer avec quelques détails cet épisode des annales de l'enseignement libre.

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Le P. Captier, désigné comme supérieur d'Arcueil, ne pouvait prendre la qualité de chef d'institution, n'ayant pas subi l'examen du baccalauréat requis pour l'obtention du titre officiel. Un autre religieux, le P. D..., avait été choisi pour assumer la responsabilité légale devant l'autorité universitaire. Le dépôt des pièces exigé à cet effet eut lieu dans le commencement du mois de mai. Avant l'expiration du délai d'un mois, au bout duquel le recteur de l'Académie compétente est tenu de donner le récépissé du dépôt, le P. Captier, en ce moment à Oullins, reçut une lettre de M. Mouriez, vice-recteur de l'Académie, le mandant à Paris. Le Père accourt et se présente chez ce personnage, qui lui signifie officiellement le refus du récépissé et du certificat de stage nécessaire pour compléter le dossier du P. D...

Pour faire comprendre toute l'étrangeté de cet acte arbitraire, il est bon de rappeler qu'aux termes de la loi, les Académies ne peuvent se dispenser de la constatation du dépôt fait dans les formes prescrites, et ne sont fondées à former opposition au projet d'un établissement d'enseignement secondaire que dans le cas, soit d'incapacité morale du chef d'institution proposé, soit d'insuffisance reconnue du local, après examen. Or il ne s'agissait de rien de pareil. Mais le ministre de l'instruction publique1 déclarait péremptoire

1 M. Rouland.

ment, par l'organe du vice-recteur, que les fondateurs de l'école d'Arcueil étant des religieux non reconnus par l'État, leur projet ne pouvait avoir de suite, et qu'ils devaient se retirer purement et simplement. Le récépissé et le certificat de stage étaient refusés, toujours parce que les demandeurs étaient des religieux1.

Quelques jours après, le P. Captier recevait les explications suivantes, données par le ministre à Mgr Maret, qui inaugurait dès lors en faveur de la nouvelle école son haut et bienveillant patronage, continué avec tant de dévouement dans les bons et les mauvais jours.

1. C'est une règle d'État depuis trois ans, avait dit le ministre, de n'accorder aux congrégations non autorisées aucune permission pour fondation de nouveaux établissements.

2o L'application de cette règle générale n'a rien de particulier au Tiers-Ordre de Saint-Dominique.

3o Plus tard, dans un an peut-être, on saurait si on pouvait se relâcher de cette rigueur.

4° Enfin, tout éclat et toute publicité donnés à cette affaire pourraient tourner au détriment de la congrégation du Tiers-Ordre.

D'autre part, le Père recevait l'assurance que le conseil départemental ayant été saisi de l'affaire d'Arcueil, avait reconnu les droits des fondateurs, désignés cependant comme dominicains.

Ces renseignements furent bientôt confirmés dans une audience accordée par le ministre de l'instruction publique. Selon lui, toute communauté religieuse non reconnue pourrait être bannic de France, et ne subsiste que par le bon plaisir du chef de l'État, qui veut bien ne faire de la loi de l'an VIII qu'une arme défensive. La loi même de 1850 ne donnerait pas aux religieux le droit d'ouvrir des établissements d'instruction secondaire; et le ministre trouvait étonnant qu'on eût songé à acheter Arcueil sans avoir obtenu l'autorisation du gouvernement. Cette interprétation plus que sévère était accompagnée d'encouragements flatteurs pour le Tiers-Ordre, d'espérances montrées dans l'avenir; mais, en dernier lieu, on déclarait ne pas vouloir la fondation en ce moment.

Le P. Captier répondit en distinguant une double question de convenance et de droit la convenance, urgente pour le Tiers-Ordre, de poursuivre la fondation annoncée, et, pour le gouvernement, de la tolérer en toute hypothèse. Puis, sans s'arrêter à cette première considération, il invoquait surtout le droit comme étant le véritable

1

Extrait, ainsi que tous les documents qui ont servi à ce récit, d'une correspondance très-détaillée où le P. Captier consignait presque au jour le jour le résultat de ses démarches.

objet de cette conférence. Les religieux non reconnus par l'État ne peuvent, du moins, être privés du bénéfice du droit commun, et ce droit, fût-il dénié aux communautés en général, les maisons d'enseignement le recouvrent par la loi de 1850.

A la fin de cet entretien, le ministre ayant fait allusion à la possibilité d'obtenir pour la fondation d'Arcueil un acte de tolérance spécial, si les religieux du Tiers-Ordre promettaient de s'en tenir là, et de renoncer aux fondations que l'avenir leur offrirait, le P. Captier repoussa cette ouverture en déclarant qu'il ne voulait pas plus se poser en solliciteur que faire de l'opposition systématique; qu'il ne visait qu'à un développement court et prudent de l'œuvre commencée par le P. Lacordaire, sans vouloir toutefois, par aucun précédent, favoriser une interprétation de la loi qui lui paraissait injuste et erronée. En conséquence, et pour ne pas trahir la cause des ordres religieux, les formalités légales ayant été remplies, on irait en avant, et, au 1er juillet, on ouvrirait la maison.

Trois jours après cette audience, le vice-recteur signifiait officiellement au P. Captier le résultat de la décision ministérielle, confirmée en haut lieu; et, comme conséquence, renvoyait le dossier, dont on refusait le dépôt.

Ces premières discussions indiquent très-nettement l'attitude prise par le gouvernement dans cette affaire, et celle des fondateurs de la. nouvelle école.

Le P. Captier avait invoqué le droit, et, sans négliger les moyens honorables qui pouvaient être employés pour fléchir la résistance du pouvoir, il était résolu à se maintenir dans cette forte et loyale position, et à y renfermer ses adversaires.

Ceux-ci, c'est-à-dire le ministère de l'instruction publique, et plus tard ceux des cultes et de l'intérieur, cherchaient à transporter le terrain de la lutte dans le champ, aussi vaste que mal délimité, de la convenance politique. Ils devaient tour à tour se servir des lois contre la liberté religieuse, et des dispositions restrictives ou douteuses de la législation spéciale de l'enseignement, exploiter les craintes des établissements religieux existants et les timidités de l'opinion catholique, enfin user (ils l'espéraient du moins) la patience de leur antagoniste par les délais, les retards et les lenteurs administratives.

Sans entrer dans des développements étrangers à notre sujet, il est bon de rappeler ici quelles étaient alors les dispositions du gouvernement impérial à l'égard de ceux qu'on commençait à appeler les cléricaux. Napoléon III, après avoir, au commencement de son règne, compromis par son alliance la cause catholique, plus qu'il ne la servit par les témoignages très-réels de bienveillance et de faveur

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