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M. ÉLIE DE BEAUMONT

SA VIE ET SES TRAVAUX

Les sciences d'observation ou d'expérience qui sont parvenues à un degré avancé de perfectionnement ont, en général, été tirées du chaos par un homme de génie. Elles se seraient longtemps, peut-être, trainées dans l'ornière des théories vagues ou fausses, si une main puissante n'était venue leur imprimer une impulsion vigoureuse et les lancer avec rapidité dans la bonne voie. Ainsi Kepler, en découvrant les lois du mouvement des planètes autour du soleil, a jeté les fondements de l'astronomie moderne; Lavoisier, en basant sur l'expérience des théories dont les innombrables travaux de notre siècle ont confirmé l'exactitude, a fait sortir la chimie des sentiers sans issue où l'avaient poussée les alchimistes. Linné a régénéré la botanique, Cuvier a créé l'anatomie comparée. On peut dire de l'homme éminent dont nous déplorons la perte récente, qu'il a été, sinon le fondateur, du moins le législateur de la géologie. Nos lecteurs nous en voudraient certainement si nous laissions échapper cette triste occasion de rendre un hommage bien mérité au caractère si noble et si chrétien à l'esprit si élevé et si fécond, dont l'influence sur les progrès de la science se fera encore sentir pendant de longues années.

I

Jean-Baptiste-Armand-Louis-Léonce Élie de Beaumont naquit le 25 septembre 1798, au château de Canon, propriété de sa famille, située à quelques lieues de la ville de Caen. Il était le petit-fils de Jacques Élie de Beaumont, qui fut le premier avocat de son temps, et du président Dupaty, le spirituel auteur des Lettres sur l'Italie. Son

enfance s'écoula au milieu des guerres de Napoléon Ier, qui produisirent sur son esprit une impression profonde, dont on retrouve de nombreuses traces dans ses écrits. Il fit ses études au collége Henri IV, où il se fit remarquer de bonne heure par son amour du travail et son goût pour les mathématiques. A dix-neuf ans, il fut reçu à l'École polytechnique, où son ardeur pour l'étude ne se refroidit pas il en sortit le premier de sa promotion, dépassant des camarades tels que H. de Saussure, le général Didion, qui, cependant, devaient acquérir aussi quelque célébrité.

Il choisit la carrière d'ingénieur et entra à l'École des mines, où il continua à remporter les plus brillants succès; les rapports qu'il rédigea à la suite de ses voyages d'instruction sont de véritables mémoires originaux dans lesquels ses professeurs reconnurent de suite son goût et ses aptitudes pour les études géologiques. Il n'avait pas encore le titre d'ingénieur, lorsque, en 1823, il fut envoyé en Angleterre avec M. Dufrénoy, pour étudier les progrès de l'industrie métallurgique dans ce pays. En même temps, les deux voyageurs devaient s'instruire, auprès des géologues anglais, de la marche suivie par eux pour la confection de leur belle carte géologique de la GrandeBretagne, et recueillir les moyens de faciliter l'accomplissement d'un pareil travail, dont l'entreprise venait d'être décidée par la France. En 1824, après son retour d'Angleterre et la rédaction de son rapport sur l'exploitation des minerais métalliques dans ce pays, il fut nommé ingénieur ordinaire des mines à Rouen. Au bout d'un an, suffisamment préparé par ses études spéciales et ses voyages scientifiques, il commença, de concert avec Dufrénoy, les explorations géologiques qui, poursuivies pendant dix années consécutives, fournirent à ces deux ingénieurs les matériaux nécessaires à l'exécution de la Carte géologique de la France. Ce travail fut, pour Élie de Beaumont, l'occasion de découvertes scientifiques de la plus haute portée, dont il publiait au fur et à mesure les résultats dans des Mémoires sur lesquels nous reviendrons tout à l'heure.

Les hautes facultés dont il donnait la preuve dans l'exécution de ces travaux n'avaient pas tardé à appeler sur lui l'attention de ses chefs et des corps savants. Dès l'année 1827, il avait été choisi pour suppléer Brochant de Villiers dans la chaire de géologie de l'École des mines, dont il fut nommé titulaire en 1835. En 1832, la seule chaire d'histoire naturelle que possédât le Collège de France devint vacante par la mort de Cuvier. Élie de Beaumont fut désigné par l'assemblée des professeurs, de préférence à des concurrents déjà célèbres, pour succéder à l'illustre naturaliste. En même temps, il recevait, dans le corps des mines, un avancement exceptionnel :

après neuf ans de grade d'ingénieur ordinaire, il méritait d'être nommé ingénieur en chef.

L'importance de ses travaux, dans une science qui avait alors, peut-être, plus d'adeptes dans certains pays de l'Europe qu'en France même, attira promptement sur son nom l'attention des savants étrangers. Un grand nombre de sociétés savantes, l'Académie des sciences de Berlin, la Société Royale de Londres, pour citer les principales, s'empressèrent de se l'attacher soit comme membre correspondant, soit comme associé. Enfin, en 1835, après la mort de Claude Lelièvre, l'Académie des sciences de Paris fut heureuse de lui ouvrir ses portes.

Jusqu'en 1841, les travaux relatifs soit à la contruction de la carte géologique, soit à la surveillance de son exécution, soit à la rédaction de l'Explication qui l'accompagne, absorbèrent la plus grande partie de son temps. A partir de cette époque, et jusqu'à la fin de sa carrière, il recueillit et mit en œuvre les matériaux destinés à confirmer, par des preuves nouvelles, la théorie des révolutions du globe, à laquelle l'avaient conduit ses premières études. Cette théorie est exposée sous sa forme définitive dans la Notice sur les systèmes de montagnes, qu'il publia en 1852, et dans laquelle il résume tous les résultats de ses propres recherches et de celles de ses élèves dans la voie nouvelle qu'il avait ouverte à la géologie.

La grandeur et l'originalité de ses vues ne pouvait qu'accroitre sa réputation et son autorité dans la science. Aussi, lorsque, en 1853, l'Académie perdit l'un de ses secrétaires perpétuels, l'illustre François Arago, elle pensa que personne n'était plus digne qu'Élie de Beaumont de recueillir cette glorieuse succession.

La grande situation qu'il occupait dans le monde savant le désignait naturellement pour faire partie d'une assemblée où devaient être réunies les principales illustrations de la France: aussi fut-il appelé au Sénat, dès l'époque de sa formation. Il eût été à souhaiter que ce grand corps ne fût composé que d'esprits aussi droits et aussi indépendants que l'était Élie de Beaumont. En 1861, il fut nommé grand officier de la Légion d'honneur.

Inspecteur général depuis 1847, il avait été appelé, en 1861, à la vice-présidence du conseil général des mines. Toutes les distinctions dont peut être honoré un savant, il les avait obtenues sans jamais en avoir sollicité aucune. « Grand exemple! utile leçon ! » s'écrie à ce propos M. Dumas dans le dernier adieu qu'il lui a adressé au nom de ses confrères de l'Académie; « le travail, les dons du génie, la sérénité de l'âme et la dignité de la vie suffisent dans notre pays,

dont il ne faut pas trop médire, pour élever les hommes à leur niveau 1. >>

Mais, en 1868, arriva pour lui l'âge obligatoire de la retraite2: il était impossible que la science et les services publics fussent privés complétement du concours d'un homme auquel l'âge avait laissé toute son activité et sa fécondité d'esprit. Aussi, ne voulant pas l'enlever à cette École des mines, où s'était écoulée son existence presque tout entière et à laquelle l'attachaient tant de liens, l'administration créa pour lui un poste qui ne pouvait être confié à de meilleures mains, celui de directeur de la publication de la Carte géologique détaillée de la France, suite naturelle de la Carte générale, à l'exécution de laquelle il avait pris une si grande part.

C'est dans la surveillance assidue de ces grands travaux et dans l'accomplissement consciencieux de ses fonctions de secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences que s'écoulèrent ses dernières années, dont le calme devait être troublé si profondément par de cruels malheurs de famille et par les tristes événements de la guerre et de la Commune.

Obligé d'entreprendre, pour la préparation de la carte géologique ou pour ses études particulières, de longs voyages dans toutes les parties de la France et de l'Europe, M. Élie de Beaumont avait dû renoncer pendant longtemps aux douceurs de la vie de famille. Lorsque l'achèvement de ses principaux travaux lui permit de mener une existence plus tranquille, il songea à se marier et trouva en effet, dans l'illustre famille de Quélen, une compagne aussi dévouée que distinguée et intelligente, et dont l'aimable société lui promettait une heureuse vieillesse. Mais la Providence ne lui réservait pas une pareille satisfaction: après quelques années seulement d'une union qu'aucun nuage ne semblait devoir assombrir, Madame Élie de Beaumont fut enlevée, par une mort prématurée, à l'affection de son mari, que cette perte cruelle devait laisser inconsolable.

Peu de temps après, le spectacle des malheurs de sa patrie vint accroître encore la tristesse profonde qui le minait. Malgré son grand âge et l'affaiblissement de sa santé, à l'approche de l'armée allemande, il resta courageusement à Paris, ne voulant pas que l'École des mines et l'Académie, les deux objets de ses constantes préoccupations, fussent exposées à des périls qu'il n'aurait pas pu contribuer à écarter ou dont il aurait été empêché d'atténuer les effets. Rivalisant de zèle avec son illustre collègue M. Dumas, par

1 Discours prononcé aux funérailles de M. Élie de Beaumont, par M. Dumas. * Dės 1852, il avait confié à l'un de ses anciens élèves, devenu depuis son confrère à l'Académie des sciences, la mission de le suppléer dans son enseignement du Collège de France.

son exemple il encouragea l'Académie tout entière dans la belle conduite qu'elle tint à cette époque le cours ordinaire des séances. ne fut pas interrompu une seule fois, même pendant le bombardement, et les Comptes rendus donnent la preuve de l'ardeur avec laquelle chacun cherchait les moyens de perfectionner les engins de défense, ou d'établir les communications avec le dehors, ou d'adoucir les souffrances des assiégés.

Le 18 mars lui-même et les atrocités de la Commune ne lui firent pas quitter son poste. Et cependant, l'une des gloires de la France, et de plus ancien sénateur de l'Empire, comme l'infortuné président Bonjean, il présentait toutes les qualités requises pour constituer un otage précieux entre les mains des forcenés qui étaient alors maitres de la capitale. Il savait bien quels dangers il courait; mais il comprenait le sentiment du devoir autrement que sa famille et ses amis, dont les supplications ne l'ébranlèrent point dans sa résolution. Le lundi 22 mai, jour ordinaire des séances de l'Académie, pendant que les troupes de Versailles effectuaient leur entrée dans le faubourg Saint-Germain, on le vit traverser les rues arrosées de sang et tourner les barricades encore fumantes, pour se rendre au palais de l'Institut, faire acte de présence dans la salle des séances, et constater par lui-même l'état de la bibliothèque et des collections. confiées à ses soins.

Tant d'émotions avaient altéré sa santé plus profondément encore que ne le supposaient ses parents et ses amis. Cette année, comme les précédentes, à l'époque des vacances, il avait réuni sa famille autour de lui dans son château de Canon, antique propriété de ses ancêtres et son berceau à lui-même. Quatre jours avant le 25 septembre, soixante-seizième anniversaire de sa naissance, ses petits-neveux venaient de répéter devant lui quelques fables de La Fontaine qu'ils avaient apprises à cette occasion. Lui-même leur avait répondu en récitant de mémoire, et sans en oublier un mot, la fable le Rat de ville et le Rat des champs, après quoi il était remonté tranquillement dans sa chambre. C'étaient les dernières paroles qu'il devait prononcer... Quelques heures après on le trouva étendu sans vieil avait été frappé d'un attaque d'apoplexie foudroyante.

<< Mais, dit M. Dumas, Élie de Beaumont comprenait tous ses devoirs; il n'en négligeait aucun; il était toujours prêt, et si l'ange de la mort l'a touché de son aile sans l'avertir, il ne l'a point surpris. Il était de ceux dont les dettes sont toujours payées. Son âme immortelle et pure a dû quitter sans trouble et sans effroi cette terre, dont il a tant contribué à révéler les splendeurs ou à faire admirer les harmonies. Elle pouvait remonter calme vers les régions sereines, objet constant des aspirations de notre vénéré confrère, et

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