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miral, c'est singulier! Qu'est-ce que ça peut lui faire, à ce blanc, que j'enlève des femmes à Kringer?

On comprend que, pour éviter d'être joués d'une pareille manière, nous eussions un vif désir d'être en état de nous faire entendre nous-mêmes des populations auxquelles nous allions avoir affaire. Heureusement, nous nous trouvions, pour arriver à ce résultat, avoir devant nous une facilité excessivement rare en Afrique. Les trèsnombreuses tribus sur le territoire desquelles nous étions destinés à passer ont naturellement une langue qui leur est propre; mais les nécessités du commerce les ont, par degrés, amenés à les connaître presque toutes, et à employer pour leurs affaires celle des Mpongwés, ou Gabonnais; et cela s'explique les Gabonnais avaient autrefois le monopole presque exclusif du trafic avec tous leurs voisins de l'intérieur; ces voisins ont naturellement appris leur langue, et l'ont, à leur tour, importée dans les tribus auxquelles ils allaient revendre les marchandises venues du Gabon. Le mpongwé a de cette façon pénétré, petit à petit, extrêmement loin dans l'intérieur de l'Afrique. Ainsi, il est connu des Madoumas et des Oshébos, qui habitent les bords de l'Ogooué, à plus de six cents milles de la côte. Mais dans tous ces pays ce n'est qu'une langue commerciale, qui est seulement entendue par les chefs, les féticheurs et les traitants, en un mot, par les lettrés de tous ces pays. Il n'en est pas moins vrai qu'avec cette seule langue mpongwé nous pouvions nous faire comprendre de plus de vingt peuples différents. Au reste, le mpongwé n'est ni désagréable à entendre ni extraordinairement difficile à parler. Chose extrêmement remarquable, cette langue, qui naturellement n'a jamais été écrite, a traversé des siècles chez les sauvages, en se conservant parfaitement rationnelle et philosophique. Elle a ses singuliers, ses pluriels, ses déclinaisons, sa syntaxe. Elle accorde de trèsnombreux sacrifices à l'euphonie; mais les missionnaires ont pu en faire, les uns (les catholiques) une grammaire française, les autres (les presbytériens) une grammaire anglaise, en suivant entièrement le plan de nos grammaires françaises ou anglaises. Il est à remarquer que beaucoup de mots mpongwés se retrouvent dans les dialectes parlés par les diverses tribus de l'Afrique orientale, ce qui assignerait à tous ces peuples une provenance commune. Du reste, les Gabonnais ont la prétention d'être les seuls qui parlent purement leur langue, et se moquent constamment de la prononciation et des idiomes des autres tribus.

Cependant le temps s'écoulait et les forces ne revenaient pas. Malgré notre impatience et notre ardent désir de pénétrer dans l'inté rieur, il nous était tout à fait impossible d'affronter les fatigues d'une pareille expédition, et nous nous ennuyions beaucoup, atten

dant tristement le retour de la santé, qui se serait peut-être fait désirer longtemps sans l'extrême obligeance de M. Guisolfe. Cet officier, qui nous a toujours témoigné la plus vive sympathie, nous avait souvent invité à l'accompagner à son bord dans des excursions qu'il faisait au Cama et sur quelques points peu éloignés du Gabon. Jusque-là, nous n'avions pas pu venir; mais, au commencement de mars, se présenta l'occasion de faire un voyage si intéressant pour nous, et nous résolûmes, coûte que coûte, de l'entreprendre. Le Marabout avait reçu l'ordre de se rendre au FernandVaz, et d'y séjourner pendant un mois. Le Fernand-Vaz est un vaste et magnifique estuaire sur les bords duquel est situé le pays de Cama, principal théâtre des chasses de M. Duchaillu. Les descriptions de ce voyageur nous avaient enflammé d'ardeur; aussi, au moment où M. Guisolfe nous invita à l'accompagner, il fut pris au mot, et nous nous installâmes presque de suite sur son bâtiment. Le commandant, un peu inquiet d'avoir à son bord des amis aussi mal portants, fit en cachette provision de toute sorte de remèdes dont, heureusement, nous n'eûmes pas besoin. Embarqués le 8 mars au soir, le 9, à trois heures du matin, nous levions l'ancre. Le Marabout est un aviso fort joli et fort confortable, quand on y reçoit l'hospitalité du commandant; mais, au point de vue de la vitesse, il laisse un peu à désirer: quatre noeuds à l'heure sont une brillante moyenne pour lui. Aussi il était presque nuit quand nous mouillâmes dans la baie que le grand bras de l'Ogooué forme à l'une de ses embouchures septentrionales. De ce point au Fernand-Vaz on peut suivre deux routes: la première consiste à doubler le cap Lopez et à entrer dans l'estuaire par la barre dite du Pionnier; la deuxième, à remonter le cours de l'Ogooué et à gagner le Fernand-Vaz par le bras du Npouloumé. La route la plus courte et la plus simple est évidemment la première; malheureusement, la barre du Pionnier (ainsi nommée parce qu'elle a été franchie une fois par le petit bâtiment de l'État qui porte ce nom) est dangereuse, et de plus peu praticable pour le Marabout. Le commandant prit donc la voie de l'Ogooué. Malgré les nombreux sondages qui y ont été exécutés par les officiers de la marine française, l'entrée de l'Ogooué est très-difficile, car elle est hérissée de bancs de sable au milieu desquels un chenal fort étroit permet seul de passer, et les pilotes noirs, habitués à guider des barques, et non des bâtiments, n'y connaissent absolument rien. C'était le cas du nôtre, un Gabonnais nommé Raphaël, que le gouvernement paye assez cher pour faire d'assez mauvaise besogne. Cependant, après deux heures de tâtonnements, nous pénétrions enfin dans le fleuve, que nous remontâmes paisiblement pendant tout le reste du jour. C'est avec une

vive curiosité, mêlée d'un peu d'émotion, que nos regards se portaient pour la première fois sur cet Ogooué, qui allait bientôt être le théâtre de nos fatigues et de nos efforts, et sur lequel nous avions fondé tant d'espérances; mais nous ne vimes pas, je suis obligé de le dire, grand'chose de nouveau.

Dans la première partie de leur cours, tous les fleuves se ressemblent sur la côte d'Afrique; il faut d'abord franchir un réseau de quarante à cinquante milles sur lesquels s'enchevêtrent d'énormes palétuviers quoi de plus triste que ces immenses forêts dont rien. ne vient égayer la monotonie; elles forment un vaste dôme à des marais d'où s'élèvent des miasmes fétides, des exhalaisons délétères et qui ne servent d'abri qu'aux bêtes féroces et aux reptiles immondes. Aussi c'est avec joie que nous saluons les palmiers et les bombax qui marquent la fin de cette vilaine région. Dans tout ce premier voyage, nous ne voyons pas encore l'Ogooué dans toute sa beauté, tel qu'il est, par exemple, vers son confluent avec le Ngounié; mais il se distingue déjà par de surprenantes variations dans la largeur de son cours; tantôt il s'étale comme un lac, tantôt il se resserre dans un lit étroit dont les berges ne sont pas distantes de plus de cent mètres les unes des autres. Le 12 mars, dans la matinée, nous nous engagions dans la coulée étroite du Npoulomé, passage frayé au milieu des roseaux d'un immense étang et qui est la plus navigable des voies de communication de l'Ogooué avec le Fernand-Vaz. Cette voie n'est d'ailleurs praticable que pendant la saison des pluies. Dans beaucoup d'endroits la sonde ne donnait que trois mètres de profondeur, et cette profondeur était encore très-réduite lors de notre retour, un mois après. La coulée du Mpoulomé va toujours en s'élargissant beaucoup, et au bout de quelques milles finit par devenir une rivière assez considérable. Nous atteignîmes le Fernand-Vaz vers deux heures de l'après-midi; à quatre heures, nous jetions l'ancre à son embouchure, en face d'une cabane surmontée d'un drapeau tricolore; c'était la douane française. L'arrivée du Marabout dans le Fernand-Vaz, où il venait pour la deuxième fois, produisit une immense agitation sur les bords du fleuve. Le pauvre douanier, un quartier-maître de la marine, détaché dans ce poste solitaire, a depuis longtemps épuisé ses provisions; il voit avec joie arriver le pain et le vin dont la privation lui est si dure; il va aussi recevoir ses lettres qui ne lui sont pas arrivées depuis sept ou huit mois et serrer la main à ses camarades de la marine aussi on peut dire qu'il est aux trois quarts fou de joie; les négociants inquiets, harcelés par les tracasseries, souvent par les menaces des noirs, ont salué avec bonheur l'apparition du drapeau français, et eux aussi se préparent en toute hâte à venir souhaiter la bienvenue au com

mandant et à lui exposer leurs griefs contre les indigènes; à leur tour les nombreux noirs coupables de vols, d'insultes ou de délits de toute sorte envers les factoreries, s'empressent de se réfugier dans des forêts impénétrables, où la vindicte publique ne pourra pas les chercher. De leur côté les chefs et une foule de gens qui ont des palabres à faire régler s'apprêtent à aller trouver le commandant français.

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Ce mot de palabre, constamment employé sur toute la côte d'Afrique, et qui reviendra souvent dans notre récit, est sans doute peu connu des lecteurs du Correspondant; il est assez difficile à bien expliquer, car il se prend dans des acceptions assez diverses: en principe, on appelle palabre toute discussion qui doit se dénouer par un jugement arbitral, et le mot de palabre désigne le procès tout aussi bien que le tribunal qui le juge. On se sert aussi communément du même mot pour indiquer toute difficulté, querelle, tout danger même que l'on peut s'attirer avec les noirs en faisant un acte quelconque. Ainsi l'on vous dira: « Ne passez pas ici, ne tirez pas de coups de fusil près de ce bois sacré, etc.,» sans quoi quoi vous aurez un grand palabre. Les blancs ont malheureusement, fort souvent, des palabres avec les noirs. Les noirs en ont constamment entre eux. Le règlement de ces palabres, entre noirs, est ordinairement confié aux chefs ou féticheurs d'une tribu ou d'un village voisin il dure invariablement très-longtemps et est l'occasion de discours interminables, de nombreuses cérémonies, quelquefois de rixes sanglantes qui donnent alors, elles-mêmes, lieu à de nouveaux palabres plus interminables encore. Le commandant français, outre les affaires entre les agents des factoreries et les nègres qui lui reviennent de droit, est très-fréquemment pris comme arbitre dans les querelles que les noirs ont les uns avec les autres. Dans ce cas, il se conforme, pour prononcer son jugement, aux lois et usages du pays. Règle générale, les palabres ont pour origine des questions de femmes ; et cela se comprend : au Cama, comme à très-peu d'exceptions près dans tous les pays de l'Afrique équatoriale, on considère les femmes comme une propriété lucrative que l'on paye assez cher et dont il faut tirer le plus de revenu possible. La femme est un être intermédiaire entre l'homme libre et l'esclave; mais ses charmes doivent rapporter autant et même plus de bénéfice que le travail de l'esclave. Aussi les maris sont toujours prêts à céder et même à offrir leurs femmes au premier venu; s'il est riche, il payera; s'il est pauvre et incapable de payer, il deviendra l'esclave du mari. La somme que ce dernier peut réclamer est fixée par la loi à 50 francs, lorsqu'il n'y a pas eu de convention faite à l'avance. Les femmes servent aussi comme instrument de crédit dans le commerce; s'agit

il de contracter une dette, on donne une ou plusieurs de ses femmes en garantie; quelquefois le gage s'enfuit, il s'ensuit alors des palabres interminables. Ce jour-là, à bord du Marabout, nous fùmes encombrés de maris qui se plaignaient de ne pas avoir reçu d'indemnité suffisante, ou d'amants qui se plaignaient qu'on leur réclamât l'indemnité déjà fournie. Un certain Cachou, nègre employé à la douane, avait abusé de la splendeur que son attache officielle faisait rejaillir sur sa personne pour refuser à un mari spolié un payement justement demandé. M. Guisolfe, après avoir bien et dûment entendu la cause, fit mettre Cachou aux fers, et la somme de 50 francs fut immédiatement prélevée sur sa paye, afin que force restât à la loi. Nous admirions toujours le sang-froid et la patience avec lesquels le commandant écoutait et jugeait toutes ces causes ignobles. Il s'en tira, du reste, à l'entière satisfaction des noirs, ce qui, certes, n'était pas facile. Cependant, un à un, suivant la distance qui les séparait du lieu de notre escale, arrivaient les chefs de factorerie établis sur les bords du Fernand-Vaz. L'année précédente, lors de sa première apparition dans l'estuaire, le Marabout les avait trouvés dans une situation critique. Les habitants du Cama, comme leurs voisins du cap Lopez, avec lesquels ils sont étroitement liés, ont quelques bonnes qualités; ils sont assez intelligents, braves el susceptibles, quand ils le veulent, de faire d'excellents travailleurs ; mais, en revanche, ils sont turbulents, ivrognes, querelleurs et d'une rapacité incroyable. Tous considèrent les blancs comme possesseurs de richesses sans bornes. Pour eux, le blanc est une éponge qu'il faut savoir presser pour en extraire des biens de tout genre. Aussi leurs exigences vis-à-vis des facteurs étaient-elles devenues une véritable tyrannie. Tout-puissants par leur force numérique, enhardis par l'impunité, ils se faisaient servir, les armes à la main, tout ce dont ils avaient besoin, menaçaient sans cesse de piller ou d'incendier la factorerie, et auraient ruiné tous les établissements commerciaux si le Marabout n'était arrivé à temps. L'owaro-toutou (bateau à fumée) changea, par sa présence, la face des choses. L'énergique attitude de M. Guisolfe, l'affirmation qu'il reviendrait au premier trouble et punirait sévèrement les coupables, furent si efficaces, que maintenant les agents des factoreries déclarent qu'ils ont joui depuis ce temps d'une sécurité complète. Tous venaient remercier le commandant, ils venaient aussi dans l'espérance de trouver à bord un docteur, car ils souffraient de plaies profondes aux jambes. Ils furent déçus dans leur attente; nous pûmes seulement leur donner un peu de vin aromatique et de quinquina. Au Gabon, j'ai généralement entendu attribuer cette cruelle maladie à l'excès des boissons alcooliques. Ces messieurs étaient Anglais, et, je dois

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