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provoquèrent un badigeonnage discordant. Dans ces pages, où les corrections et les amendements consignés à diverses dates, au lieu de la variété qu'en espérait l'auteur, ont apporté une sorte d'incohérence, tel jugement appartient à l'ultra de 1815; tel autre est inspiré par les rancunes ministérielles de 1825. Heureux encore l'écrivain lorsqu'en racontant les tristesses de l'exil où il vient de visiter trois générations royales, il ne s'inquiète pas de faire accepter ses actes, au prix des plus singulières interprétations, par Armand Carrel, dont il vient de suivre le convoi, et par Béranger, qui va bientôt suivre le sien.

En recherchant, par exemple, dans le cours de ces dix volumes, les jugements successivement énoncés sur Napoléon, qu'y trouvonsnous? En avril 1814, à l'heure de la chute de l'Empire coïncidant avec l'invasion, l'aventurier corse a « plus corrompu les hommes, plus fait de mal au genre humain, que tous les tyrans de Rome réunis, depuis Néron jusqu'au dernier persécuteur des chrétiens; et quelques années encore d'un pareil règne auraient suffi pour faire de la France une caverne de brigands. » Bientôt la passion s'apaise, et tandis que le prisonnier de l'Europe paye sa dette à la justice des hommes sur le rocher où il expire, M. de Chateaubriand, ambassadeur à Berlin et à Londres, retrouve, avec une position haute et sereine, l'équité qui sied à son génie. Il écrit en 1822 ce parallèle de Napoléon et de Washington, consigné au tome Ier des Mémoires, qui contient le jugement le plus solide porté sur deux hommes dont l'un parvint à fonder une nation, pendant que l'autre ne songea jamais qu'à grandir une famille. « Napoléon veut, comme un dieu d'Homère, arriver en quatre pas au bout du monde; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. D'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire; mais, en écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille. » L'écrivain est ici dans la juste mesure de la vérité. Mais bientôt son point de vue se modifie, et, à un très-légitime hommage rendu au génie de Napoléon, succède une sorte de faveur pour l'œuvre même de l'Empire. Celui-ci profite de tout ce que perd la monarchie légitime, et, à chaque pas de l'homme politique vers l'opposition, Napoléon fait un pas vers la popularité. C'est surtout après la révolution de Juillet que ces progrès-là deviennent plus éclatants. Sans s'engager directement dans la croisade alors commencée par certains historiens et certains poëtes pour l'apothéose du grand homme dont les cendres vont dormir aux Invalides, M. de Chateaubriand la suit avec d'autant plus de sympathie qu'elle

met en relief les hontes du gouvernement de pot-an-feu qui hésite à bouleverser l'Europe afin de se consolider. Peu après, il va jusqu'à conseiller au jeune prince qu'il nomme son petit roi, si jamais la voie du trône lui était ouverte, de se tailler un programme qui pût donner une satisfaction simultanée aux poëtes lyriques officiant alors sur l'autel de la place Vendôme, et aux publicistes démocrates aspirant à préparer par la guerre universelle l'avènement de la république. Placé, après 1830, à un pareil point de vue, on voit, sans trop d'étonnement, l'auteur de Buonaparte et les Bourbons paraître à Arenenberg au retour d'un pèlerinage monarchique à Prague, lier une gracieuse correspondance avec la reine Hortense, et recevoir du prince Louis-Napoléon des lettres telles, nous dit-il, que les Bourbons ne lui en avaient jamais écrit de semblables. On s'explique dès lors qu'il y ait répondu par cette déclaration finale, qui n'était pas pour décourager un prétendant, que « si Dieu, dans ses impénétrables con seils, avait rejeté la race de saint Louis, et si nos mœurs ne nous rendaient pas l'état républicain possible, il n'y aurait pas de nom allant mieux que le sien à la gloire de la France. »

On voit combien l'Empire a, durant vingt années, profité des déceptions et des colères de l'illustre écrivain. Ne lui en déplaise, il n'est pas interdit de trouver que Napoléon doit beaucoup trop de reconnaissance à M. de Villèle et à M. de Polignac, et de préférer à un pareil pot-pourri le pot-au-feu de la monarchie constitutionnelle.

Ce n'est pas, qu'on en soit bien persuadé, pour la vulgaire satisfaction de projeter des ombres sur la renommée littéraire la plus éclatante de notre siècle, que je relève, dans ces Mémoires, cette preuve d'inconsistance prise en exemple au milieu de tant d'autres. Mon but est d'arriver à la solution d'un problème que je m'étais depuis longtemps posé, celui qu'a soulevé la chute si imprévue d'un écrit auquel son auteur avait, durant plus de trente ans, rattaché les plus chères espérances de sa vie. Qu'on joigne à ce défaut d'harmonie une confusion presque perpétuelle dans la composition de l'œuvre elle-même, qu'on place le public en présence d'un gros livre où le récit est fréquemment interrompu par de longues correspondances qui produisent parfois l'effet d'une vitrine d'autographes tirant leur seule importance de la signature, qu'on tienne compte de l'embarras résultant de dates et d'événements fort mal liés les uns aux autres, et l'on comprendra l'impression première sous laquelle ont succombé ces Mémoires, malgré tant d'éclatantes beautés. Ce livre a été, sous quelques rapports, beaucoup trop travaillé, tandis que, sous d'autres, il ne l'a pas été assez. On peut se plaindre de l'excès

10 OCTOBRE 1874.

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du travail à cause des nombreuses retouches qui en ont altéré le premier jet1; il faut en regretter plus encore l'exécution précipitée; il faut déplorer surtout que l'auteur, par excès de confiance ou par excès de lassitude, ait cru pouvoir se départir du soin d'agencer avec quelque art les diverses parties de son sujet, et se dispenser d'établir entre celles-ci des proportions dont l'absence n'est pas le moindre défaut de ce vaste recueil de narrations plutôt juxtaposées que fondues.

Ce qui a manqué à l'auteur des Mémoires, c'est un Fontanes pour sa vieillesse. Aucun écrivain n'avait plus profité que M. de Chateaubriand des conseils de la critique, et ne les avait, aux débuts de sa carrière, recherchés et acceptés avec une plus cordiale déférence. L'éminent ami qui les lui prodigua à sa rentrée de l'émigration pour les lui continuer durant tout l'Empire, n'était pas moins autorisé auprès de lui par la sûreté de son goût que par la grandeur de ses services. De l'indigeste fatras des Natchez, M. de Fontanes l'avait aidé à faire sortir des chefs-d'œuvre. Par la rudesse de ses observations et l'obstination de ses avis, il l'avait conduit à refaire presque en entier le poëme des Martyrs, dont la seconde édition diffère totalement de la première. Un pareil homme, placé dans les conditions où se trouvait, vis-à-vis de son ami, le Grand Maître de l'Université impériale, aurait seul pu dire toute la vérité à M. de Chateaubriand sur le manuscrit des Mémoires, lui en signaler les négligences et les redites, les citations multipliées sans à-propos et trop souvent sans exactitude; seul aussi, il aurait pu l'amener à sacrifier au soin de sa mémoire la violence de ses haines et l'âpreté de ses ressentiments. Toute critique efficace est solitaire; elle s'exerce tête à tête et comme dans une sorte de confessionnal.

D'illustres amitiés soutinrent et consolèrent, sans doute, les dernières années du grand écrivain, et sa juste reconnaissance a consacré à la première, entre toutes les autres, le plus charmant épisode de ses Mémoires. Mais ce monde d'élite, si riche d'esprit et si délicat, ne pouvait, par une conséquence même du tact dont il était si bien pourvu, songer à conseiller utilement un septuagénaire illustre. Son

Une main habile et dévouée a tout récemment publié, d'après un manuscrit de 1826, le texte primitif des premiers chapitres des Mémoires d'outre-tombe. Cette partie du travail de M. de Chateaubriand est celle qui a été le moins altérée par les retouches successives que l'auteur a fait subir à son ouvrage. Toutefois, le texte nouveau qui en est offert au public peut donner lieu à de fort intéressantes comparaisons. Voir Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand, suivis d'une étude par Charles Lenormant, membre de l'Institut. Michel Lévy. Paris, 1874.

seulvœu, je dirais presque son seul devoir, était d'alléger pour M. de Chateaubriand le poids de cette vieillesse dont aucun mortel n'a probablement porté le fardeau avec une aussi douloureuse impatience. Quand Homère fatigué cédait parfois à la somnolence: Quandoquè bonus dormitabat Homerus, le chœur des rhapsodes, qui suivait les pas du glorieux vieillard pour recueillir ses chants et les répandre dans la Grèce, ne s'inquiétait pas de quelques taches voilant la lumière de l'astre abaissé vers l'horizon, et respectait sans l'interrompre ce sommeil visité par les dieux. Ainsi ont agi pour M. de Chateaubriand les amis de la dernière heure ; ils ont circonscrit leur rôle dans les bornes discrètes d'un attachement respectueux; et qui pourrait leur en faire un reproche?

Moi-même, quoique écrivant aujourd'hui en présence de l'histoire, je me sens mal à l'aise pour mêler de graves réserves aux éloges décernés à la mémoire du grand ancêtre de toute une généra tion littéraire. Mais la vérité est le seul hommage digne du génie; je poursuivrai donc cette tâche dans l'esprit où elle a été commencée, en recherchant, avec la liberté dont M. de Chateaubriand nous a enseigné l'usage, quelle a été sur son époque l'action politique de l'auteur de la Monarchie selon la Charte, heureux d'avoir, à travers bien des fautes, à en constater l'influence salutaire sur la portion élevée de la société française, à laquelle il révéla le premier le mécanisme et les bienfaits d'un gouvernement libre.

Comte DE CARNÉ.

La suite prochainement.

BÉNÉDICTE WYNIEFÇKA'

Madame Lawson et madame du Quesnay s'écrivaient d'habitude une fois par mois; mais leur correspondance fut plus active cet hiver-là, car elles avaient davantage à se dire. Mdame du Quesnay en fit presque seule tous les frais.

Bien que entourée des siens, tantôt à Londres et tantôt dans une gracieuse résidence du Yorkshire, madame Lawson n'en avait pas moins de fréquentes pensées pour ses nouvelles amitiés lyonnaises, et elle ouvrait les lettres de madame du Quesnay avec un vif intérêt; mais si elle fut contente des premières qui lui peignaient la continuation du genre d'existence auquel elle avait pris part tout l'été, il n'en fut pas ainsi de celles qu'elle reçut vers le milieu du mois de novembre.

«Ma chère Arabelle, lui écrivait sa vieille amie, vous ne vous douteriez pas qu'après avoir exercé dix jours le métier d'infirmière, je viens de faire celui de tapissier. C'est bien de l'agitation pour une personne qui n'aime pas à quitter le coin de son feu; mais j'apprends sur mes vieux jours combien est douce la tâche maternelle, et je sors de mes habitudes avec délices pour la remplir.

<< Je suis devenue mère bien tard, puisque Dieu a refusé ce bonheur à mes prières et aux vœux de mon regretté mari, et que j'ai été longtemps avant de pressentir que mon affection pour Émile prendrait ce caractère tendre qu'elle a maintenant; mais je rattrape le temps perdu.

<< J'ai connu toutes les angoisses maternelles en le veillant pendant qu'il souffrait d'une forte angine gagnée à remonter chaque soir aux Massues par la pluie battante qui tombe depuis un mois. Le docteur a eu de sérieuses craintes et vous devez juger quelles anxié

Voir le Correspondant des 10 et 25 septembre 1874.

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