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che et de la Hongrie fussent bien exposés avec clarté et brièveté? La Bruyère fut trop heureux de promettre à M. le Prince de lui donner cette satisfaction aussitôt qu'il le pourrait. Condé fit de nouveau passer un examen à son petit-fils, le félicita d'avoir un homme aussi capable que M. de la Bruyère pour lui enseigner les sciences politiques, regretta que le jeune prince n'eût pas encore fini, en histoire, le règne de Louis XI, mais reconnut qu'il avait été empêché par les autres études d'aller plus loin, et que, du reste, il savait bien ce qu'on lui avait enseigné.

Après cela, M. le Prince alla à Versailles, pour régler les conditions du mariage de M. le duc de Bourbon avec mademoiselle de Nantes.

En attendant que ces négociations fussent terminées et qu'on rappelât le duc de Bourbon auprès de sa future épouse, La Bruyère, qui restait avec le jeune prince, résuma ainsi sa situation dans la maison de Condé : « Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation; à peine ceux qu'il croit ses amis lui pardonnent-ils un mérite naissant et une première vogue qui semble l'associer à la gloire dont ils sont déjà en possession: l'on ne se rend qu'à l'extrémité et après que le prince s'est déclaré par des récompenses. Tous alors se rapprochent de lui, et de ce jour-là seulement il prend son rang d'homme de mérite. » On s'en aperçut bien à Chantilly. Les gens de la maison, les jardiniers même, qui étaient le moins au courant de ce qui se passait dans l'intérieur du château, virent facilement que cet inconnu, qu'on appelait M. de la Bruyère, jouissait d'un crédit considérable auprès de l'héritier de la famille de Condé : ils se demandaient avec quelque étonnement d'où il venait? « Combien d'hommes, disait la Bruyère, ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés qu'on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient dans les beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès. » Puis, se repliant sur lui-même et pensant que s'il avait bien réussi jusque-là à Paris et à Chantilly, il réussirait peut-être moins bien à Versailles, la Bruyère se fortifiait par ces profondes et sages méditations << Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend trop facile, devient suspecte. L'on comprend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin qu'on se propose : l'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement. >>

La suite prochainement.

ÉTIENNE ALLAIRE.

VOYAGE D'EXPLORATION

DANS

L'AFRIQUE ÉQUATORIALE

II1

Le lecteur nous a laissés en assez mauvais état à bord de l'hôpital de la Cordelière. Nous fûmes bien éprouvés pendant quinze jours; mais, au bout de ce temps, un mieux sensible se déclara, et nous permit bientôt de retourner à terre et de reprendre, bien que nous fussions encore très-faibles, le cours de nos occupations. A peine avions-nous la force de chasser. D'ailleurs, la côte du Gabon est fort peu giboyeuse, et, à part des oiseaux et quelques antilopes très-difficiles à joindre, le gibier est très-rare dans cette partie du pays. Il y a même là un cruel sujet de déception pour les officiers de marine qui, alléchés par les récits, aussi séduisants que faux, de certains voyageurs, n'arrivent jamais sans avoir fait provision de fusils, de carabines, de balles explosibles et d'engins de chasse plus meurtriers les uns que les autres. Aussitôt débarqués, ils battent matin et soir la plaine et les bois; mais, après des essais qui durent plus ou moins longtemps, selon la ténacité de leur caractère et la force de leur santé, ils se lassent enfin de n'attraper

que la fièvre et de revenir toujours bredouilles, et finissent par renoncer complétement à la chasse. Il est vrai de dire que, pour nous autres naturalistes, le pays offre plus de ressources. D'abord, les oiseaux, s'ils ne sont pas très-nombreux, sont presque tous peu connus et fort intéressants à étudier. Parmi eux brille au premier rang le foliotocole (crysococcys smaragdineus), dont la taille ne dépasse pas celle de l'alouette; son dos, sa queue et sa gorge sont d'un Voir le Correspondant du 25 septembre 1874.

:

vert émeraude à reflets éclatants; le reste de son corps est jaune d'or. Ce ravissant petit oiseau se tient toujours à la cime des arbres les plus élevés; il est très-sauvage, et serait presque impossible à découvrir, s'il ne faisait sans cesse retentir l'air de quelques notes aiguës qui s'entendent à de grandes distances. On trouve aussi au Gabon une espèce de merle métallique qui diffère de celle du Sénégal, mais qui n'est pas moins belle; de nombreuses variétés de souimangas, parmi lesquelles le souimanga magnificus, oiseau d'une beauté sans pareille, et beaucoup d'autres encore. Au reste, le naturaliste ne chasse pas que les oiseaux tout lui est bon, les plus petits mammifères, les chauves-souris, les insectes, les annélides même. Un professeur au Muséum ne nous a-t-il pas écrit de lui envoyer des sangsues et des vers de terre du Gabon? On ne saurait croire combien il y a d'amateurs pour les mollusques; les Hélix, ou, pour le vulgaire, escargots, sont surtout demandés, et atteignent souvent des prix très-élevés dans les collections. Un voyageur revenu, il y a deux ans, de l'Équateur, a vendu pour trente mille francs les coquillages qu'il avait, en quatre ans, ramassé dans ces pays. Malheureusement, au Gabon et dans les parties de l'Afrique équatoriale que nous avons parcourues, les mollusques sont excessivement rares, et nous n'en avons trouvé presque aucun, au grand désespoir de notre ami Bouvier, qui comptait sur notre voyage pour enrichir ses collections. Par exemple, ce qui ne manque pas au Gabon, ce sont les reptiles il y en a une variété et une quantité tout à fait remarquables. Le serpent noir s'y trouve en telle abondance, que, pendant notre séjour, les laptots1 sénégalais en tuèrent vingt-sept en défrichant un terrain situé derrière le palais du Gouvernement, et qui ne mesure pas plus de 500 mètres carrés. Ce reptile, d'une espèce très-venimeuse, atteint facilement 12 à 15 pieds de longueur; il a la rage de se faufiler dans les maisons, et surtout dans les poulaillers, car c'est un grand amateur de volailles. Un autre serpent plus dangereux encore, car on ne connaît aucun remède à sa morsure, c'est la terrible vipère cornue (echydon nasicornis). Ce hideux animal, plus gros que le bras d'un homme robuste, est excessivement court: il n'arrive guère à plus de 4 pieds de longueur. Le bout de sa queue est mince et effilé comme un dard, et il porte sur la tête deux petites cornes dont il tire son nom. J'ai connu un vieux Gabonnais qui faisait en quelque sorte profession de chasser la vipère cornue, qu'il considérait comme un régal très-délicat. Parmi celles qu'il nous a apportées, il s'en trouve une appartenant à une variété extrêmement intéressante, et, je crois, nouvelle pour la science.

Les laptots sont des tirailleurs sénégalais.

Outre le serpent noir et la vipère cornue, nous avons tué ou nous nous sommes procuré vingt-huit espèces de serpents, dont quelquesunes seulement étaient inoffensives. Il semble, au premier abord, qu'une pareille abondance d'animaux aussi dangereux, dans un endroit où les hommes vont toujours presque nus, doit donner lieu à une foule d'accidents: cependant, en réalité, il n'en est pas ainsi. Durant près de deux ans que nous avons passés dans l'Afrique équatoriale, nous n'avons entendu citer qu'une seule personne (un noir) comme ayant été mordue par un serpent. C'est que le serpent a la plus profonde terreur de l'homme, fuit à son approche, et ne se décide à l'attaquer que lorsque la retraite lui est coupée.

Si les reptiles (que même les enfants de la mission apportaient fréquemment) nous arrivaient en quantité, il n'en était pas ainsi des autres objets d'histoire naturelle. Au Gabon, comme dans toute l'Afrique équatoriale, le grand malheur pour un naturaliste est qu'il ne trouve aucun habitant du pays capable de le seconder dans sa tâche. Excepté un chasseur assez ordinaire, François, fils de Koëben, tous les noirs ne nous ont apporté que des débris d'oiseaux, des coquillages cassés ou des insectes sans pattes, pour lesquels ils prétendaient toucher des prix exorbitants. Nous nous étions laissés aller à engager comme chasseur Baptiste, fils aîné du roi Louis, ayant plus de confiance dans un prince du sang. Dès sa première chasse, il cassa le superbe fusil de quatorze francs que nous lui avions prêté, et nous rapporta pour tout gibier deux petits oiseaux sans tête. Dans ces conditions, fatigués et encore souffrants, nous ne pouvions faire par nous-mêmes que des récoltes insignifiantes; toutefois les nombreux loisirs que nous laissait l'histoire naturelle n'étaient pas perdus : nous les consacrions tout entiers à apprendre la langue mpongwé. Dès notre arrivée, les bons missionnaires et toutes les personnes qui connaissaient bien le pays nous avaient prévenus de la nécessité d'étudier cette langue. La poltronnerie bien connue des Gabonnais faisait déjà supposer que nous ne trouverions au Gabon aucun interprète qui voulût nous accompagner à une certaine distance dans l'intérieur; et d'ailleurs, quand bien même nous en eussions trouvé, il fallait à tout prix ne pas être à leur merci : la mauvaise foi des interprètes noirs est bien connue de tous ceux qui lisent les récits des grands voyageurs en Afrique; au Gabon, elle dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Je ne citerai qu'un des mille traits qui m'ont été racontés à l'appui de cette assertion : je le tiens d'un officier de la marine française. Feu le roi1 Georges, qui était, après le roi Denis, le chef le

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au Gabon, comme sur l'Ogôoné, beaucoup de chefs désignés sous le nom d'ôga, mot que les Anglais comme nous traduisent par roi; mais en réalité une

plus influent du Gabon, avait eu l'occasion de rendre un service signalé à des blancs attaqués par des Bakalais: il leur avait sauvé la vie, et, chose plus belle encore pour un noir, leur avait fait rendre les marchandises déjà pillées. L'amiral qui commandait alors le Gabon voulut témoigner sa reconnaissance à ce brave homme en lui rendant visite lui-même. Il emmena comme interprète le roi Kringer, vieux gredin qui existe encore, et qui m'a emprunté plus d'une pièce de dix sous.

Kringer, dit l'amiral lorsqu'il se trouva en présence du roi Georges, tu vas dire au roi Georges que je viens le trouver pour lui faire honneur; car il s'est bien conduit, et je suis content de lui. Roi Georges, traduisit Kringer, l'amiral vient te trouver, parce que tu m'as pris une femme, il y a déjà une lune, et il veut que tu me la rendes.

Comment, s'écria Georges, en quoi cela touche-t-il l'amiral? Je suis disposé à tout faire pour lui, mais qu'il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas!

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- Il dit qu'il vous est profondément reconnaissant, qu'il aime les Français et leur appartient.

- Bien! Dis-lui que les Français sont puissants, et qu'il n'aura qu'à se louer d'eux; car ils le récompenseront largement chaque fois qu'il fera une bonne action.

Roi Georges, traduisit Kringer, il dit que si tu ne me rends pas ma femme immédiatement, il te déclarera la guerre.

-Ah! c'est comme cela qu'il me récompense de ce que j'ai fait pour lui? s'écria le roi Georges, furieux. Eh bien, je la soutiendrai, sa guerre!

Et en même temps il fait quelques signes qui font apparaître, comme par enchantement, deux ou trois cents guerriers armés jusqu'aux dents.

- Mais qu'est-ce que tout cela veut dire? demande l'amiral.

Cela veut dire, amiral, reprend Kringer, que Georges fait venir ses guerriers pour te rendre hommage, car tu es un puissant chef.

Puis, voyant que les affaires se gâtaient :

Roi Georges, dit-il, ne te fâche pas! C'est par plaisanterie que l'amiral parlait ainsi. Garde ma femme si tu veux, mais n'en prends plus d'autre!

- N'importe, murmurait le roi Georges en prenant congé de l'a

grande partie de ces rois n'ont plus ni sujets ni État, et sont aussi peu respectables que peu respectés. Au Gabon, il ne reste plus qu'un vrai roi : c'est Denis.

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