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point éteinte dans son cœur, et que la foi y était demeurée toujours vivante, malgré les dissipations du siècle, au milieu même des apparences de la plus audacieuse impiėtė. La Bruyère trouvait qu'il n'était pas nécessaire d'être prophète pour faire une prédiction comme celle du R. P. Bourdaloue. Une fois que M. le Prince était revenu de ses froideurs et de ses relâchements à des principes comme ceux qu'il avait entendus exprimer, la Bruyère approuvait et partageait les espérances des RR. PP. jésuites. D'un cœur ainsi disposé que ne doit-on pas attendre? D'un cœur en qui la religion s'est ainsi ranimée que ne doit-on pas espérer? Mais ces heureuses dispositions et cette flamme religieuse, qu'étaient-elles devenues, quand d'autres flammes moins pures et moins nobles embrasaient le cœur de Condé? Pour ne citer aucune des fameuses héroïnes de ses galanteries, la Bruyère avait peut-être en vue quelques-uns des couplets qu'il avait entendus, dans sa jeunesse, sur la gloire de Condé et les succès de Ninon de Lenclos, lorsqu'il écrivait : « L'on doute de Dieu en pleine santé, comme l'on doute que ce soit pécher que d'avoir commerce avec une personne libre. Quand l'on devient malade et que l'hydropisie est formée, l'on quitte sa concubine et l'on croit en Dieu.» Seulement M. le Prince souffrait de la goutte plutôt que de l'hydropisie, et il n'avait peut-être pas attendu jusque-là pour se faire sa conviction.

tait

Du reste, la philosophie de la Bruyère, qui plaisait à M. le Prince, plut en même temps aux jésuites, et surtout aux RR. PP. Alleaume et du Rosel. Ils accordèrent de fort bonne grâce au successeur de M. Deschamps leur bienveillance, et même leur confiance. Ils avaient bien redouté et redoutaient encore son cartésianisme, à cause des erreurs qui étaient sorties de cette école fière et chagrine; mais la doctrine de M. Descartes, comprise et interprétée comme elle l'épar M. de la Bruyère, ne leur paraissait plus offrir grand canger. De son côté, la Bruyère, charmé de trouver des amis où il n'en cherchait pas, montra aux RR. PP. Alleaume et du Rosel une confiance dont ils furent flattés et dont ils lui surent gré. Il ne leur dissimula pas sa profonde admiration pour M. le Prince, ni son plaisir à examiner de si près un véritable héros. Ce plaisir leur était familier depuis longtemps, et depuis longtemps ils cherchaient ce que c'était qu'un héros, et la manière de former des héros. Assurément ils en parlèrent à la Bruyère. « Chez nous, disaient-ils, le soldat est brave et l'homme de robe est savant : nous n'allons pas plus loin. Chez les Romains, l'homme de robe était brave et le soldat savant; un Romain était tout à la fois et le soldat et l'homme de robe. » Cependant ils faisaient une exception pour M. le Prince, qui était brave comme Alexandre et savant comme César. A ce propos, ils ne man

quèrent pas de raconter à la Bruyère une anecdote qui circulait alors dans la Société de Jésus. Condé, qui lisait tous les bons livres nouveaux, avait lu la Vie de saint Ignace et la Vie de saint François-Xavier, publiées en 1679 et 1682, par le R. P. Bouhours, ancien précepteur des princes de Longueville et de M. de Seignelay. Un jour que le R. P. Bouhours était venu à Chantilly, la conversation tomba sur saint Ignace et saint François-Xavier. On cherchait à définir le caractère de ces deux saints illustres, dont l'un avait fondé la Société de Jésus et l'autre porté la lumière de l'Évangile dans les pays les plus éloignés de l'Orient. Celui-ci était un héros, un conquérant que rien ne pouvait arrêter, et qui cherchait les obstacles avec une bouillante ardeur; celui-là un grand homme plein de courage et de fermeté, qui joignait à la profondeur de ses desseins une prudence et une habileté consommées. L'un avait vu périr une partie de ses entreprises, l'autre avait réussi à la plus grande gloire de Dieu. Condé termina ainsi la discussion: « Saint Ignace est César, qui ne fait jamais rien que pour de bonnes raisons; saint Xavier est Alexandre, que son courage emporte quelquefois. » La Bruyère trouvait qu'appeler M. le Prince un héros était peut-être moins flatteur qu'on ne le croyait « Il semble que le héros soit d'un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour. » Il aimait donc mieux l'appeler un grand homme; mais il ajoutait tout bas, et avec l'approbation des jésuites : « L'un et l'autre, mis ensemble, ne pèsent pas un homme de bien. »

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V

La Bruyère réussit moins bien dans les autres parties de son enseignement que dans la philosophie. La plus importante de toutes était l'histoire c'était aussi la plus difficile, non peut-être en ellemême, quoique ce ne fût pas un petit mérite de faire de vive voix des leçons courtes et intéressantes, où il n'y eût rien que d'utile, mais à cause de la paresse de M. le duc de Bourbon quand il fallait faire quelque chose de lui-même et composer un simple résumé en bon style. Le jeune prince concevait vite, oubliait de même, et il écrivait lentement. Puis Louis XI, dont il étudiait la vie et les actions, n'avait guère de rapports avec Louis XIV qui fussent agréables à un grand seigneur, au petit-fils de Condé. Enfin, l'histoire est une science que tout le monde croit savoir, et chacun avait son mot à dire sur la manière dont M. le duc de Bourbon répondait aux questions de son

grand-père, quand M. le Prince voulait bien l'interroger. Si encore ces examens, presque quotidiens, se fussent faits à huis clos, dans le cabinet; mais ils se faisaient presque en public, dans le salon, au milieu des personnes qui entouraient Son Altesse Sérénissime; et, à la fin, Condé ne se contentait pas de poser des questions, il voulait que son petit-fils racontât de vive voix les faits que M. de la Bruyère avait exposés. Le pauvre professeur était alors dans la situation la plus pénible. « La faveur des grands n'exclut pas le mérite, mais elle ne le suppose pas aussi,» pensait-il en lui-même; et quand le jeune prince se tirait mal de ces épreuves, on ne manquait pas de gens importants qui en faisaient retomber la responsabilité sur son maître. «< Souvent où le riche parle, et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes. » Comme alors la Bruyère admirait l'éloquence de Bossuet qui, en racontant l'histoire au Dauphin, était parvenu à faire écrire par son élève ce résumé d'histoire de France qui fut imprimé alors, et qui nous est resté! C'est un vrai miracle, que d'avoir obtenu d'un esprit comme celui du Dauphin un tel ouvrage; mais aussi Bossuet était un homme de génie, et il était orateur, lors même qu'il s'exerçait sur de simples faits.

Tel n'était point l'avis de Santeuil, qui était venu alors à Chantilly présenter son poëme intitulé Cantilliaca, en même temps que les enfants de Cordemoi vinrent remercier M. le Prince de ses bontés pour eux. Cordemoi était mort aussi pauvre qu'Homère, et pourtant il n'était pas poëte: il ne pouvait comprendre qu'un esprit raisonnable employât sa vie à imaginer des fictions et à trouver des rimes. Condé obtint une pension pour ses fils, afin qu'ils pussent achever et publier son Histoire de France. Santeuil, quoique bonhomme au fond, plaisant homme, honnête homme, avait l'esprit tellement rempli de sa poésie et de ses conceptions poétiques, qu'il ne pouvait souffrir autre chose, et ne dissimulait pas son peu de goût pour les faits et dates d'un sec annaliste. Les RR. PP. Alleaume et du Rosel, n'estimaient que l'histoire des quatre premiers siècles, comme le moment le plus important de la vie de l'humanité, celui-là même où Jésus-Christ vint au monde, où l'Eglise fut fondée, et où l'on parla le meilleur latin. Sauveur, de son côté, faisait comprendre que la géométrie est la véritable science. Cela donna lieu à de singulières discussions entre toutes les personnes qui approchaient alors de M. le duc de Bourbon. La Bruyère en a tracé en raccourci un tableau qui est encore vivant : « Il est ordinaire aux hommes, dit-il, de juger du travail d'autrui seulement par ce qui nous occupe. Ainsi, le poëte, rempli de grandes et sublimes idées, estime peu le discours de l'orateur qui s'exerce souvent sur de simples

faits: celui qui écrit l'histoire de son pays ne peut comprendre qu'un esprit raisonnable emploie sa vie à imaginer des fictions; le bachelier, plongé dans les quatre premiers siècles, traite toute autre doctrine de science vaine, pendant qu'il est peut-être méprisé du géomètre.» Sans se laisser troubler par ces vaines prétentions, la Bruyère continuait ses leçons d'histoire; il écoutait avec soin les conseils de M. le Prince, s'en servait pour se corriger et pour corriger les narrations historiques de M. le duc de Bourbon; mais il n'en acceptait pas d'autres. En voici la preuve : M. le Prince, qui venait de lire l'histoire de Varillas et celle du P. Mainbourg, se plaignait des défauts de ces écrivains. On voulut comparer à leur style affecté quelques expressions hardies employées par la Bruyère, et reproduites par le duc de Bourbon. La Bruyère dit au duc de Bourbon: « Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de ressembler à Varillas ou à Mainbourg. L'on peut, au contraire, hasarder de certaines expressions, user de termes transposés, et qui peignent vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir ou à les entendre. >>

Du reste, Santeuil avait droit de se plaindre. Il lisait ses vers avec un feu extraordinaire, comme s'il était transporté par Apollon luimême; il avait l'air d'une pythonisse, d'un inspiré, d'un fou. La Bruyère, comparant les vers de Santeuil à ceux d'Ovide, que le duc de Bourbon lisait tranquillement avec lui, ne pouvait s'empêcher de les trouver médiocres et de dire : « Quel supplice que d'entendre prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte! » Il regardait cependant Santeuil comme un bon poëte latin; mais les ridicules de cet excellent homme étaient trop visibles: comment ne pas profiter de l'occasion qu'il offrait à chaque instant au duc de Bourbon de faire par lui-même d'utiles observations? « Lucain a dit une jolie chose; il y a un beau mot de Claudien; il y a cet endroit de Sénèque. Et là-dessus une longue suite de latin que l'on cite devant des gens qui ne l'entendent pas, et qui feignent de l'entendre. Le secret serait, ajoutait la Bruyère, d'avoir un grand sens et bien de l'esprit; car, ou l'on se passerait des anciens, ou, après les avoir lus avec soin, l'on saurait encore choisir les meilleurs et les citer à propos. » Les meilleurs, auxquels Santeuil n'osait se comparer, étaient, suivant la Bruyère, Homère, avec l'Iliade; Virgile, avec l'Eneide; Tite-Live, avec ses Décades, et Cicéron avec ses Oraisons. « Mais, objectait Santeuil, Tite-Live ne doit son intérêt qu'aux héros dont il raconte la vie, tandis que la poésie d'Homère a rendu immortel un brave soldat de la Phtiotide qui, sans lui, fût resté parfaitement inconnu. » A quoi la Bruyère répondait : « La vie des héros enrichit l'histoire, et l'histoire a embelli la vie des héros. Ainsi,

je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire, ou ceux à qui elle a fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens. >>

Santeuil défendait alors, avec l'appui des jésuites, la gloiré de la poésie latine; il ne craignait pas de l'opposer à la poésie française; il avait compté sur son Cantilliaca pour montrer qu'on pouvait traiter en latin les sujets modernes. L'abbé Bourdelot avait annoncé ainsi le nouveau poëme à M. le Prince : « Les vers de M. Santeuil sont fort beaux. Il est né poëte latin: il s'est élevé au-dessus des autres. Il est vrai qu'il avait des sujets qui échauffent le cœur et l'imagination et sur lesquels on peut écrire magnifiquement. Il a même écrit en cette occasion plus galamment qu'il n'a coutume. Si Corneille, qui était son copiste, vivait encore, il en ferait de belles traductions. » Corneille, en effet, venait de mourir le 1er octobre; mais on est bien surpris aujourd'hui de ne le voir regretter que comme traducteur de Santeuil. Quel était donc cet ouvrage extraordinaire, intitulé Cantilliaca ou les Chantilliennes? Santeuil avait célébré la beauté de Chantilly, ses vallons ombragés, ses grottes de verdure, la profonde retraite de ses bois, ses belles sources d'eau vive et ses heureuses collines; il avait chanté la gloire de ses habitants, la grandeur de Condé sans toilette et vêtu comme un campagnard; sa modestie qui ne pouvait souffrir les louanges, son avidité à lire les annales des rois de France, ses critiques sur Varillas et autres historiens; ses exploits qui lui faisaient cortège au milieu de ses jardins où il aimait à se promener avec ses anciens compagnons d'armes. Santeuil avait aussi composé des inscriptions pour les plus beaux endroits de Chantilly, comme celles des monunients de Paris que Corneille avait traduites en vers français il avait admiré la machine d'eau de Chantilly non moins que celle de Marly; il avait élevé les cascades du grand canal aussi haut que celles de Versailles, et il s'était laissé inspirer par l'aimable Silvie, comme si l'ombre de feu Théophile Viault l'avait chargé de prendre sa place. Enfin il avait usé du droit qu'ont les poëtes de prédire l'avenir, pour annoncer les futures prouesses du duc de Bourbon, sans oublier ni la beauté de sa sœur, ni la vertu de sa mère, ni la gloire et la sagesse de son père. En voyant le jeune prince monter les chevaux que M. de Gourville lui avait envoyés de Paris par M. de Xaintrailles, capitaine au régiment d'Enghien, Santeuil, avec son œil de poëte, avait découvert une grande valeur guerrière; en voyant l'impatience que montrait le petit prince pour recevoir son costume de chasse, Santeuil s'était récrié comme s'il l'avait vu partir pour la guerre, et, après avoir peint les grâces enfantines et la figure imberbe de ce jeune héros, si disgracié du côté de la taille, il l'avait montré grand comme

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