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l'État romain, ayant été le résultat facile d'une transaction qui ne laissa ni vainqueurs ni vaincus.

Mais M. de Chateaubriand n'entendait pas perdre une aussi bonne occasion de s'attribuer un succès qui pouvait aider à lui ménager l'accès d'un ministère où logeait, à son fort grand déplaisir, depuis la sortie de M. de la Ferronnays, un locataire qu'il avait le plus vif désir d'en évincer. Il se donna donc des soucis fort inutiles pour enfoncer une porte ouverte, et fit bientôt savoir à sa charmante correspondante qu'il venait de l'emporter sur l'Autriche, affirmation inadmissible, puisque le premier acte de Pie VIII, acte convenu, d'ailleurs, dans le conclave, avait été d'appeler au poste de secrétaire d'État le cardinal Albani, candidat reconnu de l'empereur, auquel M. de Chateaubriand entendait faire donner l'exclusion, au nom du roi de France, s'il avait été promu à la papauté. Dans toutes ses lettres il parla intrépidement de son pape comme, cinq années auparavant, il parlait de sa guerre d'Espagne. Cela n'avait nul inconvénient pour l'Abbaye-au-Bois; mais il en fut autrement lorsque ses dépêches arrivèrent aux affaires étrangères, où l'on était parfaitement renseigné sur le caractère véritable de l'élection. Au bulletin trio.phal qui lui arriva de l'ambassade, M. le comte Portalis répondit en exprimant toute la satisfaction qu'avait fait éprouver au roi le choix du nouveau souverain pontife, mais sans joindre à cette approbation aucune félicitation personnelle sur l'habileté de l'ambassadeur. Cette réponse provoqua à Rome une explosion de colère vraiment comique. Les éclats en vinrent atteindre le ministre effaré, qui, depuis le jour où l'empereur Napoléon l'avait chassé de la salie du conseil d'Etat, n'avait pas vu tomber sur sa tête une pareille averse. La lettre comminatoire de M. de Chateaubriand mit en émoi les discrètes cellules des affaires étrangères, dont elle choquait toutes les habitudes immémoriales, et sur lesquelles elle produisit le même effet qu'une pierre tombant au milieu d'une ruche d'abeilles.

En présence de cet épisode, qui ne se rencontre pas seul dans la carrière publique de l'illustre écrivain, et devant d'autres fails contemporains que chacun peut relever, il est difficile de contester l'exactitude de ce jugement porté par un éminent critique : « Un poëte dans les affaires, c'est comme un gentilhomme dans le commerce il se croit au-dessus de son état, et il y a un moment où, si on le contrarie, il tire ses parchemins de sa poche et tranche du grand seigneur avec les vilains1. » Aucun de nos illustres contemporains auxquels s'applique cet arrêt si spirituellement motivé n'en obtiendra la cassation de l'histoire, et les Mémoires d'outre-tombe

1 M. Sainte-Beuve. Causeries du lundi, t. II.

lui ont imprimé la plus solennelle confirmation. Toute la vie officielle de M. de Chateaubriand constate, en effet, qu'il était peu propre aux affaires, où il associait aux vues lointaines d'un presbyte les plus périlleuses faiblesses de la myopie, la haute portée de son esprit ne le garantissant jamais contre les obscurcissements soudains de la passion.

Ce fut à Rome, où sa carrière officielle avait commencé en 1803, qu'elle s'acheva réellement en 1829, quoique le ciel lui réservât encore près de vingt années d'une existence à peu près inutile à la gloire de son nom. Revenu en France en congé, il éprouva, à peine parti, le plus vif désir de retourner dans la ville indefinissable dont les grandes âmes ne se déprennent jamais, et qui laisse en la quittant bien plus de regrets qu'on n'y a éprouvé de jouissances. Après quelques heureuses semaines passées dans sa patrie, il se disposait à reprendre, avec madame de Chateaubriand, la route de l'Italie, lorsque le roi Charles X, mettant fin brusquement à ce qu'il avait toujours considéré comme une courte expérience, confia le soin d'appliquer sa pensée au prince de Polignac, qui en était l'instrument le plus aveugle comme le plus convaincu. Cette résolution fatale n'imposait pourtant à M. de Chateaubriand aucun devoir strict en ce qui touchait à ses fonctions diplomatiques, car l'ambassadeur du roi très-chr ́tien près du saint-siége n'occupait point à Rome une position politique à proprement parler; mais, on l'a déjà vu, dans les grandes occasions, l'honneur parlait toujours si haut dans le cœur du fier gentilhomme, qu'il se crut engagé à se séparer avec éclat d'un pouvoir prédestiné à pousser la monarchie aux abimes. La mort dans l'âme, il envoya donc sa démission sans consulter personne, et, rentré dans Paris dont il était alors absent, M. de Chateaubriand reprit, au Journal des Débats, la guerre terrible que la royauté, affaiblie par une faute irréparable, était hors d'état de supporter longtemps sans périr. Toute transaction ayant été déclarée impossible entre le droit de la royauté et le droit de la nation, on poussa de part et d'autre la polémique des principes jusqu'à ses dernières conséquences. Du choc de deux syllogismes jaillit l'étincelle qui alluma l'insurrection de Juillet, et l'impéritie dans la lutte ayant encore surpassé la témérité dans l'attaque, la vieille royauté disparut à la seule vue du drapeau qui symbolisait la force latente contre laquelle elle s'était brisée. Les trois couleurs avaient, aux Cent jours, donné l'armée à un proscrit en rupture de ban; au 27 juillet, leur apparition sur les tours de Notre-Dame transforma une émeute en révolution et donna toute la bourgeoisie parisienne pour complice aux faubouriens. Durant la crise qui emporta la monarchie, une scène dramatique vint révéler à M. de Chateaubriand ce que présentait

d'anormal l'attitude d'un vieil émigré engagé au plus épais de l'opposition militante. Le 30 juillet, pendant que les barricades obstruaient nos rues dépavées, l'écrivain populaire, reconnu par des étudiants en armes, fut porté en triomphe aux cris de Vive la Charte! auxquels il fit écho en y joignant très-vainement celui de : Vive le Roi! Grossi par nombre de faubouriens acclamant la république, mais tous inclinés devant le défenseur de la liberté de la presse, le bruyant cortège se dirigea du Palais-Royal vers le Luxembourg, où M. de Chateaubriand, en nage et tout épuisé par les honneurs de cette ovation, put enfin descendre des épaules qu'on l'avait contraint d'enjamber, pour gravir, en s'essuyant le front, l'escalier de marbre dont quelques pairs, plus morts que vifs, montaient les degrés, partagés entre l'hésitation et la terreur. Ce jour-là, comme le 7 août, la tribune relentit de paroles qui suffiraient pour honorer la plus longue vie. Jamais la revendication d'un droit inviolable, survivant, pour l'intérêt de tous, aux fautes de ses aveugles défenseurs, ne fut présentée en termes plus magnifiques :

« Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignės; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme: après tout ce que j'ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s'acheminent vers l'exil. »>

M. de Chateaubriand a raison, le jour où il se résolut à parler ainsi, il mit à couvert contre tous les reproches l'unité de sa vie et l'honneur de sa mémoire. La généreuse démission jetée du haut de la tribune aux passions de la rue fut le complément logique de celle qui avait consolé la conscience publique au lendemain de la catastrophe de Vincennes. Il était trop compromis avec la maison de Bourbon par son vieux dévouement, et plus encore peut-être par ses fautes récentes, pour n'être point obligé de succomber avec elle. Les torts qui dégagent les natures vulgaires forment le lien le plus puissant pour les natures élevées. Aucun nuage ne vint s'interposer pour lui entre ce devoir nettement perçu et le sacrifice immédiatement accompli. S'arrachant par un violent effort au souvenir de cette Rome où le gouvernement nouveau souhaitait ardemment pouvoir le montrer à l'Europe comme son témoin, il passa sans hésiter du palais Colonna à l'infirmerie de Marie-Thérèse.

C'est sur ce souvenir que je terminerai cette étude, dans le cours de laquelle j'ose penser que la sincérité n'a rien ôté au respect. Les dernières années de M. de Chateaubriand ont peu d'importance his

torique; elles n'ont rien à fournir pour sa monographie, et c'est diminuer les personnages illustres que de les montrer trop longtemps en lutte avec les défaillances de l'âge, ou bien aux prises avec les ennuis de la solitude, mauvaise conseillère pour les imaginations puissantes. Un seul homme a, de nos jours, traversé sans fléchir cette suprême épreuve et dépassé, dans la retraite, l'éclat de la carrière qu'avait interrompue le brutal ostracisme des révolutions; cette sereine couronne de travail et de paix n'est pas venue se poser sur la tête blanchie de M. de Chateaubriand, et je n'ai nul goût à le suivre à Prague, à Venise, à Londres, au milieu de petites trames dans lesquelles il se laissait enlacer, moitié par condescendance, moitié par désœuvrement, en en proclamant plus haut que personne la stérilité presque ridicule. De ces lourdes années, dont ses amis s'efforçaient d'alléger le poids en éclairant des reflets de sa gloire un horizon de plus en plus assombri, je ne veux retenir ici qu'un lumineux souvenir, parce que rien ne constate avec plus de simplicité l'unité morale de la carrière dont il avait, en quittant le palais du Luxembourg, victorieusement établi l'unité politique. Sous le coup des plus pénibles infirmités, l'auteur d'Atala écrivit la Vie de Rancé, et consigna dans la préface de cet ouvrage, où la force fait défaut bien plus souvent que la pensée, les paroles suivantes : « C'est pour obéir aux ordres de l'abbé Séguin, directeur de ma vie, que j'ai écrit ce livre. »

Une pareille déclaration a plus de prix qu'un chef-d'œuvre. Le chantre de René accomplissant, avant d'entrer dans l'éternel repos, l'acte d'humilité prescrit à sa conscience par un prêtre obscur, ne fut jamais plus digne du respect des hommes et plus assuré des miséricordes de Dieu. C'est dans cette posture de pénitent chrétien, où nous trouvons Corneille et Racine vieillissants, qu'après tant et de si dangereux succès, j'aime à me représenter cet homme saturé de gloire et enfin lassé du bruit. Là seulement se dessine, dans le trait énergique de sa physionomie, ce personnage rare qui épuisa tous les rôles sans paraître prendre goût à aucun : écrivain immortel, polémiste redoutable, ministre éminent, si, pour atteindre de nobles buts, il avait suffi de les concevoir; cœur généreux, mais mieux inspiré dans les grandes occasions que dans les petites; ennemi implacable, sacrifiant moins facilement ses rancunes que ses intérêts; favori du public durant un demi-siècle, pour lequel l'opinion fut un moment sévère jusqu'à l'injustice, parce que M. de Chateaubriand eut le malheur de terminer sa vie par la publication d'un livre où il a mis, comme à plaisir, tous ses défauts en relief, au point d'exposer la postérité à méconnaître toutes ses qualités.

Comte DE CARNÉ.

BÉNÉDICTE WYNIEFCKA'

XXXIII

Madame Lawson avait allégué son grand deuil afin de ne pas assister au déjeuner qui devait réunir, le jour de la noce, une soixantaine de convives au Point-du-Jour; mais elle n'avait pu se soustraire à l'obligation de diner la veille chez les Labourier, qui n'avaient à leur table que quelques parents et les témoins du mariage civil.

Trois heures après la scène de la crypte, clle était donc dans la villa Labourier, occupée avec aussi peu de plaisir que possible, à considérer le côté brillant de cette médaille à deux faces qui se nomme un mariage de convenances, dont elle venait de voir le re

vers.

Hermance lui montrait sa corbeille, ses dentelles et ses bijoux : Son père lui avait donné ceci, sa tante du Quesnay lui avait donné cela, » et elle allait de l'un à l'autre, les embrassant, leur demandant leur goût, et se parant comme une châsse de colliers et de bracelets superposés. Parmi ceux qu'elle laissa dans leur écrin, madame Lawson en remarqua un, plus simple que les autres. C'était un cercle d'or mat où s'attachait un médaillon portant l'initiale B. La lettre était formée par un cordon de petites perles.

-Comment le donataire de ce bijou a-t-il pu se tromper sur l'initiale de votre nom? demanda-t-elle à Hermance, beaucoup moins par curiosité que pour dire quelque chose.

- Mais c'est moi qui vais donner ce bracelet demain à mademoiselle Wyniefçka, qui doit tenir l'orgue à ma messe, répondit Her

mance.

Émile fit un haut-le-corps très-prononcé, mais il s'abstint de toute réflexion; madame du Quesnay s'étonna.

- Bénédicte ne m'en avait rien dit; c'est une cachotière, dit-elle. Mademoiselle Wyniefçka ne nous a donné un oui définitif

1 Voir le Correspondant des 10 et 25 septembre, 10 octobre 1874.

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