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Encadrant ces recherches et ces trouvailles dans une composition d'une dimension colossale, il écrivit au crayon, en campant dans les savanes et en descendant les fleuves, cet immense et informe manuscrit des Natchez, source inépuisable de ses inspirations littéraires, terrain tout nouveau dont il fut le pionnier, pour la description duquel l'auteur n'eut à compter avec personne, et que la France éblouie entrevit éclairé par les feux du volcan qui bouillonnait dans son sein.

Le seul but possible de cette exploration d'une année, celui vers lequel la Providence avait conduit le jeune voyageur comme par la main, était donc pleinement accompli. Comme le grand pilote génois, il avait rencontré tout un monde en cherchant une route nouvelle dans l'immensité des mers. Il emportait une source inépuisable de laquelle son génie, fécondé bientôt après, fit jaillir successivement, à son retour en Europe, Atala, René, le Voyage en Amérique et les plus belles descriptions du Génie du Christianisme. On découvre même dans les Natchez, sorte de forêt vierge sans route et sans issue, le premier germe des Martyrs, la fable en étant fondée sur un concours ouvert entre toutes les puissances célestes et infernales évoquées sur la terre depuis Homère jusqu'à Milton, depuis Virgile jusqu'au Camoëns et à Ercilla.

On sait que M. de Chateaubriand a voulu persuader à ses lecteurs qu'il quitta l'Amérique soudainement, sur la lecture d'un fragment de journal trouvé dans la case d'un planteur, chiffon qui changea, prétend-il, le cours entier de sa vie, en lui apprenant le départ de la famille royale pour Varennes et les progrès de l'émigration. Ici se révèle le côté triste et mesquin de ce caractère qui atteint sans effort à la grandeur dans les grandes occasions, mais en demeurant constamment désarmé dans les petites contre les tentations de la vanité. Afin de faire attribuer aux actes de sa vie la consistance réfléchie qui leur a le plus souvent manqué, M. de Chateaubriand altère sans hésiter l'exactitude des faits; mais il n'y réussit pas mieux que les gens d'honneur, auxquels il arrive de manquer ordinairement d'adresse lorsqu'ils manquent de sincérité. Il oublie que, de son propre aveu, toutes ses ressources pécuniaires étaient épuisées, et qu'il était dans les derniers embarras lorsqu'en arrivant à Philadelphie il n'y trouva pas la traite qu'il attendait. Son retour en France avait donc un motif bien plus pressant que le désir d'aller mettre son épée au service de la belle reine dont le sourire lui avait laissé une impression si vive le jour de sa présentation à Versailles. A l'égard de l'émigration, commencée bien avant le départ de M. de Chateaubriand, et qu'il voyait alors d'un œil fort peu favorable, il n'est point à croire qu'il ait repassé l'Atlantique avec la résolution

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de s'y associer. L'un de ses premiers actes, en effet, en rentrant à Saint-Malo, fut d'y épouser une jeune et très-agréable fille, alors réputée fort riche, et dont la tendre sollicitude de sa famille lui avait ménagé la main. Si peu de place que cet événement ait tenu dans sa vie, et si incapable que fût M. de Chateaubriand, par les caprices et la mobilité de son humeur, de connaître alors tout le prix de cette union, il n'est pas admissible qu'il fût résolu à émigrer le jour même où il marchait à l'autel. Rien ne l'indique, en effet, dans les dispositions de son esprit en 1792. Son émigration, qu'il semble vouloir rattacher à une inspiration chevaleresque née de l'autre côté de l'Atlantique, fut un acte imprévu et soudain comme toutes les résolutions décisives de sa vie.

Rentré à Paris, il y vécut partagé entre les idées les plus contraires, se disant, comme Montaigne, « guelfe avec les gibelins et gibelin avec les guelfes. » Il retrouva M. de Malesherbes plein d'horreur pour des crimes dont il ne prévoyait pas encore le plus énorme. L'ancien ministre de Louis XVI, subissant la fascination générale, considérait le départ pour l'armée des princes comme une promenade militaire de quelques semaines. Il la conseillait à sa famille au nom de l'honneur, et ce mot, prononcé par une telle bouche, ne pouvait manquer d'enlever un gentilhomme. En quelques heures les résolutions de MM. de Chateaubriand furent prises, leurs préparatifs terminés, et le vieillard, à la veille de mêler son sang à celui de son roi, entendait l'auteur des Natchez, qui s'était probablement bien gardé de lui communiquer son manuscrit, dérouler le plan d'une nouvelle exploration géographique dans l'Amérique du Nord, voyage de neuf ans qu'il serait en mesure de commencer sitôt la rentrée en France, c'est-à-dire à la fin de 1792 au plus tard. Tout cela se disait entre la journée du 20 juin et celle du 10 août, nouvel exemple de la domination habituellement exercée, à l'heure des grandes crises, par les aveugles sur les clairvoyants!

La vie de l'émigration aurait formé la partie la plus dramatique des Mémoires, si ceux-ci avaient été écrits en totalité sous le coup de ces émotions de la guerre civile et de ces misères de l'exil, douleurs soudaines auxquelles des hommes peu préparés à les connaître, associaient pour les alléger, le roman de leurs souvenirs et celui de leurs espérances, en attendant de sang-froid, au sein de plaisirs éphémères, la mort par la mitraille ou par l'échafaud. Malheureusement, cette partie de l'œuvre de M. de Chateaubriand fut écrite de 1822 à 1850, sous le coup d'idées et de passions politiques fort peu concordantes entre elles, mais également impérieuses. On y trouve la main d'un homme en proie à toutes les ardeurs de l'ambition comme à l'amertume des plus implacables ressentiments. Dans

cette peinture de fantaisie, il est trop facile, à travers chaque jugement, d'entrevoir un nom propre, et les épisodes les plus connus de l'histoire de la Restauration donnent la clef de la plupart de ces portraits poussés au noir. C'est moins par la verve d'un gentilhomme breton, ennemi-né de la cour, que par le dépit d'un candidat ministériel alors desservi par l'intimité royale, qu'on peut s'expliquer certaines imputations, fort malséantes de la part d'un royaliste, contre toute une classe d'émigrés. Des offenses, ou tout au moins des déceptions de la veille ont pu seules faire déborder ces torrents de fiel rétrospectifs contre « les hommes de cour, qui ne marchaient jamais que comme aides de camp, attendant à Bruxelles, dans les plaisirs, le moment de la victoire; au rebours des anciens chevaliers, se préparant à la gloire par les succès de l'amour, Hercules qui filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyées à nous, petits gentilshommes de province et pauvres officiers devenus soldats, quenouilles que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos épées. >>

Je suis disposé à admettre qu'à l'armée des princes, l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, sous son uniforme de simple soldat, a pu se comporter en héros, à condition toutefois qu'il ne m'obligera point à croire que les héritiers des plus grandes maisons de France se sont tous conduits comme des pleutres. Mon père, qui, en détestant aussi la cour, fit la campagne de 92 le sac sur le dos comme son jeune compatriote, ne m'a point conté cela; mais j'ajoute qu'il n'eut rien à démêler avec les premiers gentilshommes de la chambre, ni avant ni après l'émigration.

Frappé, durant la retraite, d'une maladie longtemps réputée mortelle, M. de Chateaubriand put, après de dramatiques incidents fort bien racontés, atteindre l'Angleterre, vers laquelle s'était dirigé le grand courant de l'émigration bretonne. Cette vie de Londres, prolongée durant huit ans dans les dernières extrémités du besoin, allégée pour lui par une très-courageuse persistance au travail, forme le tableau le plus pittoresque qui ait jamais été tracé de cette existence en commun supportée avec un si fier courage, chacun s'appuyant sur la force de ses compagnons, et les vieillards, auxquels manquait la jeunesse des années, y suppléant par celle de leurs illusions.

C'est un épisode caractéristique dans l'histoire de la vieille société française, que cette émigration commencée par une sorte d'entraînement contagieux, mais dans le cours de laquelle on dépensa, pour s'étourdir sur d'effroyables souffrances, beaucoup plus d'esprit et tout autant de force morale qu'en purent jamais mettre les stoïciens de l'antiquité à nier l'existence de la douleur : long et to

resque carnaval durant lequel le travail ne faisant plus déroger personne, chacun se mit à l'œuvre, dans la capitale la plus sérieuse de l'Europe, avec l'entrain d'une gaieté toute française. On put voir un grand seigneur ouvrant dans Piccadilly un restaurant à l'enseigne du Grand-Vatel, une dame d'atours de la reine de France chiffonnant dans le West-End des modes pour la cour d'Angleterre. Parmi les hommes dont les événements avaient condamné l'épée à demeurer inutile, l'un enseigna le français, l'autre la musique et le dessin, un troisième le menuet, faute de mieux. M. de Chateaubriand avait commencé par souffrir de la faim, et n'avait trouvé d'autre ressource contre le froid que de se blottir, en son galetas, dans la robe d'hermine d'un ancien conseiller au parlement de Bretagne. Mais, stimulé par le courageux exemple de ses compagnons d'infortune, il ne tarda pas à se mettre aux gages d'un libraire pour écrire des traductions; il passa bientôt après au service d'une société archéologique qui l'envoya travailler en province. Installé durant plusieurs mois chez un ministre bien renté de l'Église établie, père d'une fille unique et charmante, il y suivit, concurremment avec des études d'épigraphie celtique, une flirtation en règle qui aboutit à un résultat beaucoup trop dramatique. Quoique vivant dans l'entière intimité de cette famille patriarcale et l'entretenant fort souvent des événements de sa vie, il avait oublié de parler de son mariage, tant ce détail occupait peu de place dans son souvenir. L'ingénue soupçonnant moins que personne un pareil contre-temps, le sentiment marchait grand train. La mère donc, avec la bonhomie d'une romancière anglaise, allant elle-même au-devant d'un aveu dont le retard s'expliquait à ses yeux par l'hésitation trop naturelle chez un malheureux proscrit sans fortune, lui offrit solennellement la main de sa fille, seul moyen de donner à cette jolie Nouvelle l'issue correcte que comportait la maison d'un révérend: généreuse ouverture qui fit échapper l'aveu fatal avec des larmes de reconnaissance, auxquelles se mêlèrent, il faut du moins l'espérer, quelques larmes de repentir (quoique l'auteur n'en dise mot).

Cette galerie de l'émigration est d'une variété qu'aucune partie des œuvres de l'écrivain n'a surpassée. Quelques grandes pages d'histoire y sont accotées d'une foule de tableaux de genre que la France littéraire ne commettra pas la faute de répudier aux dépens de ses plus délicates jouissances. La vérité du dessin ne s'y trouve altérée que par des impressions consignées à une date beaucoup plus récente, impressions très-diverses provoquées ou par les vaniteuses faiblesses de l'homme de lettres ou par les rancunes impitoyables de l'homme d'État. Au souvenir de ses épreuves et de ses obscurs débuts à Londres, M. de Chateaubriand a cru devoir super

poser, par exemple, ce qui concerne son éclatante rentrée en Angleterre lorsque le pauvre émigré y reparut, après plus de vingt ans, entouré de la pompe commandée par sa haute situation diplomatique. C'est du somptueux hôtel de l'ambassade de France qu'il se complaît à décrire sa vie dans le grenier d'Holborn, où il grelotta longtemps, privé d'huile pour alimenter la lampe qui l'éclairait dans son travail solitaire. Ce contraste, où l'auteur s'attarde avec un trop visible plaisir, donne lieu sans doute à quelques traits heureux, mais ceux-ci ont été payés beaucoup trop cher « en chatouillant de ce cœur l'orgueilleuse faiblesse ». Ce n'est point, il faut bien le reconnaître, un effet purement littéraire qu'a recherché l'écrivain en faisant devant le public, sous une forme d'un goût équivoque, l'appel de ses nombreux laquais, surtout en étalant les invitations aristocratiques sous le poids desquelles succombe, durant une saison de Londres, toute victime de l'étiquette et tout « lion », triste martyr d'une curiosité éphémère. On regrette de voir un pareil homme mettre en relief de telles misères en aggravant les torts de la vanité par l'affectation du dédain. Rien n'est moins facile pour un grand esprit que de vouloir donner le change au public sur ses faiblesses. Ce tort-là, M. de Chateaubriand l'a eu souvent sans qu'il lui ait jamais profité. Chaque fois qu'il s'est drapé dans le manteau de la modestie, ses ennemis n'ont pas manqué de l'en dépouiller, ne se croyant pas tenus à plus de ménagements qu'il ne leur en a montrés lui-même. Ce long règlement de comptes ne pouvait manquer d'avoir lieu à la publication des Mémoires, et comment s'en étonner ou s'en plaindre lorsque dans l'empire des lettres la loi du talion est d'une application naturelle et légitime?

La postérité lira avec plus de plaisir, peut-être même avec plus de fruit, les Mémoires anecdotiques de l'émigré, que les Correspondances diplomatiques, dont j'aurai à apprécier la portée dans la seconde partie de ce travail. Les huit années du séjour de M. de Chateaubriand à Londres figurent parmi les mieux remplies de sa vie. Avec une persistance au travail qu'il conserva toujours et que nul écrivain de son temps n'a surpassée, il accumula durant cette période d'obscurité des études poursuivies dans le champ de la plupart des connaissances humaines. Poëtes et publicistes contemporains, philosophes de toutes les écoles et de tous les siècles, docteurs de l'Église, apôtres de l'incrédulité, l'Évangile et l'Encyclopédie, Platon, Bossuet, Bayle et Voltaire torturèrent à la fois une intelligence puissante, mais de plus en plus enténébrée. Cette jeune tête présentait l'image du chaos avant l'apparition de la lumière. L'idée de Dieu, sous les formes d'ailleurs les plus confuses, survivait seule au sein

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