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arrive presque ce qui arrive à Saint-Simon: il étend la portée des mots afin qu'ils deviennent assez vastes pour l'idée qu'ils contiennent. Montesquieu lui aussi a senti quelquefois la langue ployer sous son idée, et même chose dans l'antiquité était arrivée à Tacite. Ce symptôme qui se reproduit dans tous les idiomes un peu fatigués quand ils sont entre les mains d'esprits souples et nerveux ne m'inquiéterait pas pour M. Nisard s'il devait dans l'avenir avoir affaire à des générations d'intelligence aussi lettrée que celles qui ont valu cinq éditions à son Histoire de la littérature française; mais l'avenir ne me rassure pas : j'ai peur que le public ne devienne encore plus paresseux qu'aujourd'hui, et qu'un jour nos grands classiques du dix-septième siècle, les chefs-d'œuvre des écrivains du dix-huitième ou du dix-neuvième siècle n'aillent dans les bibliothèques prendre la place de la collection des classiques latins de Lemaire. On les traitera comme ces grands représentants de la sagesse romaine parce que, pour les goûter, il faudra un certain haut état de l'esprit qui devient de plus en plus rare. Or M. Nisard, qui nous apprend pour ainsi dire l'usage que nous devons faire de ces illustres, M. Nisard qui est l'un d'entre eux et heureusement pour lui le plus jeune, M. Nisard qui écrit comme eux et comme eux se préoccupe plus de la vérité idéale que des petits moyens de produire de l'effet sur des esprits gâtés, M. Nisard, je le crains aura le sort de ces classiques français parmi lesquels sa place est marquée. Son livre restera; mais les bons esprits seuls iront à lui: on le lira comme on lit la Bruyère, la Rochefoucauld; on le lira aux heures d'assagissement littéraire et social; on le lira parce qu'on sera un de ses disciples, qu'on croira à la vérité, aux deux antiquités, qu'on détestera le faux en tout, dans la politique comme dans l'art. En 1974, si nous continuons à rouler de révolutions en révolutions, combien y aura-t-il encore de Français réunissant ces conditions? Dieu le sait. En somme et ce sera là mon dernier mot, l'Histoire de la littérature française est plus qu'un livre d'histoire ou de critique littéraire : c'est aussi une œuvre de morale intellectuelle et sociale à l'usage d'une nation qui ne s'abêtit jamais impunément, et chez laquelle le cœur s'abaisse aussitôt que sa raison et son bon sens s'obscurcissent.

F. COLINCAMP.

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« J'avais bientôt dix ans, quand du coup le plus triste

Le destin me frappa: l'ange par qui j'existe,

Ma mère s'envolait dans l'éclat de ses jours.

A cet âge, dit-on, les plus grands deuils sont courts;
Et pourtant, je sentis dès lors dans ma jeune âme
Tout ce que je perdais avec la sainte femme :
Tendresse immense, amour ineffable et sacré,
Conseils dont notre sang lui-même est pénétré,
Empreintes qu'à jamais gardera notre argile!
A cette époque-là, nous habitions la ville.
J'y vécus à l'écart, et sans frère ni sœur.
Mon père, il vous l'a dit, fut longtemps professeur.
Sa tâche assidûment le tenait au collège.
Lui tout le jour absent, au logis que faisais-je?
De mes premiers pensers débrouillant l'écheveau,
A des rêves sans fin je livrais mon cerveau ;
Ou, plus souvent encore, éprise de lecture,
Dans le champ du savoir j'errais à l'aventure.
Mon père, en un recoin de sa vieille maison,
Avait amoncelé des livres à foison,

1 Voir le Correspondant du 25 août, des 10 et 25 septembre 1874.

Plus qu'il n'en peut tenir dans une triple armoire, Cent fois plus que n'en peut contenir la mémoire. Au studieux réduit j'entrais chaque matin;

A mon grẻ, jusqu'au soir, j'y faisais mon butin,

<< Dans ce lieux de clartés, mais aussi de ténèbres,
Que ne lisais-je pas? Combien d'écrits célèbres
Passèrent tour à tour sous mes yeux fureteurs !
Graves historiens, hardis navigateurs,
Moralistes, savants, ceux dont l'étude sonde
Les mystères du cœur ou l'énigme du monde.
Tantôt, avec l'histoire aux récits éloquents,
Je hantais les héros, je vivais dans les camps;
Frêle enfant qui, la veille, habillais des poupées,
J'assistais aux grands chocs des vaillantes épées.
Avec les Mungo-Park, les Cook, les Charlevoix,
Je traversais les mers, je plongeais dans les bois;
Nul rivage n'avait de merveilles secrètes
Pour la soif de mes yeux; enfin, grâce aux poëtes,
Je franchissais le seuil du royaume enchanté
Où rit la fiction, sœur de la vérité !

Vérité, fiction, histoire ou poésie,

De vertige, un beau jour, mon âme fut saisie.
Vous ferai-je humblement cet aveu? Pourquoi non?
Je me pris à rêver de conquérir un nom.

A travers les récits dont se berçaient mes veilles,
Des femmes s'illustraient, des filles, mes pareilles ;
Je brûlais à mon tour, -vous riez, n'est-ce pas ?
De courir à la gloire, à quelque fier trépas.
<«< Oh! disais-je, lutter pour une cause sainte!
« Fille des chevaliers sans reproche et sans crainte,

« M'immoler au pays, à son antique foi,

« Sentir que l'univers a les regards sur moi! >> On parlait en ce temps du réveil de la Grèce.

La France, jeune alors, jeune de ma jeunesse,

La France applaudissait aux nobles révoltés.
Mille noms de héros, par la brise apportés,
Pénétraient jusqu'à moi. Dans mes nuits d'insomnie,
Je murmurais ces noms de la jeune Hellénie,
Ces grands noms que l'écho cent fois glorifia,
Les Kolocotroni, les Capo d'Istria,

Ou bien ce Kanaris, allumant de son âme
Les brûlots dont la mer voyait courir la flamme.
J'allais jusqu'au matin, m'entretenant tout bas
De périls, de lauriers cueillis dans les combats,
D'opprimés secourus. Du fond de ma retraite,
J'apprenais que Byron, l'audacieux poëte,
Venait de succomber, cœur trahi par le sort;
Je jurais de partir, d'aller venger sa mort.
Le casque au front, le glaive à la main, dans la lice,
Je me voyais déjà volant au sacrifice.

Auprès de ma vaillance, auprès de ma vertu,
Jeanne d'Arc pâlissait; Clorinde, qu'étais-tu ?

« A des rêves si beaux mon père mit un terme. « J'ai fait choix, me dit-il un matin, d'une ferme, « D'un champ modeste, étroit, mais suffisant pour nous. << Partons, ma chère fille, allons planter des choux. « Je n'ai plus qu'un désir : dans mon petit domaine, « Vieillir paisiblement, à la façon romaine. »>

« Tombais-je d'assez haut !... Que faire cependant?
Opposer à son ordre un front indépendant?
Pleurer à ses genoux ? Résistance ou prière,
J'affligeais du vieillard l'espérance dernière.
Je me tus; l'amazone étouffa son chagrin,
Ou, soyons plus sincère, elle rongea son frein.

« Après tout, la campagne, il faut aussi le dire, Ne m'apparaissait point sans un flatteur sourire.

Qui pour elle jamais ne sentit de penchants?
Je n'avais encor vu rien du tableau des champs,
Rien des œuvres de Dieu, sinon, à ma croisée,
Quelque fleur dans un pot, de mes mains arrosée,
Et le chardonneret dont la vive chanson

Égayait, le matin, sa cage et ma prison.

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Les vallons, les coteaux, les ombreuses retraites,
Je ne les connaissais que par mes chers poëtes.
Je croyais,
que ne font croire ces enchanteurs ?
Qu'il existait toujours d'harmonieux pasteurs
Promenant les moutons aux accords de leurs flûtes,
Ou bien se défiant à de courtoises luttes;
Qu'à l'ombre des forêts on retrouvait encor
L'intacte probité, les mœurs de l'âge d'or,
L'innocence, l'amour fidèle, exempt d'orages,
Les jeunes gens pieux, venant sous les ombrages
Recueillir des vieillards les paternels avis.
Pauvre esprit enjôlé, je vins donc et je vis,
Je vis que maint auteur à plaisir nous en conte,
Et qu'à s'y trop fier on s'expose au mécompte.

«Quel âge aviez-vous donc, demandai-je à Lucy, Quand le vent du hasard vint vous jeter ici? >>

Elle, avec un soupir: «Seize ans, mais y pensais-je ?
Seize ans cet âge heureux, de qui le privilége
Est de ne point compter encore avec les jours,
D'avancer au hasard, flot paisible en son cours,
D'ignorer les ennuis, les tristesses amères,
Et le danger prochain des brûlantes chimères... >>

S'arrêtant à ces mots, comme pour contenir
D'un passé tiède encor le trop vif souvenir,
Elle inclina son front semblable au lis qui penche.

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