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relire nos grands écrivains : c'est pour ainsi dire un livre de direction intellectuelle à l'usage des professeurs de faculté et de ceux qui prennent très au sérieux les choses de la littérature en se disant que dans notre pays, quand elles sont en décadence, ce n'est pas impunément, et que notre histoire morale et sociale se ressentent toujours de l'abaissement ou seulement de la diminution de notre goût. Il est un guide d'autant plus acceptable qu'il indique la vérité vraie et qu'il nous laisse le plaisir de la développer nous-même à notre façon.

M. Nisard trouve la littérature ailleurs que dans les livres proprement dits; il la trouve aussi dans l'influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l'esprit français et sur la langue. L'Académie française à sa création, Vaugelas qui, dans ses Remarques, l'a personnifiée si heureusement sans pouvoir toutefois empêcher ses contemporains de verser dans l'excès de l'esprit académique et de mériter les rudes admonestations de Molière, puis les services rendus par Port-Royal des Champs dans toutes les sphères autres que celles de la théologie nous ont, à ce titre, valu un chapitre excellent où tout ce qui est nécessaire est indiqué d'un crayon sûr et ferme et qui ne s'égare jamais en détails oiseux, en digressions curieuses sans doute, mais, au fond, un peu inutiles aujourd'hui.

J'avoue pourtant qu'à ces pages si solides et si substantielles je préfère encore le chapitre consacré à ce Boileau qui, dans notre pays, fait partie de l'autorité, a subi toutes ses vicissitudes, et n'en reste pourtant pas moins le législateur du bon sens et du goût français qui a pu aller plus loin, mais au nom même des principes promulgués par Boileau. Après les grandes préfaces de Victor Hugo, après certains articles de Sainte-Beuve, ce n'était pas le fait du premier venu de prouver qu'il faut en revenir à Boileau en matière de goût cela semblait presque un paradoxe tant il fallait braver de phrases faites, de partis pris, de gens qui s'étaient fait passer pour des gens d'esprit parce qu'ils donnaient force coups de pied au vieux lion qui n'en devait pas mourir, tout mourant qu'il semblait.

Cette réhabilitation de Boileau, de beaucoup antérieure aux excellents Lundis, où Sainte-Beuve est venu à résipiscence et a battu sa coulpe pour avoir, au temps de sa jeunesse folle, crié haro sur le père de toute la grande critique en France; cette réhabilitation accomplie avec une mesure que rien n'altère, et qui n'hésite pas à trouver, par exemple, que dans le Lutrin la matière est plus précieuse que le fond, n'est pas le moindre attrait de ce second volume. Comme dit fort bien M. Nisard, Boileau fait partie de l'autorité dans notre pays; c'est pour cela qu'il a été attaqué comme elle le dé

fendre, c'est bien mériter de l'ordre. Ce morceau serait le plus réussi du deuxième volume s'il n'y avait pas un chapitre consacré à l'influence du gouvernement de Louis XIV sur les lettres.

Quand M. Nisard l'a écrit, le grand roi était fort menacé dans sa majesté posthume comme il l'est toujours dans les époques révolutionnaires; mais au moins, dans l'Université, Louis XIV était encore le chorége triomphal de la grande époque littéraire dans notre pays. Deux ou trois révolutions sont venues, deux républiques ont fait leur œuvre, et aujourd'hui ce dogme salutaire, qui doit être la foi des professeurs et de la jeunesse, ce dogme, grâce auquel, dans notre pays, les époques de haute civilisation correspondent nécessairement aux époques de forte et puissante autorité en matière de gouvernement, ce dogme est bien malade; il se meurt, et, pour être plus sûres qu'il est déjà mort, cent voix prononcent chaque jour son oraison funèbre. Ce qu'il y a de triste, c'est que, quelquefois, l'orateur est un homme d'esprit et d'honneur, qui ne s'aperçoit pas qu'en haine du lieu commun il verse dans la déclamation républicaine; ou bien c'est un maître écouté, lequel, en Sorbonne ou même à l'École, juge le grand siècle à la lueur blafarde des vagues clartés d'un temps où le jour est faux et douteux, parce que les rayons y sont rares et les ombres multiples autant que sinistres. Que M. Nisard soit ici le bien remercié pour avoir, trente ans à l'avance, deviné ces égalitaires d'aujourd'hui qui croient se grandir en rapetissant les gloires les plus nationales, en trouvant que Bossuet n'est qu'un courtisan et Louis XIV un pauvre roi dont le gouvernement fait triste figure auprès de la Convention ou du Directoire. Ce qui est plaisant, c'est que les livres émaillés de ces complaisances historiques soient dans les bibliothèques de quartier des lycées, et que l'ouvrage de M. Nisard y brille par son absence. Rien que pour le chapitre où il montre, par des raisons encore meilleures que celles données par Voltaire, qu'il est juste d'appeler le dix-septième siècle le siècle de Louis XIV, l'Histoire de la littérature française devrait être le livre de toutes nos écoles supérieures, celui de tous nos grands établissements scolaires.

Je disais tout à l'heure que l'ouvrage de M. Nisard était surtout à l'usage de l'élite et des esprits déjà très-cultivés et assez sérieux pour aimer les idées profondes exprimées avec l'agrément sévère qui leur convient. Le troisième volume, je dois le dire, ne me donnerait pas raison. Les gens du monde, ces simples amateurs dont je parlais plus haut, le peuvent lire avec autant de plaisir que n'importe quelle œuvre qui n'exige aucune préparation d'esprit de la part du lecteur.

Tout ce troisième volume est écrit de verve. C'est le plus original,

c'est aussi le plus agréable des quatre les vues neuves y abondent; à des chapitres intéressants succèdent des chapitres plus intéressants encore; pas un instant l'invention critique ne tarit; el cependant nulle part n'éclate mieux ce que M. Villemain nommait si ingénieusement, à propos même de M. Nisard, son orthodoxie indépendante. Beaucoup de lecteurs seraient tentés de ne voir en lui que le vulgarisateur original d'idées à l'usage de tous les bons esprits; mais qu'ils le lisent avec attention, et ils seront frappés de voir comme il a su, en creusant une vérité reçue, pénétrer à des profondeurs qui la rendent toute nouvelle. On en peut donner une idée rien que par l'énoncé de quelques livres qu'il aborde à propos de Racine; ainsi celle-ci : De la sensibilité dans les ouvrages de l'esprit, c'est-à-dire de la tendresse vraie, profonde, qui s'épanche du cœur de l'artiste pour venir agiter le nôtre, qui fait que nous aimons ce qu'il a aimé, que nous pleurons de ce qui l'a fait pleurer quand cet artiste est un Virgile, un Raphaël, un Racine, un Shakespeare, un Mozart, et qu'il nous a mis en présence d'une Didon, d'une Vierge à la chaise, d'une Monime, d'une Desdémone, d'une donna Anna. Voici d'autres paragrapbes de ce chapitre sur Racine : De l'importance des rôles de femme dans le théâtre de Racine; des trois passions qu'il leur a données, l'amour, la tendresse maternelle, l'ambition; quelle idée se formait Racine d'une excellente tragédie; De la langue de Racine et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ses ouvrages. On le voit, rien qu'aux titres de ces paragraphes, les problèmes les plus vivaces, les plus éternellement jeunes de la critique littéraire y sont abordés avec cette verve, avec cette élévation d'esprit qui donne à un livre une valeur bien autre que celle d'un ouvrage de critique, car la morale et la vie y tiennent autant et plus de place que la doctrine littéraire, ou, pour mieux dire, la doctrine littéraire n'y est que le suc, que la séve de la vie morale vue des calmes hauteurs où réside l'art. On ne refera point ces chapitres sur Racine et sur Molière. J'ai lu l'Essai de M. Taine sur Racine : il est déjà vieux, et pourtant il a été écrit bien postérieurement au chapitre dont je parle; mais l'auteur y porte ce parti pris de théorie uniforme qui étonne un moment et fatigue bientôt.

Pas n'est besoin de dire que Molière et La Fontaine n'ont point à se plaindre de M. Nisard Molière encore moins; Molière à qui, ainsi que remarque le critique penseur, nous devons cette chose que ni les anciens, ni aucune nation moderne n'a possédée, la haute comédie, cette chose pour laquelle il n'y a de terme ni en allemand ni en anglais, ni chez les peuples méridionaux tant elle est vraiment française. Grâce à Molière, à l'auteur du Misanthrope et des Femmes savantes, ces œuvres qui font sourire la raison, où le comique est si

relevé que l'esprit seul y a part, et si réel, qu'aujourd'hui, en 1874, le Misanthrope et les Femmes savantes divertissent les connaisseurs encore plus, bien certainement, qu'ils n'ont diverti les spectateurs du grand siècle.

Les femmes de Molière, qui forment un si complet keepsake, sont un pendant charmant à celles de Racine. Le dernier des problèmes que M. Nisard repose est celui-ci : Pourquoi, des trois grands poëtes dramatiques du dix-septième siècle, Molière a-t-il le moins perdu au théâtre?

Cette question, qu'on ne s'y trompe point, n'est pas le fait d'un sceptique qui ne croit plus à la tragédie écrite, parce que le drame politique l'a tuée pour toujours; c'est le scrupule d'un esprit vrai et fin qui remarque qu'au bout du compte même, par ce temps de révolutions, la comédie humaine se joue encore plus souvent que la tragédie, soit qu'on la cherche dans les coulisses parlementaires, soit qu'elle coure les rues pour faire rire aujourd'hui les agitateurs aux dépens des agités, et demain, quand Dieu veut nous relever, les agités aux dépens de leurs agitateurs.

Un des chapitres que j'ai vu le plus vivement contester est celui sur La Rochefoucauld: il est si commode à la vanité d'être impitoyable pour l'homme qui n'a pas d'illusion sur nous et qui nous estime assez pour croire que la vérité la plus rude nous servira plus qu'une vérité mitigée de complaisance. Il faut entendre le tolle général contre La Rochefoucauld: ses contemporains, qui pourtant nous valaient bien, ne criaient pas si fort que M. Cousin, lequel, il est vrai, défendait encore madame de Longueville en vilipendant ce cruel diseur de vérités. Le fait est que La Rochefoucauld, à sa façon, et sans qu'il faille y voir une intention très-méritoire, collaborait avec ces grands sermonnaires qui nous ont, à la même époque que lui, révélé ces mauvais fonds de la nature humaine que le christianisme voit et veut guérir, tandis que La Rochefoucauld se contente de mettre la plaie à nu. Chose à noter, M. Nisard, en vue de l'amélioration morale, et Sainte-Beuve, en vue de la réalité purement et simplement psychologique, ont tous deux pris fait et cause pour les Maximes le premier, pour les nombreuses vérités de détail qui s'y trouvent; le second, pour la pensée générale du livre. Veut-on bien comprendre La Rochefoucauld? il n'y a qu'à le relire pendant des époques comme celles que nous traversons, et nous verrons qui a raison, de ceux qui déchaînent toute leur rhétorique contre lui ou de ceux qui nous engagent à nous éclairer des diagnostics constatés par ce grand expérimentateur qui a si bien connu le mal de notre pays quand le vent révolutionnaire y souffle, quand les Retz de haut ou de bas étage s'y donnent carrière.

Il y a encore, dans ce troisième livre, deux chapitres bien pleins d'idées nouvelles ou renouvelées pour avoir été plus approfondies : ce sont les chapitres consacrés à Bossuet et à Fénelon. M. Nisard a le culte de Bossuet pour toutes sortes de bonnes raisons; mais surtout parce que, chez lui, la grandeur n'est que l'élévation du bon sens avec toutes ses qualités, presque sans aucun de ses défauts, du bon sens capable d'atteindre jusqu'aux cimes, parce que les deux antiquités, parce que la foi, lui sont en quelque sorte des ailes qui le soulèvent et lui permettent d'envisager la lumière, sans éblouissement, sans vertige et sans défaillance. L'historien de la littérature remarque que Bossuet comme Fénelon avaient chacun un mot favori qui revenait incessamment à leurs lèvres et sous leur plume : pour Bossuet, c'était le mot grand; pour Fénelon, le mot aimable. Il y avait bien des erreurs à rectifier sur le compte de Bossuet: depuis les travaux de l'excellent cardinal de Beausset, l'orthodoxie de Bossuet était en défaveur, tandis qu'on se piquait de tendresse pour les chimères du pur amour dont son aimable rival avait été l'avocat convaincu. M. Nisard a donc fait preuve de courage intellectuel; il a bravé une sorte d'impopularité en se mettant du côté de Bossuet pour ces raisons de vérité et d'orthodoxie qu'il expose avec une finesse et une profondeur si remarquables. En somme, ce qu'il aime dans Bossuet, outre toutes les grandes qualités littéraires qu'on peut deviner, c'est que Bossuet est le défenseur de la tradition, tandis que Fénelon est celui du sens individuel; la victoire de Bossuet n'a eu, au demeurant, qu'une heureuse et féconde influence sur l'esprit français et sur la langue; celle de Fénelon eût accéléré ce qui ne se développera que trop au dix-huitième siècle. Aussi voyez comme toute la secte philosophique, quoiqu'il fût un chrétien, un prélat et presque un saint, voyez comme elle cherchera à l'enrôler parmi ses précurseurs, parmi ses ancêtres directs. L'esprit de parti est plus clairvoyant qu'on ne le croit. Le chimérique de Fénelon en religion, en politique spéculative, en politique pratique, allait droit au cœur des novateurs; car il faisait leurs affaires, puisque c'était une négation de l'orthodoxie catholique aussi bien que des principes dont s'inspiraient la politique et le gouvernement de Louis XIV.

Il y a des remarques bien piquantes et bien originales sur l'auteur du Télémaque, sur ce travers, on dirait sur sa manie de tout réglementer, s'il était question d'un moins grand personnage. Qu'il s'agisse du costume des habitants de Salente ou des mots de la langue française, Fénelon, comme tous les novateurs de toute époque, a une théorie à lui, un projet qu'il développe aussi bien dans son roman que dans sa Lettre à l'Académie; ce qui, entre académiciens, était sans inconvénient, en présentait davantage quand il s'agissait

10 OCTOBRE 1874.

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