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LA TRADITION CLASSIQUE

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

Histoire de la littérature française, par M. D. Nisard de l'Académie française. 4 vol. in-8, cinquième édition revue et corrigée. Paris, Firmin Didot.

L'œuvre qui nous fournit l'occasion et les moyens de rechercher où en est aujourd'hui la critique littéraire en France est une des publications considérables de ces quarante dernières années; mais ce n'est, à coup sûr, pas par ses dimensions. Quatre volumes, au dixseptième siècle, auraient constitué à leur auteur un fort honnête bagage sans doute; c'est encore quelque chose aujourd'hui; mais quand on pense aux proportions énormes de certains ouvrages, soit historiques, soit même purement littéraires, comme les Causeries du lundi, anciennes et nouvelles, qui ne forment pas moins de trente volumes, quatre volumes semblent une construction restée bien modeste dans ses développements. Aussi est-ce surtout par sa vie interne, si j'ose ainsi parler, par la séve vigoureuse qui y circule d'un bout à l'autre, que ces quatre petits volumes ont pris une place si importante, non pas seulement dans la littérature contemporaine, mais dans les acquêts que le dix-neuvième siècle léguera à l'avenir, et que celui-ci acceptera avec reconnaissance et gratitude. Le public d'aujourd'hui, qui pourtant ne se pique pas d'une tendresse exagérée pour les écrivains qui parlent à sa raison plus volontiers qu'à ses caprices, le public a eu le sentiment, l'intuition, en quelque sorte, de la valeur et de la portée du livre dont il s'agit, et il ne lui a pas marchandé le succès, quoique M. Nisard déconcertât fort cette tolérance intellectuelle et ce soi-disant libéralisme éclectique en fait de littérature auquel s'acoquinaient volontiers notre paresse et notre

indifférence. Le livre qui secouait si énergiquement tous ces partis pris est arrivé de lui-même, et assez vite, à sa cinquième édition; il a eu autant de vogue, autant de popularité presque, que s'il eût été un livre frivole, un livre de démolition religieuse ou politique. Vraiment, c'est à croire, comme le disait dernièrement M. Guizot en pleine Académie, qu'il y a en France un fonds de bon esprit qui survit au pire des enseignements, à celui qui résulte des révolutions, lesquelles nous désintéressent si vite de la vérité en tout, à commencer par celle qui paraît à des regards peu pénétrants la plus inutile de toutes, la vérité littéraire. C'est elle, en effet, dont on fait tout d'abord le plus volontiers bon marché à certains moments. Est-ce pour cela que des ministres, sans doute fort honnêtes gens, mais peu éclairés, empêchaient l'œuvre de M. Nisard d'arriver à ces renouveaux de notoriété qui se produisent par la jeunesse, lorsqu'à l'âge où tout s'imprime dans le cœur, elle lit, pour les avoir reçus en prix, certains ouvrages qu'on favorise, tandis qu'on éloigne d'elle les maladroits écrivains qui n'ont pas su se montrer complaisants à telle ou telle innovation dangereuse. Toujours est-il que l'on a vu donner, comme récompense du bon travail, au concours général et dans les lycées, les productions les plus inquiétantes, selon moi, au point de vue politique et social; car on y excuse tout, on y trouve pour tous les faits, pour toutes les idées, des circonstances atténuantes. Ces livres, ces prix, la jeunesse les lit et elle les relit; elle s'y familiarise avec les principes les plus dissolvants; mais l'Histoire de la littérature française de M. Nisard, si éminemment nationale, composée, pour la plus grande gloire des meilleures qualités de notre pays, aux heures bénies et bien rares où Dieu les a le plus manifestement récompensées dans la personne de nos grands écrivains, cette histoire n'a pas encore pénétré dans l'enceinte de nos écoles; je ne la vois ni dans les bibliothèques des lycées ni dans toutes celles de l'État. Au reste, cela ne lui a point nui, et M. Nisard n'a pas lieu de s'en plaindre: son livre a fait son chemin tout seul, sans l'aide des ministres, sans réclames des amis, presque sans appui de la presse, laquelle s'occupe plus volontiers de ce qui passe que de ce qui dure et doit durer. Combien, parmi les publicistes qui se croient les plus sérieux, en compte-t-on qui s'imaginent que les petits intérêts de chaque jour sont plus pressants que ces intérêts généraux et permanents de discipline supérieure qui sont sauvegardés par les écrivains véritablement dignes de ce nom!

Je puis d'autant plus librement tenir un pareil langage, que le Correspondant a toujours eu l'œil ouvert et l'attention en éveil sur ces œuvres à part dont la pensée se tient en dehors et au-dessus des petites passions, des médiocres problèmes qui s'agitent, hélas! cha

que jour dans cettre pauvre société qui s'en va à la dérive, selon que la pousse le caprice de ses agitateurs ou même, il faut bien le dire, la main trop souvent défaillante de ceux qui devraient la soutenir en la dirigeant avec énergie.

Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié un travail très-distingué que le regrettable M. Foisset consacra, vers la fin de 1865, à l'Histoire de la littérature française de M. Nisard. Notre excellent et cher collaborateur était un des juges les plus sérieux que pût trouver l'historien. De longue date, il avait voué à l'auteur les meilleurs sentiments; nul plus que lui n'avait caractère pour apprécier cette élévation naturelle qui est un des traits distinctifs de M. Nisard. Son jugement est donc sympathique et bienveillant; il va droit aux grandes qualités, et les apprécie avec candeur et sincérité. Il ne me serait certainement pas venu à l'idée de refaire ce qui a été fait avec une cordialité consciencieuse et souvent ingénieuse, si ce n'était pas le privilége des meilleurs ouvrages de provoquer tous les huit ou dix ans des jugements dont les considérants varient, non pas seulement par le fait du rédacteur, mais parce que huit ou dix années sont une notable portion de la vie humaine (grande mortalis ævi spatium), surtout par le temps où nous vivons. Il faut refaire son inventaire intellectuel et moral, savoir ce qu'on a gagné, ce qu'on a perdu de son avoir. Ces revues, d'un intérêt plus actuel que rétrospectif, provoquent sur l'état moral ou intellectuel des réflexions, des révélations qui sont loin d'être désavantageuses aux écrits véritablement importants; elles leur sont d'autant plus favorables que, de leur côté, les grands écrits ont souvent mis en lumière certains aspects de la réalité politique ou sociale dont les auteurs ont eu, soit des pressentiments confus, soit une perception nette et précise. En un mot, si j'osais employer une image familière, je dirais que la haute critique est comme un de ces vieux airs nationaux qu'il faut rajeunir, soit en y adaptant des paroles nouvelles, soit en transposant les notes de certains passages, afin de les approprier à l'oreille d'un auditoire qui s'est renouvelé. Chaque génération dans les livres ne cherche d'abord qu'elle-même, et elle seule. Dix années ont donné au livre de M. Nisard cette actualité qu'elles ont enlevée à tant d'autres dont le retentissement était bien plus grand en 1865. C'est cette actualité qu'on me passe le mot que je voudrais bien, à mon tour, retrouver et mettre en relief. D'ailleurs, M. Nisard a profité dans une certaine mesure des objections qui lui ont été adressées par mon honorable prédécesseur. Son ouvrage en a été, sinon fort modifié, au moins, en certains passages, amélioré. On peut donc sans scrupule, et sans crainte de tomber dans les rediles, revenir à la charge et parler de la cinquième édition de l'Histoire de la littéra

ture française, laquelle est bien une nouvelle édition, et non une simple réimpression, ainsi que j'aurai l'occasion de le démontrer plus loin. Cela dit, et après avoir demandé l'autorisation d'en user librement et avec M. Nisard et avec M. Foisset, dont je motiverai les éloges par de nouvelles raisons, j'arrive à l'œuvre elle-même, me hornant à rappeler de la façon la plus sommaire quand et comment elle a été composée, la pensée dominante qui inspirait son auteur, la manière dont il l'a réalisée.

Quelques mots d'abord sur les circonstances qui nous ont valu cette composition, où la doctrine littéraire tient la place d'honneur qui, dans ses précédents écrits, semblait dévolue à la critique militante, en un mot, à la polémique. Le premier volume de la première édition de l'Histoire de la littérature française a paru en 1844. Voici en quels termes débute M. Nisard dans sa préface: « Cet ouvrage est le résultat de dix années d'enseignement à l'École Normale. » C'est en effet à 1834 ou 1835 que doit remonter l'idée première de son auteur. M. Nisard avait à cette époque à remplacer Ampère dans ce ditficile professorat, auquel le désignait encore moins la confiance personnelle de M. Guizot, alors ministre de l'instruction publique, qu'un passé déjà plein d'œuvres et de garanties sérieuses pour l'avenir, quoique le nouveau maître de conférences fût encore bien jeune, n'ayant guère alors plus de trente ans; mais il avait fait ses preuves. Le public avait lu avec le plus réel intérêt son piquant et spirituel manifeste contre la littérature facile, brillant fait d'armes littéraire qui avait provoqué bien des colères : je ne parle pas, bien entendu, de l'excellent J. Janin, naguère encore le confrère de M. Nisard à l'Académie française, et qui plus d'une fois a plaidé des causes dont il avait étudié le dossier trop légèrement. Aussi n'était-il pas inconsolable de les perdre. Le manifeste n'était, pour ainsi dire, qu'un duel collectif M. Nisard avait livré la grande bataille dans son ingénieux et très-original ouvrage des Poëtes latins de la décadence, livre où, à des vérités de circonstance et qui s'adressait aux coryphées du romantisme, se mêlait un interêt supérieur de doctrine et de goût si réel, qu'aujourd'hui encore il semble nouveau, bien qu'il n'y ait plus à l'horizon ni classiques ni romantiques, et que le public de maintenant soit fort revenu des passions littéraires dont il avait le bonheur d'être possédé en ces années de sécurité et, pour ainsi dire, de santé sociale, si on les compare au temps où nous vivons et aux préoccupations tout autres qui assiégent notre pensée et l'assombrissent. Le succès des Poëtes de la décadence avait été tel et si complet, que l'excellent Daunou n'avait osé, avouait-il, dire que la moitié du bien qu'il pensait du jeune écrivain, pour ne pas lui faire un début qui, trop bril

lant, aurait exposé le second ouvrage de M. Nisard à de trop ardentes inimitiés. Il n'est pas bien sûr que la paternelle précaution du bon Daunou ait arrêté autant qu'il le croyait ces représailles de la basse el envieuse littérature; mais le succès avait été franc, immédiat, incontestable, et c'est cela sans doute qui avait valu à M. Nisard la succession du docte et ingénieux Ampère.

N'oublions pas enfin qu'à ces états de services littéraires déjà plus que suffisants, qu'à ces gages éclatants donnés aux meilleures doctrines, M. Nisard joignait une expérience intellectuelle, une maturité d'idées qui, pour avoir été complétée en dehors de la littérature, ne lui constituait pas moins cette autorité particulièrement nécessaire dans l'enseignement dout il était chargé. Avoir été rédacteur politique aux Débats sous la Restauration, avoir vu à l'œuvre Chateaubriand, le grand Bertin et tant d'autres, avoir assisté en speciateur bien placé, ou même, si vous le voulez, en concertant qui fait partie de l'orchestre, au jeu des grands acteurs qui de 1825 à 1835 ont tenu les grands rôles soit dans l'imbroglio conservateur, soit dans le mélodrame libéral, on le devine de reste, cela devait donner un ressort singulier à un esprit aussi bien doué que celui du jeune et aimable maître. En tout cas, cela le préservait de ce pédantisme livresque auquel est disposé tout homme qui professe ou qui écrit, et dont il ne se défendra que par un excès d'attention sur soi dont bien peu sont capables! Cela aussi avait contribué à pousser M. Nisard dans le sens de son naturel, c'est-à-dire avait développé en lui une finesse charmante, sans lui ôter cette indulgence qu'il n'est pas toujours aisé de conserver quand on a vu de près les manéges de la politique, je n'en excepte pas celle qui est honnête et sincère, et qui, malgré elle, est condamnée à bien des compromis que n'ont pas prévus les casuistes qui avaient le plus d'imagination. M. Nisard avait donc mieux que personne compris l'influence des idées et des principes en tout, et surtout celle des livres, sur un esprit impressionnable et mobile comme celui de notre pays. La littérature, à ses yeux, devait dire avec plus de netteté le mot de l'énigme qu'il y a nécessité de deviner, sous peine d'être dévoré par le sphinx révolutionnaire aussi, pour lui, dans les livres la forme n'est qu'un accessoire qui fait partie du fond. Cette manière d'aller toujours droit à l'homme vrai, et de le découvrir sous tous les déguisements dont l'affuble une littérature de décadence, avait fait la fortune de ses Poêtes latins, où tant de choses étaient à l'adresse et à l'usage des lecteurs contemporains. Grande était donc la curiosité de l'auditoire auquel allait parler M. Nisard, quand il arriva à l'École normale. Tout ce que MM. Villemain, Guizot et Daunou avaient annoncé de lui, il le réalisa sur ce nouveau théâtre. Mais je parle bien mal : ce n'é

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