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marades d'enfance, le jeune Chateaubriand, pressé dans leurs bras, semble demander à ses aînés le baptême militaire, et le livre tombe des mains, lorsqu'au lendemain de cette journée enivrante on le voit quittant Brest nuitamment, et, sans plus expliquer ses motifs au public qu'à sa famille, tomber comme des nues à Combourg. Il annonce à ses parents stupéfaits qu'il s'est découvert la vocation ecclésiastique, et qu'il vient se préparer à recevoir les ordres sacrés: déclaration qui lui concilie l'appui cordial de sa mère, sans contrarier d'ailleurs beaucoup un père calculateur, heureux d'avoir un cadet de moins à pousser et à pourvoir. Afin d'éprouver sa vocation, et d'après les sages conseils de cette mère chrétienne, il prolonge de plusieurs mois son séjour au manoir paternel; et la Providence permet qu'une grave maladie, en mettant sa vie en danger, lui serve de cause ou de prétexte pour ajourner encore l'étrange résolution d'aller cacher entre les murs d'une sainte maison les troubles naissants de son cœur. Lorsqu'il reprend en effet à la vie, ce n'est pas la religion qui vient s'asseoir à ses côtés, afin de lui ouvrir les portes du sanctuaire; c'est une sylphide, parée par lui-même, durant ses longues insomnies, de toutes les grâces et de tous les charmes; c'est un rêve vivant, éclos de la lecture des poëtes et de quelques échappées sur un monde à peine entrevu.

« Les facultés de mon âme s'exaltèrent jusqu'au délire; je montais avec une magicienne sur les nuages; roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j'allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes ou tourbillonner sur les mers. Les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours, et les paroles que j'adressais à cette femme auraient réchaufié le marbre des tombeaux. Vierge et amante, Ève innocente, Ève tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange ineffable de mystère et de passion. Le roulement du tonnerre sur les combles du château excitait mon enthousiasme; comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais l'orage, espérant qu'il m'apporterait Armide. >>

Voilà l'apparition qui aurait visité l'abbé de Chateaubriand sur la couchette de sa cellule, si Dieu n'avait veillé sur son honneur et sur celui du sacerdoce. Cette situation ne pouvait échapper à l'œil vigilant d'une mère pieuse; le jeune malade ne faisait d'ailleurs aucun effort pour la cacher. « En abbé, disait-il, il se trouverait fort ridicule, » et la perspective de l'épiscopat, qui alléchait pour l'avenir le vieux comte de Chateaubriand, était l'effroi de sa pensée, antipathique à toute hypocrisie, incapable de tout calcul. Le marin, comme le prêtre manqué, n'avait plus qu'un seul désir, celui de trainer à Combourg une vie sans devoirs et sans engagements, dans

l'insouciance du lendemain, tout entier à la poursuite de ses rêves et aux mobiles impressions de l'heure présente. Son cerveau fut traversé par mille projets extravagants, entre lesquels un seul prit un moment quelque consistance, celui de s'embarquer à Saint-Malo, armé d'une pacotille, pour aller tenter la fortune aux Indes. Mais le sévère vieillard sous lequel avait tremblé son enfance ne pouvait livrer plus longtemps au hasard d'une fantaisie qu'il ne cherchait ni à interroger ni à comprendre, l'honneur de sa race et de son nom. Ce qui fit la force de la société féodale, c'est que le chef de famille y restait le maître à peu près absolu de la destinée de ses fils, comme il l'était à Rome de leur sang, propriété de cette patrie domestique dont l'ensemble constituait le corps mystique de l'État.

Ainsi comprenait ses droits le comte de Chateaubriand; et le chevalier, élevé sous cette austère discipline, n'avait pas la pensée de les entendre autrement. Toujours en méfiance contre lui-même, et se sentant parfaitement incapable d'une initiative sérieuse, celui-ci éprouva bien plus d'émotion que d'incertitude lorsque le chef de sa maison, après lui avoir déclaré, avec une fermeté tranquille, que l'heure était arrivée de mettre fin à une oisiveté compromettante, lui remit un brevet de sous-lieutenant qu'il avait obtenu de la cour, et donna sa bénédiction à son fils, en lui abandonnant pour la première fois une main qu'il couvrit de baisers et de larmes.

La jeune recrue qui arrivait à l'armée fut moins dangereuse pour le régiment de Navarre que ne l'aurait été pour le séminaire de Rennes celle dont il s'était vu un moment menacé. Quoique plein d'honneur, et brave comme son épée, M. de Chateaubriand manquait des qualités de la vie militaire tout autant que de celles qu'auraient comportées les diverses carrières auxquelles il avait jusqu'alors paru songer. La discipline ne lui parut pas moins insupportable que l'obéissance passive, et il consacra à la lecture des poëtes le temps qu'il aurait fallu donner à l'école de peloton. Les soins et les devoirs de son état tiennent fort peu de place dans ses récits, et la vie de garnison ne s'y révèle que par certains épiscdes dont l'intérêt n'est aucunement militaire. Un heureux enchaînement de semestres et de congés lui fit passer la plus grande partie de son temps à Paris, à partir de sa présentation à la cour jusqu'en 1790, date de son départ pour l'Amérique. Peut-être peut-on même inférer du silence gardé sur les incidents de sa carrière, qu'il avait quitté le service et repris l'entier usage de sa liberté assez longtemps avant de s'embarquer, et dès qu'il en eut conçu la pensée dans ses entretiens avec M. de Malesherbes: Cet illustre personnage, auquel le sens des choses pratiques manquait un peu, goûtant beaucoup la conversation à la fois enthousiaste et modeste du jeune allié de sa famille, commit l'é

trange erreur de prendre un poëte, alors dans la fiévreuse recherche d'un monde idéal, pour un explorateur résolu des mers polaires. Par une fascination que peut seul expliquer chez un homme de cet âge l'insistance chaleureuse d'un interlocuteur ardemment convaincu, le vieux ministre se laissa persuader qu'une entreprise à laquelle n'avaient pu suffire les ressources des plus grands gouvernements et l'héroïsme des plus savants navigateurs, pourrait être accomplie par un homme de vingt-deux ans, qui n'avait guère dans son sac de voyage, très-pauvrement garni d'espèces, qu'Homère, Virgile, le Tasse et Camoëns, commentateurs naturels de la pensée dont il se sentait possédé.

Presque toujours à Paris depuis qu'il appartenait à l'armée, M. de Chateaubriand ne tarda pas à y perdre les saintes croyances du foyer domestique, sans les remplacer d'ailleurs par aucune doctrine arrêtée ni en religion ni en politique. Ce grand esprit agité était vide, et comme à la disposition du premier occupant. Mais quoiqu'il aperçût, du moins de loin, les principaux acteurs du grand drame ouvert avec l'assemblée des états généraux, et qu'il assistât au spectacle des premières journées de la Révolution, il demeurait flottant et à peu près sceptique entre les partis qui se disputaient la France, appartenant à l'un par toutes ses traditions, à l'autre par toutes ses tendances. Ne se sentant vivement attiré d'aucun côté, il continuait à vivre obscurément, et sans parti pris, dans un monde littéraire un peu inférieur, n'élevant pas encore son ambition au delà de l'honneur, alors hautement prisé, de faire admettre dans l'Almanach des Muses quelques vers écrits dans la manière et le goût de l'abbé Delille. Certaines compositions, où il n'est guère plus facile de pressentir le souffle créateur que dans les tragédies composées durant la première jeunesse de M. de Lamartine, avaient rempli les années qui précédè · rent l'éclosion du projet de l'expédition au pôle nord. A partir de ce moment-là, le temps du brillant chercheur d'aventures s'écoulait, au bruit de la chute de la monarchie, en de longues conversations avec M. de Malesherbes, dans lesquelles, pour échapper aux anxiétés de chaque jour, ce noble citoyen supputait avec son fervent disciple, sur les cartes de Danville, la distance, déjà mesurée, du détroit de Behring au fond de la baie d'Hudson. On lisait ensemble les voyageurs qui s'étaient posé le grand problème du passage, et l'ancien ministre conseillait à l'explorateur improvisé de joindre la botanique à son bagage de hâtive érudition. Celui-ci feuilletait en courant Duhamel, Tournefort et Jussieu; puis il allait se promener doctement au Jardin des Plantes, « se croyant déjà un Linné. »

Voilà à peu près le seul viatique dont se fût pourvu le concurrent des plus grands hommes de mer de son siècle, pour aborder l'entre

prise à laquelle se consacraient alors Vancouver et Mackensie, et que devaient reprendre les capitaines Parry et Franklin avec des résultats plus tristes encore. Un jeune rêveur répondait à l'appel de la muse en croyant écouter l'appel de la science; il le faisait avec une confiance qu'il faudrait nommer insensée, si les prescriptions usuelJes de la prudence pouvaient être opposées à ces hommes marqués au front d'un sceau divin. Tel fut le premier acte d'une carrière qui viendra se résumer à peu près tout entière dans une longue suite de mirages ardemment poursuivis et soudainement abandonnés.

Aux premiers jours de 1791, M. de Chateaubriand confiait donc sa fortune à cette mer qu'il a mieux comprise que Byron lui-même, parce qu'à travers la mobilité de ses flots il entrevit toujours l'immuable infini dont ils sont l'image.

Ici se présente l'une des difficultés les plus sérieuses qu'ait rencontrées l'auteur pour la composition de ses Mémoires. Lorsque la vie d'un homme de lettres s'est écoulée sous toutes les latitudes, et quand ses œuvres principales se composent de ses voyages, ou tout au moins des impressions qu'il en a rapportées, ce n'est pas un médiocre embarras que de trouver en face de soi ses propres livres, depuis longtemps passés dans toutes les mains. L'écrivain a élevé d'avance contre lui-même la plus redoutable des concurrences; il se voit donc condamné ou à des répétitions qui contrarient le lecteur, ou à de regrettables lacunes dans les parties les plus intéressantes de son récit et de sa vie.

Il n'en est pas ainsi cependant pour ce qui se rapporte au séjour de M. de Chateaubriand en Amérique et pour les explorations aventureuses qui remplissent le cours de 1791, cette année vraiment fatidique de sa vie, dans le cours de laquelle s'accumulèrent la plupart des trésors littéraires sur le fond desquels il allait travailler. Le complément d'informations fournies par les Mémoires, en dehors de ses Voyages en Amérique, antérieurement publiés, a une importance véritable. Ce complément de renseignements et les nouvelles impressions de voyages présentent presque toujours le plus piquant contraste avec les créations primordiales du poëte, et mêlent la vérité à l'idéal dans une mesure que le public n'attendait pas, et deviennent ainsi pour les premiers écrits de M. de Chateaubriand le plus imprévu des commentaires.

A peine débarqué à Baltimore, le jeune voyageur abandonne la pensée, insensée en effet, de marcher par terre vers le pôle, ainsi qu'il l'avait arrêté à Paris. Quelques conversations qu'il aurait pu avoir en France tout aussi bien qu'au delà de l'Atlantique, suffirent pour lui ouvrir les yeux. Au lieu de songer encore au passage du Nord-Ouest, il s'abandonna avec ivresse au projet de peindre la

nouvelle République, déjà si forte dans son berceau, et plus encore à celui de décrire, en vivant de sa vie et en se plongeant dans son sein, cette société indienne, réfugiée dans des forêts dont le cercle fatal se rétrécit chaque jour devant elle; il se propose enfin de signaler à l'indignation du monde civilisé les crimes d'une guerre odieuse et le désespoir de ces populations naïves qui, dans leur lutte sans espoir contre les Européens, semblent fondre comme un bloc de glace sous les rayons du soleil. Il se dirige donc vers les grands lacs du Canada, afin d'y chercher les derniers souvenirs de la France et les derniers tableaux de cette existence sauvage et de cette nature vierge dont il allait être pour l'Europe littéraire le révélateur et le peintre immortel.

Sur la lisière d'un défrichement et pour ainsi dire à la frontière de deux mondes, il fait rencontre d'un ancien marmiton français qui devient son initiateur complaisant. Cet homme, transfuge de l'armée de Rochambeau, donne, dans les clairières d'une forêt, des leçons de danse à quelques dames iroquoises ou de sang mêlé. Dominé par les charmes de deux élégantes parées de plumes et de coquillages, mais qui, en dehors de leur costume, n'avaient rien de sauvage, il se fait leur disciple afin d'apprendre, en quelques mois, la langue mascogulge, la langue siminole et les nombreux idiomes parlés dans ces déserts, seuls débris encore vivants de races englouties sous le flot chaque jour montant des nations conquérantes. M. de Chateaubriand compose, avec une vertigineuse rapidité, une grammaire et un dictionnaire du langage auquel il s'est vu si promptement initié par ses institutrices. La jolie Mascogulge dont l'heureux et reconnaissant disciple fit plus tard la chaste Atala, conduisait, aux bords du Meschacebée, le choeur des almées complaisantes entre lesquelles aucune ne se soupçonnait prédestinée aux honneurs d'une sorte de béatification. A ces leçons si fructueuses vinrent se joindre celles des vieux sachems lui révélant la croyance, les mystères et les traditions historiques de ces races. prédestinées à un prochain anéantissement, et qui semblaient entonner leur chant de mort avec une mélancolique résignation. Il les interrogeait, autour de la pierre du sacrifice, sur le culte du Grand-Esprit, sur la puissance formidable des manitous; il fumait, au foyer de la cabane, le calumet de la paix, et trempait ses lèvres dans la calebasse de l'hospitalité, préparant une langue toute nouvelle, de laquelle il n'est point interdit de penser qu'il fut moins l'interprète que le créateur; langue imagée à travers laquelle passaient les parfums d'une faune et d'une flore qui auraient probablement encore plus surpris les Hurons sur les bords du lac Erié, qu'elles ne charmèrent les Parisiens sur ceux de la Seine.

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