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tres le bord de la partie drapée. On recourut à l'outil pour aplanir cette saillie; et la preuve, dit M. Ravaison, qui a examiné minutieusement les moindres détails du marbre, c'est que cette partie du bord, jadis aplanie au ciscau comme tout le reste, a été retaillée à la gradine. La saillie ne fut point pourtant supprimée tout à fait. On prit alors le parti de placer entre les deux blocs, dans la direction d'arrière en avant, deux cales en bois d'environ deux centimètres de large sur vingt-cinq de long, afin de soutenir le bloc supérieur au-dessus de la saillie du fragment placé trop haut, de façon que le vide ainsi produit entre les blocs fût le moindre possible, et que le bloc supérieur allåt s'inclinant peu à peu vers l'avant et la droite jusqu'à sa rencontre avec la pièce rapportée à la hanche où il pouvait trouver appui. Il résulta de cette disposition que le torse fut incliné plus qu'il ne fallait vers la droite et en avant.

Après nous avoir fait connaître cet agencement', M. Ravaison le signale comme dangereux pour l'équilibre du bloc supérieur, lequel n'étant presque plus supporté que sous le centre du torse, qui, penche à droite, serait, en cas d'ébranlement et sans l'appui du fragment rapporté de la hanche droite, menacé de tomber à terre.

Ce n'est pas tout. Lorsqu'on détacha violemment à coups de ciseau la plinthe portant l'inscription, on martela tout le pourtour du socle sous prétexte de le régulariser; puis on noya ce socle ainsi modifié dans un bloc de marbre qui remplaça la plinthe antique. Or, suivant M. Ravaison, l'ancienne plinthe et la nouvelle n'ont pas été mises de niveau ; la nouvelle est presque partout un peu plus basse; de plus, elle ne l'est pas d'une même quantité dans toute son étendue. L'ancienne plinthe a maintenant son dessus horizontal; la nouvelle a le sien un peu relevé en avant et à droite. Elle accentue l'inclinaison fâcheuse déjà produite par le fragment mal placé et l'interposition des cales. Cette inclinaison est telle, qu'elle répugne même aux lois de l'équilibre et aux règles de la locomotion.

Comment remédier à cette faute commise par une restauration sans doute précipitée et qui fut faite, dit-on, sans la garantie qu'aurait donnée la surveillance du conservateur, M. le comte de Clarac? Sans prétendre à apprécier les moyens proposés, nous dirons que le but à atteindre nous paraît être de restituer à la ligne de jonction des deux blocs l'horizontalité dont parle M. de Clarac, et qu'indique le dessin primitif de M. Debay. Il nous semble absolument invraisemblable que le sculpteur ait imaginé de superposer deux blocs de marbre dans d'autres conditions que celles de l'horizontalité. Le redressement comporte des difficultés, surtout si l'on touche aux

1 Voyez la Vénus de Milo, par M. Ravaisson, p. 12 et suiv.

cales; mais nous estimons qu'il y a danger pour ce beau marbre à le laisser dans ce faux équilibre, qu'il y a inconvénient pour l'aspect de ce chef-d'œuvre à le maintenir dans cette posture étrange. Il serait désirable qu'une commission, composée d'hommes de science et de goût, d'archéologues, d'artistes, d'architectes, fût au moins chargée d'examiner s'il n'y a rien à faire et ce qu'il convient de faire.

Il m'en coûte de ne pouvoir répondre à une question que j'entends se produire de toutes parts: l'auteur! dites-nous quel est l'auteur de la Vénus de Milo! Est-ce Alexandre d'Antioche, comme le dit l'inscription? Est-ce Praxitèle, comme le soupçonnait M. Quatremère de Quincy?

Si Alexandre a été un simple restaurateur ou s'il est l'auteur de l'œuvre, je ne saurais le décider. Il vivait à une époque où l'art grec penchait vers son déclin, et la partie supérieure de la Vénus semble appartenir à l'époque du grand art et être contemporaine de Phidias. Alexandre, toutefois, a pu copier un modèle de la bonne époque. Est-il d'ailleurs le seul restaurateur de la Vénus? et n'y a-t-il pas lieu d'admettre, d'après les indices relevés dans cette étude, que les diverses parties de cette belle sculpture proviennent du travail de diverses mains et de plusieurs époques? Oui, sans doute.

Milo fut conquise et ravagée par les Athéniens, l'an 416 avant notre ère; elle ne revint jamais à sa splendeur première. « Dans la solitude qui s'étendit peu à peu sur toute la Grèce, ces îles, jadis si prospères, ne furent plus animées que par le séjour de quelques riches voluptueux qu'attiraient le goût des arts, la beauté du climat et les souvenirs classiques. C'est probablement à quelque amateur de ce genre qu'il faut attribuer la consécration dans la grotte de Milo d'un ouvrage aussi distingué que la Vénus1. »

Au surplus, le mystère ne messied pas aux chefs-d'œuvre. Cette magnifique statue mutilée, sorte d'énigme éblouissante que le génie de la Grèce antique, victorieux du temps, nous jette à travers l'espace, ne symbolise-t-elle pas dans l'émotion qu'elle soulève, dans l'admiration qu'elle inspire, dans l'embarras qu'elle provoque, l'indestructible puissance de l'idée et le souverain prestige du beau en même temps que la magie merveilleuse de l'art?

FERDINAND DELAUNAY.

M. Ch. Lenormant, Correspondant du 25 janvier 1854.

LE

CADASTRE ET L'IMPOT FONCIER

I

Le cadastre, dont l'origine remonte à l'occupation romaine (Liber censualis), a toujours existé en France sous des formes diverses et sous des noms différents, péréquaires, terriers, compoix terriens, etc. Son objet était d'asseoir l'impôt territorial, et, dans les derniers siècles de la monarchie, la taille réelle; il servait aussi à établir, sinon le titre, du moins la présomption du droit de propriété, jusqu'à preuve contraire'. De grands ministres, tels que Colbert et Turgot, lentèrent de faire exécuter, à titre d'essai et de modèle, des cadastres complets, l'un dans la généralité de Montauban, l'autre dans la province du Limousin.

La révolution survint, qui supprima les priviléges et appela tous les citoyens à l'égalité devant la loi fiscale. A cette époque, la fortune mobilière était relativement peu importante; d'après les doctrines des physiocrates, alors en faveur, la terre était la seule source de la richesse; c'était donc à la propriété foncière qu'il fallait demander la plus large part d'impôt. L'établissement d'un cadastre général était dès lors nécessaire et urgent; il était d'ailleurs réclamé dans les cahiers de la plupart des assemblées électorales.

L'assemblée constituante vota, le 25 novembre 1790, une loi qui ordonnait que tous les biens-fonds sans exception seraient imposés à raison de leur revenu net. Dans la pensée du législateur, le cadastre devait être la conséquence de cette loi, et il devait servir

1 Per librum compesii sive cadastri non probatur dominium quoad plenam probationem, sed solum quoad præsumptionem quæ transfert onus probandi in volentem dicere contrarium. (ÉTIENNE RAUCHIN)

aussi à constituer l'état civil de la propriété, car « lui seul, disait le député Dauchy, rapporteur du comité des impositions, peut assurer à chaque citoyen la jouissance complète et tranquille de sa propriété. » Mais les violentes agitations politiques et sociales qui se succédèrent sans interruption jusqu'à la fin du siècle ne permirent pas de s'occuper de cette importante opération.

En 1800, le gouvernement consulaire reprit la question. Dans le conseil d'État, le premier consul insistait vivement sur la nécessité d'une solution au point de vue de la répartition de l'impôt foncier et surtout de l'assiette de la propriété.

Une refonte générale des matrices de rôles, c'est-à-dire un cadastre sans arpentage, et n'ayant d'autre base, quant aux revenus, que la déclaration des propriétaires, fut prescrit par une instruction du 20 janvier 1801. Cette tentative n'aboutit pas. En 1802, le gouvernement, reculant encore devant la tâche immense d'arpenter et d'évaluer toutes les parcelles du territoire, crut pouvoir arriver à un résultat satisfaisant, au moins quant à la répartition de l'impôt, en se bornant à exécuter le cadastre par masses de culture. Ce procédé fut appliqué jusqu'en 1808 dans 16,000 communes environ; mais il était tellement défectueux qu'on dut renoncer à continuer l'opération.

Cependant le cadastre parcellaire s'imposait de plus en plus; il était demandé avec insistance par tous les conseils électifs. Il fut enfin résolu en principe, et une commission présidée par l'illustre Delambre fut chargée d'étudier les moyens d'exécution.

Ce ne fut donc qu'après des tâtonnements et des essais infructueux que le gouvernement se décida à entreprendre la grande opération du cadastre parcellaire. En 1810, il publia sous le titre de Recueil méthodique des lois, décrets, règlements, instructions et décisions sur le cadastre de la France un véritable code sur la matière, ne contenant pas moins de 1,144 articles. C'est un travail remarquable qui pourra toujours être consulté avec fruit, mais qui, dès l'origine, donna une fausse direction à l'opération, en disposant (art. 175) que « le géomètre ne doit lever les propriétés que d'après les jouissances au moment où il opère. >>

Les opérations successives du cadastre sont :

1° La délimitation, qui fixe les limites des communes ;

2o La triangulation, qui détermine, dans chaque commune, un certain nombre de points trigonométriques, afin de donner au géomètre les moyens de se diriger avec certitude et précision dans le lever du plan;

3o L'arpentage parcellaire, qui a pour but de reproduire graphiquement la configuration de chaque parcelle, afin de pouvoir en

calculer la superficie et de déterminer sa position sur le terrain; 4° L'expertise, qui consiste à classer les parcelles suivant leur nature de culture et leur degré de fertilité et à en fixer le revenu d'après un tarif. Cette double opération est faite par un certain nombre de propriétaires nommés par l'assemblée municipale et assistés d'un agent de l'administration des contributions directes;

5o La rédaction de l'état de sections ou légende par ordre topographique du plan parcellaire, avec indication du nom du propriétaire, de la nature de culture, de la contenance, de la classe et du revenu de chaque parcelle;

6 La rédaction de la matrice cadastrale ou compte ouvert à chaque propriétaire de toutes les parcelles qui lui appartiennent dans la commune.

Le plan et les états de section restent immuables; la matrice cadastrale seule est tenue annuellement au courant des changements qui surviennent dans le fait de la possession.

Ces détails, purement techniques, sont utiles à connaître pour l'intelligence de la question.

Le cadastre parcellaire, commencé en 1808, n'a été terminé qu'en 1850. Pendant cette longue période, plus de cinquante millions d'hectares et de cent quarante-trois millions de parcelles ont été arpentés et évalués. Au début, le personnel était insuffisant et peu instruit, les méthodes défectueuses; mais le temps et l'expérience enseignèrent quelques améliorations qui furent formulées dans le règlement du 15 mars 1827, et à partir de cette époque les travaux présentèrent plus de régularité et d'exactitude. Toutefois, ils étaient toujours entachés du vice originel de ne constater que la jouissance : l'opération manquait son but.

Depuis longtemps les publicistes les plus autorisés et les conseils généraux exprimaient le vœu que la délimitation contradictoire entre propriétaires servit de base au cadastre; quelques-uns demandaient même déjà que le cadastre fût organisé en administration spéciale, indépendante de celle des contributions directes, et qu'il fût complété par un système général de conservation.

Sous la pression de ces demandes souvent renouvelées, l'administration fit quelques essais, présenta quelques projets, mais sans vouloir se détourner de la fausse voie dans laquelle elle était engagée. Aucun n'aboutit. En France, l'esprit bureaucratique est tellement immobilisé par la routine; sa ténacité et sa puissance sont telles, qu'il fait obstacle à toute innovation. La plupart des améliorations ne sont pas dues à son initiative; il les a même le plus souvent combattues. En 1846, le cadastre était sur le point d'être terminé, mais son insuffisance et ses défectuosités étaient devenues

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