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L'impossibilité de la certitude personnelle, subjective, et partant l'absolue fausseté de l'explication que donnent de la certitude spiritualiste les philosophes critiques, nous est donc également démontrée par la logique et par l'expérience. Cette explication consiste uniquement dans l'hypothèse de la supériorité d'esprit des sceptiques sur les dogmatistes, hypothèse que rien ne vient justifier, et qui fûtelle une réalité, n'entraîneraît pas après soi la division des esprits, comme on le voit par les sciences où les esprits très-inégaux entre eux ne sont pas cependant divisés.

Impuissante à établir ce désintéressement de nos actes, dont elle affirme avec raison la nécessité, la philosophie critique ne l'est donc pas moins à légitimer la division des esprits; elle ne l'explique que par une assertion purement gratuite dont tous les faits accusent si hautement la fausseté qu'elle-même a honte de la formuler. Est-il besoin de démontrer que les dogmatistes ne sont nullement inférieurs aux critiques? Ceux-ci ne le savent-ils pas de reste, et ne voyons-nous pas chaque jour combien peu d'esprit suffit à nier l'âme ou à douter de Dieu? Lorsqu'un principe a pour conséquence inévitable une assertion manifestement fausse, on peut tenir pour certain que lui-même est faux, quand même on n'en verrait pas d'autres

preuves.

Les philosophes critiques, après avoir établi que la vérité ne doit pas nous contraindre, rejettent la vérité [en alléguant qu'elle ne nous contraint pas.

Ils affirment très-justement que la croyance est libre, c'est-à-dire que la volonté doit jouer un rôle dans la connaissance et la possession de la vérité. Mais quel est ce rôle? en quoi consiste-t-il? Quel est avec la raison absolue le rapport de la volonté libre? Muets sur toutes ces questions, ils n'ont nulle part montré comment s'exerce cette liberté qu'ils réclament, et quel est son rôle dans le choix des doctrines. En même temps qu'ils ont justement repris les dogmatistes pour avoir placé dans la raison, qui est une, la cause de la division des esprits, ils sont tombés dans la même erreur : c'est toujours à la raison plus faible ou plus puissante, plus crédule ou plus clairvoyante, qu'ils l'ont eux-mêmes attribuée, en sorte que tout est fatal dans leur prétendue liberté.

Plus on approfondit leur théorie, plus on la serre de près, plus on en reconnaît l'impuissance et la contradiction. Mais ce qui fait son prestige, c'est qu'elle apparaît à l'homme comme ce milieu, toujours espéré, toujours cherché, entre le vide du scepticisme absolu qu'il ne peut contempler sans vertige, et la souveraine autorité de la vérité qui n'épouvante pas moins sa faiblesse. Elle séduit, elle attire les âmes, en ce qu'elle n'a ni la sécheresse désolée d'une entière

négation, ni l'austère et virile fermeté d'une entière certitude. Elle ne heurte pas de front, comme le matérialisme, des vérités dont l'homme a quoi qu'il fasse le sentiment invincible; elle n'emprisonne pas, comme le positivisme, sa pensée dans ce monde fini; elle laisse libre carrière à ses rêves et à son imagination. Si elle ne satisfait au fond ni la conscience ni la raison, elle leurre du moins l'une et l'autre. C'est ainsi qu'elle a tout envahi et tout pénétré : philosophie, religion, politique, histoire, morale, tout parmi nous s'est empreint de ses langueurs, de sa mollesse et de son néant. Phylloxera invisible, elle ruine, elle stérilise tous les champs de l'étude et de la pensée; elle moissonne toute énergie dans sa fleur, elle atteint toute activité dans sa racine. Mobile, flottante, insaisissable comme l'onde, elle s'évanouit lorsqu'on la veut étreindre, elle recule lorsqu'on s'y veut appuyer; elle a fait pis que nier la vérité, elle l'a profanée et découronnée, en la montrant comme le jouet de nos passions et la fantôme de notre imagination. O mon pays! elle est le plus fatal des maux que t'a faits l'Allemagne! Si tu peux guérir celui-là, tu triompheras des autres, sinon tu demeureras couché dans la mort. Une nation qui répudie la vérité et la certitude ne sauraitposséder ni la liberté ni la vertu.

H. DE COSSOLES.

LA VÉNUS DE MILO

De vives discussions se sont élevées récemment aufour de la Vénus de Milo, ce chef-d'œuvre de la statuaire antique, que l'Europe aujourd'hui nous envie. Non-sculement on a mis en question l'attitude de la déesse, le mouvement de ses bras, maintenant hélas ! mutilés, mais encore la position du torse sur les hanches, l'état dans lequel la statue a été tout d'abord trouvée, enfin les circonstances qui ont accompagné ou suivi sa découverte, son achat, son embarquement et son arrivée au Louvre. De part et d'autre on a produit des preuves, allégué des témoignages, fait valoir des considérations plus ou moins plausibles. La controverse n'a pas été sans résultat, comme il arrive souvent. Bien que les documents ne soient pas tous concordants, on peut, ce semble, en les comparant, en les contrôlant l'un par l'autre, réussir à en extraire la vérité sur plusieurs des points en litige. C'est dans ce but que nous avons écrit les pages suivantes.

La Vénus de Milo, cinquante ans après son exhumation, est en possession de sa légende.

La magnifique statue aurait surgi, dit-on, comme une sorte de blanche et majestueuse apparition des profondeurs du caveau qui la cachait à tous les regards et la réservait à l'admiration de la postérité. Mais quelques heureux ont pu, seuls, la contempler dans sa beauté harmonieuse et son intégrité. Des négociations mystérieuses, des intrigues secrètes furent engagées autour de l'admirable statue; les marins de l'Estafette durent livrer un combat sur la plage pour l'arracher aux mains des Turcs qui nous la disputaient. Dans ce combat, la Vénus, attachée à des cordages, traînée sur le rivage aurait été mutilée et aurait subi les écorchures dont on voit encore aujourd'hui les traces. Suivant la légende, M. le vicomte de Marcellus,

chargé par l'ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de Rivière, d'aller prendre le marbre à Milo, M. de Marcellus n'avait révélé de son expédition que ce qu'il pouvait divulguer sans imprudence. Il y avait un mystère à l'origine de cet événement, et la relation de M. de Marcellus avait pour but d'épaissir les ombres autour de ce mystère.

Il est certain d'ailleurs que, même dans le monde des savants, on avait depuis longtemps conçu des doutes sur la véracité absolue des relations publiées sur la découverte, notamment en ce qui concernait l'état du marbre au moment de son exhumation. M. Ch. Lenormant écrivait dans un article du Correspondant (25 janvier 1854), qui fut très-remarqué et provoqua une réplique assez aigre de M. de Marcellus: « J'ai toujours craint que dès l'origine, pour mieux faire valoir une production qui se défendait assez bien par elle-même, on n'ait fait disparaitre à dessein les accessoires qui pouvaient déranger l'idée qu'on venait de découvrir un des chefsd'œuvre de l'art grec à la plus grande époque. >> Nous verrons plus loin, en effet, que certaines opinions d'archéologues en crédit eurent au début une fâcheuse influence et causèrent la perte d'un fragment important du socle de la Vénus.

En 1867, M. Morey, correspondant de l'Académie des beaux-arts. et membre de l'Académie de Stanislas, à Nancy, publia une notice sur la Vénus. Dans cette notice il rapportait sa visite à Milo, ses entretiens avec M. Brest, notre agent consulaire dans cette ile en 1820, lors de la découverte. Des renseignements de M. Morey il résultait qu'une sorte de bataille s'était livrée entre les marins tures ou grecs et français dans le trajet de l'habitation de M. Brest à la mer, et qu'alors la précieuse relique, objet de la rixe, fut enlevée avec tant de précipitation, traînée avec si peu de soin sur le rocher au moyen de cordes, qu'il y eut des égratignures et des épaufrures sur les épaules et que les draperies furent endommagées. De son côté, M. le comte de Clarac, conservateur du musée royal des Antiques, qui dressa le premier le procès-verbal de la réception du marbre au Louvre, constatait dans sa notice, publiée en 1821', « des traces de cordes dont on avait lié la statue, et qui indiquaient qu'elle avait été traînée le long du rivage pour la conduire à bord du bâtiment grec. C'est dans ce fatal trajet, ajoutait M. de Clarac, que les épaules et quelques parties du dos et des hanches ont été froissées; le marbre a même été étonné et enlevé sur chaque épaule dans une largeur de quelques doigts. »

Sur la statue antique de Vénus Victrix, par M. le comte de Clarac. In-4°, Paris, 1821, p.

21.

Enfin, il y a quelques semaines, le journal le Temps publia une série d'articles de M. J. Aicard, dans lesquels était produit le témoignage d'un des officiers de marine qui avaient visité Milo en 1820 et qui avaient vu la Vénus avant son enlèvement par M. de Marcellus. Cet officier, M. Matterer, ancien capitaine en second de la corvette la Chevrette, avait écrit, en 1842, dans le récit de sa visite à la statue « Quelle fut notre surprise en voyant devant nous une belle statue en marbre de Paros! Les deux bras étaient malheureusement cassés et le bout du nez un peu altéré1. » Mais il paraît que cette attestation était imposée à M. Matterer par des considérations pressantes d'intérêt personnel, et dans la note laissée par lui entre les mains d'une tierce personne, note destinée à faire triompher la vérité dans l'avenir, il révélait cette circonstance étrange que la statue avait été vue par lui avec son bras gauche levé en l'air et tenant une pomme1.

M. Aicard ne manqua point de rapprocher cette attestation de la note consacrée par Dumont d'Urville à la Vénus de Milo qu'il avait visitée en même temps que M. Matterer. Un passage de cette notes dit : « La statue, dont je mesurai les deux parties séparément, avait, à très-peu de chose près, six pieds de haut; elle représentait une femme nue, dont la main gauche relevée tenait une pomme, et la droite soutenait une ceinture habilement drapée et tombant négligemment des reins jusqu'aux pieds. Du reste, elles ont été l'une et l'autre mutilées et sont actuellement détachées du corps. » M. Aicard commente ceci par la remarque suivante : « Il fallait donc que l'état de mutilation ne fût pas tel que l'adaptation des bras à la statue ne pût se faire ou que du moins le rapport de ces marbres entre eux ne pût s'établir*. » M. Aicard admet donc, en définitive, que Dumont d'Urville, le même jour où M. Matterer a vu la statue tenant le bras gauche élevé en l'air, a vu la statue sans bras. Il eût été de bonne logique, ce semble, d'opter entre les deux témoignages. Si Dumont d'Urville a raison, M. Matterer a tort, et nous ne comprenons pas qu'on les fasse servir l'un et l'autre à prouver que la Vénus possédait son bras gauche lors de sa découverte.

D'autres attestations ont été produites dans le même but par M. Aicard. Il invoque le témoignage de M. E. Doussault, peintre

1 Notes nécrologiques sur M. le contre-amiral Dumont d'Urville. Paris, Imprimerie royale, 1842.

2 Voy. la Vénus de Milo, par M. J. Aicard. 1 vol. in-12, chez Sandoz et Fischbacher, à Paris, p. 33.

La note a été publiée dans les Annales maritimes, tome XIII, 100 série,

p. 149.

4 La Vénus de Milo, p. 29.

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