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Chère madame, dit-il à son aimable interlocutrice dès qu'ils eurent échangé les phrases d'usage, je suis sûr que vous n'êtes pas sans vous douter du motif qui m'a fait solliciter de vous un quart d'heure d'entretien. Je ne vous ai pas caché le plaisir que j'avais eu à voir et à entretenir votre intéressante orpheline, et c'est pour vous parler d'elle et surtout pour vous interroger sur elle que je suis venu.

- Je suis à vos ordres, monsieur. Que désirez-vous savoir?

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-Je sais fort peu de chose. Son père était un magistrat de province, un homme d'honneur et de mérite. Elle l'a perdu, étant toute jeune.

Mais par qui a-t-elle été élevée ?

Par sa mère, j'imagine.

Elle l'a donc perdue aussi?

Hélas! oui.

· Ah!

- Cela vous fait de la peine? Pauvre petite! Elle est seule au monde.

Mais... avec qui est-elle maintenant?

Avec une de mes amies, une femme des plus distinguées sous son apparence discrète, une femme comme il y en a peu.

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Qui est une parente éloignée sans doute, puisque vous m'avez dit que ce n'était point une tante?

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Une parente éloignée, fi donc! C'est une vraie mère.

- Une mère adoptive?

Une mère qu'elle aurait dû choisir entre cent mille, si le ha

sard, si la Providence, veux-je dire, ne la lui eût octroyée.

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Et quel est le nom de la jeune fille?

Elle s'appelle Georgette.

Je le sais. Mais son nom de famille?

Ce nom est un mystère.

C'est une fille naturelle, peut-être?

A quoi allez-vous penser? Est-ce qu'il y a de ces filles-là dans notre monde? C'est tout ce qu'il y a de plus légitime sous le soleil.

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Elle habite Paris?

Elle habite Paris.
Dans quelle rue?

Ajoutez vite: A quel numéro ?

Je ne conçois rien à votre discrétion, chère madame.

Je vous en donnerai les raisons plus tard. Je ne puis, quant à présent, entrer dans aucune explication je vous préviens seulement qu'elle n'a que cent mille francs de dot.

Je ne vous l'ai pas demandé.

-Oh! oh! voilà du désintéressement, ce qui est rare aujourd'hui. Mais, puisque j'ai répondu à quelques-unes de vos questions, sinon à toutes, vous voudrez bien répondre à une seule des miennes. Vous êtes amoureux de cette jeune fille?

- Amoureux n'est pas le mot. Quoique je n'aie pas passé l'âge où l'on cède à certains entraînements, je vous dirai, entre nous, que lorsqu'on devient amoureux, c'est qu'on le veut bien. On subit une impression favorable: si on s'y abandonne, c'est fini; mais si on résiste, l'impression s'efface.

Vous croyez? Mais enfin l'impression a été faite?

Oui, j'ai éprouvé, à première vue, une véritable sympathie pour cette jeune fille, et comme je songeais vaguement à me marier...

On m'en avait, en effet, touché quelques mots.

- Qui donc?

- Une de vos prôneuses les plus intrépides, madame le Noë.

Je ne l'en avais pas chargée... Madame le Noë est une femme d'imagination, qui voit souvent ce qui n'existe pas.

-J'aime à entendre un tel jugement sortir de votre bouclie, interrompit madame de Nelles avec une hauteur des plus significatives. Madame le Noë s'est trompée; mais, si je ne me trompe pas moi-même, vous aimez Georgette.

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Vous lisez dans mon cœur plus couramment que moi.
Vous la reverrez, vous l'apprécierez, vous l'épouserez.

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J'aime à entendre un tel jugement sortir de votre bouche, reprit-il finement en répétant ses propres paroles. Mais vous ne m'avez toujours pas dit son nom.

Je vous le dirai après la seconde entrevue, qui aura lieu chez moi, dans quelques jours, si vous voulez. Je vous écrirai un petit mot.

Là-dessus, la grande dame congédia le journaliste, qui, une fois dehors, se dit à part lui :

-Eh bien, madame le Noë avait fait de belle besogne! Je suis encore heureux d'en être quitte à si bon marché. Mais dans quel but s'est-elle donc obstinée à me cacher le nom de cette jeune personne? ERNEST SERRET.

La suite au prochain numéro.

L'ALLEMAGNE ET SA LITTÉRATURE

JUGÉES AVANT ET APRÈS LA GUERRE

. 3 vol.,

Histoire de la littérature allemande, par M. G.-A. HEINRICH, doyen de la Faculté des lettres de Lyon, ouvrage couronné par l'Académie française. librairie Franck, à Paris.

Si la connaissance des littératures étrangères nous est utile, parce qu'elle agrandit notre esprit et nous met à même de juger les peuples avec lesquels nous sommes appelés à entretenir toutes sortes de rapports, l'histoire de ces littératures ne l'est pas moins, car, sans elle, nous pouvons difficilement parvenir à la connaissance des littératures elles-mêmes. En effet, essayera-t-on de tout lire? La vie n'y suffirait pas. Prendra-t-on au hasard? Ce serait s'exposer à étudier des ouvrages sans valeur et à négliger des chefs-d'œuvre, quelquefois même à prendre les uns pour les autres. A ces difficultés s'ajoutent habituellement l'ignoranee de la langue et l'éloignement des bibliothèques. Un guide est donc nécessaire.

Nous ne possédions jusqu'à présent aucun ouvrage exposant, dans son ensemble, l'histoire de la littérature allemande. Madame de Staël lui a fait une place importante dans son beau livre de l'Allemagne; mais ce livre est tout à fait insuffisant, puisqu'il ne parle que d'une seule période et date déjà de plus d'un demi-siècle. L'ouvrage de M. Heinrich nous paraît remplir parfaitement ce rôle d'initiateur et de guide, car il joint, à une exposition suffisamment détaillée des œuvres, une juste appréciation de leurs qualités et de leurs défauts. Cette appréciation est difficile, surtout pour les œuvres modernes. Ce n'est pas toujours du premier coup qu'un écrivain obtient dans son pays le rang auquel il a droit. Les jugements sont

d'abord divers, passionnés, soumis à mille influences. Ce n'est qu'au bout d'un assez long temps qu'ils se tassent, pour ainsi dire, et qu'ils peuvent servir de base au jugement définitif de la postérité. L'appréciation séparée des auteurs ne suffit pas; il faut établir entre eux une hiérarchie, porter des jugements d'ensemble sur les divers groupes d'écrivains, sur les différents genres littéraires, donner à chaque chose sa valeur proportionnelle et mettre le tout en perspective. Lorsqu'on a parcouru un pays montagneux, on en ignore presque toujours les formes générales; mais si, après avoir traversé une large plaine et gravi de nombreux sommets, on se retourne le soir pour considérer le pays qu'on a visité le matin, on voit les montagnes se réunir et s'étager; les chaînes accessoires disparaissent; on n'aperçoit plus que les chaînes principales et les plus hauts sommets. Il en doit être ainsi dans une histoire de la littérature.

M. Heinrich s'est préparé à écrire son ouvrage par de longs voyages en Allemagne et par un enseignement de plus de quinze années; aussi a-t-il, en ces matières, une compétence incontestée, et l'Académie française, en couronnant son histoire de la littérature allemande, en a reconnu le mérite. C'est d'après cette histoire que nous nous proposons de tracer ici un tableau d'ensemble de la littérature allemande. La meilleure manière de faire connaître l'ouvrage de M. Heinrich est sans doute de montrer d'abord ce qu'il contient. Nous exposerons ensuite en peu de mots la théorie philosophique d'après laquelle l'auteur a jugé les écrivains et leurs œuvres.

I

LES ORIGINES

La traduction de la Bible en gothique, par Ulfilas, au quatrième siècle, est le premier monument de la langue allemande. Descendant de parents grecs emmenés dans une invasion des Goths, sacré évêque à l'âge de trente ans, Ulfilas a assuré le triomphe du christianisme chez ce peuple encore barbare. Il a de plus fixé la langue des Goths en en perfectionnant l'écriture. Jusqu'à lui cet art était demeuré le privilège de quelques initiés; il le compléta par l'introduction de caractères grecs et en fit, en le vulgarisant, un puissant instrument de propagande religieuse et de civilisation. La langue d'Ulfilas a duré jusqu'au neuvième siècle; elle se rattache aux langues de l'Inde et se distingue par des terminaisons sonores qui ont

complétement disparu dans l'allemand. On dirait que les mots ont perdu, sous les frimas du Nord, les brillantes couleurs qu'ils avaient apportées du Midi.

L'écriture étant apparue chez les peuples de la Germanie en même temps que le christianisme et ayant servi à répandre la religion nouvelle bien plus qu'à conserver les anciennes traditions, il en est résulté qu'on ne possède presque rien aujourd'hui de la littérature des âges païens. Les vieux chants nationaux ont disparu, et c'est à peine si l'on en a découvert, dans la poussière des bibliothèques, quelques débris conservés par les moines du moyen âge. Plusieurs auteurs allemands regrettent l'influence exercée par l'Église et par l'Empire romain sur la civilisation de leur patrie; ils prétendent qu'elle a été fâcheuse et que l'Allemagne, laissée à son propre génie, aurait eu un développement spontané plus original et plus riche. Après avoir discuté et mûrement examiné cette question, M. Heinrich est d'avis que, sans la greffe latine et chrétienne, le vieux tronc germanique n'aurait jamais porté de si beaux fruits1.

Au reste, dès le quatrième siècle et après la Bible d'Ulfilas, c'en est déjà fait de cette civilisation exclusivement allemande; les moines irlandais et anglo-saxons vont bientôt conquérir la Germanie au christianisme, et le plus ancien poëme de l'Allemagne l'Héliand (le Sauveur), composé en dialecte saxon, à l'époque de Louis le Débonnaire, sera consacré à la gloire du Dieu prêché par ces étrangers. Le paganisme disparait alors partout devant le christianisme; la littérature n'est même plus cultivée que par le clergé et dans les couvents, et la langue latine menace un instant de remplacer l'idiome national. C'est en latin qu'écrit le célèbre archevêque de Mayence, Raban Maur, à la fois théologien, philosophe et poëte. C'est également en latin que Rotswitha, religieuse du couvent de Gandersheim, écrit ses comédies.

« Qu'on se représente, au dixième siècle, une abbaye du nord de l'Allemagne, peuplée des petites-filles de ces Saxons qui défendaient naguère leur pays contre la domination de Charlemagne et contre le christianisme. C'est une race de nouveaux convertis, mais qui a l'ardeur sincère des néophytes. En leur ouvrant un monde nouveau, le christianisme a étendu l'horizon de leur intelligence. Comme les moines de Fulda, les religieuses de Gandersheim lisent les pères latins et même les auteurs profanes. Autour des religieuses se groupent les filles des nobles, qui viennent recevoir l'éducation au monastère; quelques-unes y resteront comme sœurs, d'autres retourneront dans le monde. Aux jours de fête, les grands du voisi

1 Tome I, page 36.

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