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drait-il vous applaudir ou vous plaindre? Je sais quel prix vous serait dû: Sais-je quel prix vous serait réservé! Seriez-vous offert à l'estime publique en apôtres des mœurs, de la vérité? Seriez-vous traduits en criminels devant la cour d'assises?

Qu'a fait de plus l'auteur que je défends? A l'exemple des évrivains les plus austères, il a opposé aux vices brillants des cours la sim-plicité des vertus rustiques; on a pris contre lui la défense des cours : il s'est indigne contre des scandales; on s'est scandalisé de son indignation: il a plaidé la cause de la morale publiquement outragée; on l'accuse d'avoir outragé la morale publique.

Je ne dois point vous dissimuler, Messieurs les Jurés,l'embarras extrême que j'ai éprouvé lorsqu'il s'est agi de préparer la défense de cette cause. Ordinairement, l'expérience des doctrines du ministère public, que nous partageons rarement, mais que du moins nous avons appris à connaître, nous permet de prévoir, en quelque façon, le système de l'accusation, d'en démêler l'erreur et de méditer nos réponses. Ici, je l'avoue, j'ai vainement cherché à deviner le système du ministère accusateur; il m'a été impossible de concevoir par quels arguments, je ne dis pas raisonnables, mais du moins soutenables, on pourrait

trouver dans les pages incriminées un délit d'outrage à la morale publique; et l'accusation doit à l'excès même de son absurdité, l'avantage de surprendre son adversaire et de le trouver désarmé.

Soyons juste, toutefois, et, après, avoir écouté l'orateur du ministère public, reconnaissons que l'embarras de l'accusation a dû surpasser encore l'embarras de la défense. Vous en pouvez juger par le soin avec lequol on a constamment évité d'aborder la ques; tion. Vous aviez imaginé, sans doute, que, dans une accusation d'outrage à la morale publique, on allait commencer par définir la morale publique ; et puis expliquer comment l'auteur l'avait outragée. Point du tou'. Vous avez entendu de nombreux mouvements oratoires; d'éloquentes amplifications sur le cierge, sur la noblesse, sur François Ier, sur Louis XIV, sur le duc de Bordeaux, sur Chambord; des personnalités amères (el beaucoup trop amères) contre l'écrivain inculpé.... mais de la morale publique, pas un mot: tout se trouve traité dans le réquisitoire du ministère accusateur, hormis l'accusation, Ainsi, je me félicitais d'avoir enfin à défendre, en matière de délits de la presse, une cause étrangère à la politique. " Da moins, me disais-je, je ne serai plus con

damné à traiter ces questions si délicates, que l'on n'aborde qu'avec inquiétude, que l'on ne discute jamais avec une entière li– berté. Je n'aurai plus à redouter dans mes juges la dissidence des opinions, l'influence des préventions politiques. Tout le monde est d'accord sur les principes de la morale; nous parlerons, le ministère public et moi, un langage commun, que toutes les opinions pourront comprendre et juger......

Et voilà qu'on nous fait une morale politique! Voilà qu'on s'efforce encore, dans. une cause où la politique n'a rien à démêler, de parler aux passions politiques! On commence par reprocher à M. Courier d'avoir dit irrespectueusement, en parlant du duc de Bordeaux, que son MÉTIER est de régner un jour, et d'avoir employé d'autres expressions. également familières; sans songer que c'est un villageois que l'auteur a mis en scène, et que le langage d'un villageois ne peut pas être celui d'un académicien! On lui impute à crime d'avoir traité un pareil sujet sans dire un seul mot de l'auguste naissance du jeune prince; de sorte que désormais les écrivains devront répondre à la justice, non seu lement de ce qu'ils auront dit, mais encore de ce qu'ils n'auront pas dit! Enfin, par une réflexion un peu tardive, on reconnaît que

ce n'est pas là l'objet de l'accusation; et cependant on a cru pouvoir se permettre d'en faire un sujet d'accusation!

Vous le voyez, Messieurs les Jurés, la

marche incertaine de l'accusation trahit à chaque pas sa faiblesse et sa nullité. Aux définitions, qu'on n'ose donner, on substitue les lieux-communs oratoires; à défaut de la raison qu'on ne peut convaincre, on cherche à soulever les passions; au délit de la loi, qu'on ne peut établir, on s'efforce de substituer le délit d'opinion.

Ce n'est point ainsi que procédera la défense; tout, chez elle, sera clair et précis. Mais avant d'aborder la discussion relative à l'écrit, qu'il nous soit permis de rappeler les considérations personnelles à l'écrivain. Ces considérations ne sont pas indifférentes. Dans les délits purement politiques, la criminalité peut, jusqu'à certain point, être indépendante du caractère de l'auteur : la passion, l'erreur, le préjugé peuvent faire d'un honnête homme, un citoyen coupable: mais l'auteur d'un outrage à la morale publique est nécessairement un homme immoral: il y a incompatibilité entre la moralité de la conduite et l'immoralité des principes, et justifier l'auteur, c'est déjà justifier l'ouvrage. Paul-Louis Courier, l'un de nos savants

les plus estimés et de nos plus spirituels écrivains, entra, au sortir de ses études, dans le corps du génie militaire. Officier d'artillerie, distingué par ses talents, il pouvait fournir une carrière brillante; mais lorsqu'il vit le chef de l'armée envahir le pouvoir et dévorer la liberté, il refusa de servir la tyrannie; il s'éloigna. Retiré à la campagne, il partagea ses journées entre les utiles travaux de l'agriculture et les nobles travaux des lettres et des arts. Gendre d'un helléniste célèbre (1), il marcha sur ses traces avec honneur; nous devons à ses recherches le complément de l'un des précieux monuments de la littérature ancienne l'ouvrage de Longus offrait une lacune importante; M. Courier, dans un manuscrit vainement exploré par d'autres mains, découvrit le passage jusqu'alors inconnu, et donna un nouveau prix à sa découverte par l'habileté avec laquelle, imitant le vieux style et les grâces naïves d'Amyot, il compléta la traduction en même temps que l'original. Ce succès eut pour lui des suites assez fâcheuses par un bizarre effet de la fatalité qui semble le poursuivre, l'auteur qu'on accuse aujourd'hui pour un écrit moral, fut alors persécuté à l'occasion d'un

(1) M. Clavier, de l'Institut.

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