Page images
PDF
EPUB

portion, aura gâté son premier jet. Qu'on prenne la peine de comparer au grec, que nous avons, le latin d'Apulée; tout ce qu'il a de plus est hors d'œuvre; comme dès le commencement cette longue et puérile histoire de ce Socrate ensorcelé et égorgé par ces deux vieil. les, ces outres changées en voleurs, et l'homme qui, en gardant un mort, a le nez coupé par une sorcière: tout cela est ajouté au grec et cousu à la narration, Dieu sait comment. Otez cela, et vous retrouvez l'introduction de Lucius telle qu'elle est ici, toute naïve, toute dramatique, où pour la clarté rien ne manque, pour l'agrément rien n'est de trop, où enfin ne se peut méconnaître la conception originale. Et quelle apparence qu'un esprit assez faible ou assez malade pour enfanter tant d'inepties traduites par Apulée, ait pu en même temps imaginer la fable et le charmant récit où ces sottises sont insérées? Je n'y vois, quant à moi, nulle possibilité.

Quoi qu'il en soit de ces conjectures, qu'on ne peut appuyer de preuves, car la pièce principale nous manque, et les témoignages anciens se réduisent à celui de Photius, qui, comme on voit, est peu de chose ; en somme, c'est ici l'œuvre de Lucius, puisque le plan et les détails, les pensées, les phrases et les mots lui appartiennent, de l'aveu de ceux qui don

nent l'ouvrage à un autre. Le style n'en est pas aussi pur que le prétend Photius, ni en tout exempt des défauts du siècle où l'auteur a vécu. Il y avait alors grand nombre d'écrivains dont l'étude principale était de créer des expressions, de tourmenter la langue, de tenailler les mots, si l'on peut ainsi dire, pour en étendre le sens à des acceptions dont personne ne se fût avisé. Cette secte a été de tout temps; elle fleurissait alors, et notre auteur n'en était pas autant ennemi qu'on le pourrait croire d'après ce qu'en dit Photius. Il a parfois d'étranges manières de s'exprimer, qui dans le fait sont à lui et dont on aurait peine à trouver des exemples. Mais son plus grand tort, ce me semble, c'est d'aimer trop le vieux langage et les expressions surannées. En effet, il n'est point plus aise que lorsqu'il trouve à placer quelque vieille phrase d'Hérodote appropriée à son sujet. Il ose même faire usage de ces singulières façons de dire, que Platon aura employées une fois peut-être en passant. Il ne s'abstient pas davantage des tournures et des locutions réservées à la poésie, et emprunte ausi bien d'Homère que de Thucydide, se souciant assez pen du précepte des maîtres qui recommandent d'user avec sobriété de ces phrases antiques et poétiques. Il est vrai qu'on ne peut lui reprocher de ne

pas s'en servir habilement, soit pour donner à son style de la grâce dans les petits détails et les discours familiers, soit pour le relever à propos : : car c'est chose reconnue de tous les anciens rhéteurs, que les archaïsmes, pourvu qu'on n'en abuse point, ennoblissent le langage; mais la mesure en cela est difficile à garder. Salluste ne sut pas l'observer. Il se fit une étude de parler à l'antique, et encou rut le blâme de ses contemporains, ayant pillé le vieux Caton sans discrétion, disait Auguste. La Fontaine lui-même, chez nous, tout di vin qu'il est, et le premier de nos écrivains pour la connaissance de la langue, souvent ne distingue pas assez le français du gaulois. Virgile seul, plein d'archaïsmes, se pare et s'embellit des dépouilles d'Ennius, et chez lui le vieux style a des grâces nouvelles.

Mais que dire d'Apulée, qui, sous les Césars, veut parler la langue de Numa? Je doute fort que de son temps on le pût lire sans commentaire. Il a senti l'agrément que donnait à l'auteur grec ce vernis d'antiquité répandu sur sa diction, et il pense l'imiter! Firenzuola, en traduisant le latin d'Apulée, a su éviter cet excès. Sans reproduire les phrases obscu res, les termes oubliés de Fra Jacopone ou du Cavalcanti, il emprunte du vieux toscan une foule d'expressions naïves et charmantes; et

sa version où l'on peut dire que sont amassées toutes les fleurs de cet admirable langage, est, au sentiment de bien des gens, ce qu'il y a de plus achevé en prose italienne,

On ne trouvera point ces beautés dans ma traduction. Aussi n'était-ce pas mon but, quand même il m'eût été possible, non de dire mieux que mon auteur, mais de dire les mêmes choses et d'un ton approchant du sien, de représenter enfin, si j'ose ainsi parler, l'âne de Lucius avec son pas et son allure. Qui ne verrait dans cet ouvrage qu'une narration enjouée, une lecture propre à distraire aux heures de loisir, en jugerait comme ont pu faire les contemporains. Mais pour nous l'éloignement des temps y ajoute un autre intérêt. Comme monument des mœurs antiques, nous avons vraiment peu de livres aussi curieux que celui-ci. On y trouve des notions sur la vie privée des anciens, que chercheraient vainement ailleurs ceux qui se plaisent à cette étude. Voilà par où de tels écrits se recommandent aux savants. Ce sont des tableaux de pure imagination, où néanmoins chaque trait est d'a près nature, des fables vraies dans les détails, qui non seulement divertissent par la grâce de l'invention et la naïveté du langage, mais instruisent en même temps

par les remarques qu'on y fait et les réflexions qui en naissent. C'est là qu'on connaît en effet comment vivaient les hommes il y a quinze siècles, et ce que le temps a pu changer à leur condition. Là se voit une vive image du monde tel qu'il était alors; l'audace des brigands, la fourberie des prêtres, l'insolence des soldats sous un gouvernement violent et despotique, la cruauté des maîtres, la misère des esclaves toujours menacés du supplice pour les moindres fautes; tout est vrai dans des fictions si frivoles en apparence, et ces récits de faits, non seulement faux, mais impossibles, nous représentent les temps et les hommes mieux que nulle chronique, à mon sens. Thucydide fait l'histoire d'Athènes; Ménandre, celle des Athéniens, aussi intéressante, moins suspecte que l'autre. Il y a plus de vérités dans Rabelais que dans Mézerai.

« PreviousContinue »