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d'Hérodote fut l'aurore de cette lumière, et comme il a peint le monde encore dans les langes, s'il faut ainsi parler, d'où lui-mêmeil sortait, son style dut avoir et de fait a cette naïveté, bien souvent un peu enfantine, que les critiques appelèrent innocence de la diction, unie avec un goût du beau et une finesse de sentiment qui tenaient à la nation grecque.

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Cela seul la distingue de nos anciens auteur s avec lesquels il a d'ailleurs tant de rapports qu'il n'y a pas peut être une phrase d'Hérodote, je dis pas une, sans excepter la plus gracieuse et la plus belle, qui ne se trouve enquelqu'endroit de nos vieux romanciers ou de nos premiers historiens, si ainsi se doivent nommer. On l'y trouva, mais enfouie comme était l'or dans Ennius, sous des tas de fiente, d'ordures, et c'est en quoi notre français se peut comparer au latin, qui resta long-temps négligé, inculte, sacrifié à une langue étrangère. Le grec étouffa le latin à son commencement, et l'empêcha toujours de se développer: autant en fit depuis le latin au français pendant le cours de plusieurs siècles. Non seulement alors qu'écrivait Ennius, mais après Virgile et Horace, la belle langue c'était le grec à Rome, le latin chez nous au temps de Joinville et de Froissard.

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On ne parlait que pour demander à boire; on écrivait le latin que lisaient, étudiaient savants et beaux esprits, tout ce qu'il y avait de gens tant soit peu clercs; et camera compotorum paraissait bien plus beau que la chambre des comptes. Cette manie dura et même n'a point passé; des inscriptions nous disent, en mots de Cicéron, qu'ici est le marché Neuf ou bien la place aux Veaux. Que pouvait faire un pauvre auteur employant l'idiôme vulgaire? Poëtes, romanciers, prosateurs se trouvaient dans le cas de ceux qui maintenant voudraient écrire le picard ou le bas-breton. En Italie, Pétrarque eut honte de ses divins tercets, parce qu'ils étaient ita \ liens, et depuis ne reprocha-t-on pas à Machiavel d'avoir écrit l'histoire autrement qu'en latin, faute que ne fit pas le président de Thou. Partout la langue morte tuait la langue vivante. Lorsqu'enfin on s'avisa, fort tard, d'écrire pour le public et non plus · seulement pour les doctes, le latin domina encore dans ces compositions, qui ainsi n'eurent jamais le caractère simple des premiers ouvrages grecs, dictés par la nature.

La littérature grecque est la seule, en effet, qui ne soit pas née d'une autre, mais produite par l'instinct et le sentiment du beau chez un peuple poëte. Homère, avec raison, se dit

inspiré des dieux, tenant son art des dieux, dit-il, sans être enseigné d'aucun homme. Il n'a point eu d'anciens, fut lui-même son maître, ne passa point dix ans dans le fond d'un collége à recevoir le fouet, pour apprendre quelques mots qu'il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois; il chante ce qu'il a vu, non pas ce qu'il a lu, et il nous le faut lire, non pour l'imiter, mais pour apprendre de lui à lire dans la nature, aujourd'hui lettre-close à nous, qui ne voyons que des habits, des usages; l'étude de l'antique ramène les arts au simple, hors duquel point de sublime.

Hérodote et Homère nous représentent l'homme sortant de l'état sauvage, non encore façonné par les lois compliquées des sociétés modernes ; l'homme grec, c'est-à-dire, leplus heureusement doué à tous égards; pour la beauté, qu'on le demande aux statuaires, elle est née en ce pays-là; l'esprit, il n'y a point de sots en Grèce, a dit quelqu'un qui n'aimait pas les Grecs et ne les flattait point. Aussi, tout art vient d'eux, toute science; sans eux, nous ne saurions pas même nous bâtir des demeures, ni mesurer nos champs, nous ne saurions pas vivre. Gloire, amour du pays, vertus des grandes âmes, où parurent-elles mieux que dans ce qu'ils ont fait

et ce qu'ils font encore. Ce sont les commencements d'une telle nation que nous montrent ces deux auteurs.

Le sujet leur est commun, la guerre de l'Europe contre l'Asie; jamais il n'y en eut de plus grand ni qui nous touchât d'avantage. Il y allait pour nous de la civilisation, d'être policés ou barbares, et la querelle était celle du monde entier pour qui le germe de tout bien se trouvait dans Athènes. L'ancienne, l'éternelle querelle se débattait à Salamine, et si la Grèce eût succombé, c'en était fait, non que je pense que le progrès du genre humain, dans la perfection de son être, pût dépendre d'une bataille ni même d'aucun événement; mais comme il fut arrêté depuis par la férocité romaine et d'autres influences qui faillirent à perdre la civilisation, elle eût péri pour un long temps à Salamine, dès sa naissance, par le triomphe du barbare.

Ils écrivirent, non dans le patois esclave, comme nos Froissard, nos Joinville, mais dans la langue belle alors, c'est-à-dire ancienne; car en la déliant du rhythme poétique, ils lui conservèrent les formes de la poésie, les expressions et les mots hors du dialecte commun, témoin le passage même d'Hécatée: Ecataios Milèsios ô de muthei

tai, qui, en italien (car cette langue a aussi sa phrase et ses mots pour la poésie) se traduirait bien, ce me semble, Ecateo Milesio così favella, au lieu de la façon vulgaire così dice Ecateo, outó legei Ecataios o Milèsios; la différence paraît d'abord. Au grec, il ne manque, pour un vers, que le mètre seul et le rhythme, qui même revint dans la prose après Hécatée; mais ce n'est pas de quoi il s'agit. Le dialecte poétique, chez les Grecs, était le vieux grec; en Italie, c'est le vieux toscan, qu'on retrouve dans le contado de Siène et du val d'Arno. Il ne faut pas croire qu'Hérodote ait écrit la langue de son temps commune en Ionie, ce que ne fit pas Homère même, ni Orphée, ni Linus, ni de plus anciens, s'il y en eut; car le premier qui composa, mit dans son style des archaïsmes. Cet ionien si suave n'est autre chose que vieux attique auquel il mêle, comme avaient fait tous ses devanciers prosateurs, le plus qu'il peut de phrases d'Homère et d'Hésiode. La Fontaine, chez nous, empruntant les expressions de Marot, de Rabelais fait ce qu'ont fait les anciens Grecs, et aussi est plus grec cent fois que ceux qui traduisaient du grec. De même Pascal, soit dit en passant, dans ses deux ou trois premières lettres, a plus de Platon', quant au style, qu'aucun traducteur de Platon.

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