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II

L'ESCUARA, OU LA LANGUE BASQUE

La langue basque, dont se montrent si fiers aujourd'hui ceux qui la parlent, mais qu'un savant de nos jours présente comme réduite actuellement presque à la condition de patois 1, n'a jamais eu cours, dans le moyen âge, que parmi les montagnards du nord de l'Espagne et du sud-ouest de la France, et il n'est point exact de dire, comme l'a fait l'un des principaux historiens de la Navarre, que ce fût en 1167 la langue nationale de ce pays. En rapprochant le document qu'il cite, mais que certainement il a mal compris 2, d'un récit du couronnement du roi Charles III, en 1389, on est amené à croire qu'au moins à la fin du XIVe siècle, l'idiome national de la Navarre était la langue romane, puisque le serment prêté par ce roi, et indiqué comme étant en idioma de Navarra, est conçu en cette langue 3.

Celle des Basques ne parait avoir jamais été écrite pendant

Alfred Maury, La Terre et l'Homme, etc. Paris, L. Hachette et comp., 1857, in-12, p. 459.

<< Defensores supradictarum baccarum (ecclesiæ Sancti Michaelis de Excelsis) erunt rex et episcopus et ipse comes, vel successores ejus. Est autem talis differentia inter Ortiz Lehoarriz et Aceari Umea, quod Ortiz Lehoarriz faciet, ut lingua Navarrorum dicitur, una maizter; et Aceari Umea faciet buruzagui quem voluerit. » Liber rotundus ecclesiæ Pompelonensis, folio 181. (Investigaciones históricas de las antiguedades del reyno de Navarra, etc., liv. I, chap. V; édit. de MDCC. LXVI., p. 97.)- Le P. de Moret, traduisant le passage qu'il rapporte en marge, rend una maizter par chef de bergers (suena en Vascuence mayoral de pastores), et buruzagui par chef de journaliers (mayoral de peones), sans paraitre voir que si maizter est passé dans la langue basque, ce n'est qu'après avoir appartenu à la langue romane et peut-être plus tard que 1167, date du document cité. Sans doute son auteur entendait emprunter à cette langue un terme qui rendait mieux sa pensée.

* Diccionario de antiguedades del reino de Navarra, t. I, p. 264, art. Coronaciones, et t II, p. 74, 75, art. Idioma.

toute la durée du moyen àge 1, ce qui n'est point étonnant quand on songe combien était rare, avant le XIIe siècle, l'emploi des langues vulgaires autrement que pour le commerce habituel de la vie; mais on s'explique difficilement qu'aucun des nombreux écrivains qui ont parlé de la Navarre et des autres provinces basques, par exemple, le troubadour Guillaume Anelier, si prodigue de détails sur l'histoire de la première, à la fin du XIII° siècle, n'aient rien dit d'une langue si différente des dérivés du latin, ne fût-ce que pour signaler son étrangeté.

:

Inaperçu avant le XVI, le phénomène que présente la langue basque avait frappé le docte Scaliger, né, comme on sait, dans le voisinage des Pyrénées « Ce langage, dit-il, tient sept journées. Il y en a cis et ultra montes; à une demi-lieuë de Bayonne commence le langage. Il y a basque, en France, Navarre et Espagne. Il faut que les Basques parlent quatre langues françois, parce qu'ils plaident en françois au présidial de Bayonne, et de là à la sénéchaussée d'Acqs; gascon pour le pays; basque et espagnol. C'est une langue estrange que le basque, c'est le vieil espagnol, comme le breton bretonnant est le vieux anglois. On dit qu'ils s'entendent, je n'en croy rien; ils nomment pain et vin de mesme, mais le reste est bien different. J'ay leur bible 2. »

Ce passage, que j'ai rapporté eu égard à sa notoriété, surpasse sûrement en obscurité les textes que Scaliger savait si bien éclaircir. Il faut que les Basques parlent quatre langues! Ne croirait-on pas qu'autrefois le français, l'espagnol et le gascon fussent répandus dans leur pays à l'égal de l'escuara? Or, il est certain que les choses étaient loin de se passer ainsi. Au temps de la grande persécution des sorciers du Labourd, Pierre de l'Ancre et son compagnon se faisaient assister d'interprètes pour expliquer les dépositions des témoins et les auditions des accu

L'auteur d'un Voyage d'Espagne, fait en l'année 1655, et publié à Paris en 1666, in-4o, va plus loin quand, p. 5, 6, il dit fort inconsidérément de l'extrémité de la chaîne occidentale des Pyrénées : « On y parle une langue qui n'est entenduë que de ceux du pays : aussi est-elle si pauvre, qu'un mesme mot signifie plusieurs choses, et qu'elle ne peut pour cette raison estre receue dans le commerce; on ne l'écrit point, et les petits enfants apprennent à l'escole le castillan ou le françois, etc.

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2 Scaligerana, etc. A Cologne, chez .*** M. DC. XCV., in-8°, p. 48.

sés 1. Nul doute que les procédures engagées pour ou contre des Basques, soit à Bayonne, soit à Dax, ne fussent en français; mais les greffiers chargés de mettre les affaires en état, étaient tenus d'employer des notaires versés dans la langue des intéressés plusieurs règlements des États de Navarre leur en faisaient un devoir 2.

« C'est une langue étrange que le basque, c'est le vieil espagnol. » Comment l'entend Scaliger? Veut-il dire qu'il n'y avait autrefois qu'une seule langue dans la Péninsule ibérique, et que cette langue était le basque? Lui préter une pareille opinion serait supposer qu'il ne connaissait ni Strabon ni Pline, qui tous deux ont parlé, d'une façon plus ou moins explicite, de la pluralité des langues dans cette partie de l'Europe. Selon toute apparence, l'escuara n'était parlé que dans les lieux où il a cours aujourd'hui, tout au plus dans le voisinage, par un ou plusieurs peuples dont le nom n'est pas encore fixé, et ne le sera peut-être jamais *. Si

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Voyez Tableau de l'inconstance des mauvais anges et demons, etc. A Paris, chez Nicolas Buon, M. DCXIII., in-4o, liv. VI (Si un prestre commet ou tombe en irregularité pour estre interprete ou truchement contre des sorciers), disc. I, p. 407, 408. L'inter prète dont avait fait choix de l'Ancre, était fidèle, prompt, clair, bien entendu dans sa langue. On me dira, ajoute le terrible conseiller, qu'il est plus sçavant en son langage naturel qu'il n'entend nostre langue françoise, et qu'il les peut mieux interroger que nous rendre leurs responses en françois.... On sçait bien que l'idiome basque est dissemblable au françois, que parfois à certaines rencontres il est plus efficace que le nostre, et parfois moins, » etc. (P. 413.) — Auparavant il avait dit du même interprète basque « qu'encore qu'il entendist merveilleusement bien cette langue, neantmoins il ne pouvoit nous la rapporter avec la mesme intelligence et fidelité, et la nous rendre en françois, veu que la langue basque a son idiome si pressant et significatif, qu'un fort suffisant et bien versé en la langue françoise seroit bien empesché à la tourner en mesme sens que la basque, » etc. (P. 410.) « Les greffiers doivent tenir un ou deux notaires enquesteurs basques quy scachent la langue; et, faute de ce, les enquestes, informations et autres actes seront faits par les notaires royaux de Navarre, suivant les commissions quy leur seront descernees.... par reglement dudit jour 7o juillet 1672. Accordé par monseigneur le duc de Gramond, » ( Règlements et déterminations des États de Navarre, de 1666 à 1699, reg. no 17, p. 15, no 34. Archives du département des Basses-Pyrénées.) – « Par reglement du mesme jour (26 juin 1679) celluy de l'année 1650 a été confirmé, par laquelle (sic) il est porté que les informations, enquestes et toutes autres procedures seront faites par des officiers du pays entendant la langue basque. » (Ibid., p. 54, no 104.)

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* Voyez la Cantabria, disertacion sobre el sitio, y extension que tuvo en tiempo de los Romanos la region de los Cantabros, etc., por el muy R. P. Mro. Fr. Henrique Florez. En Madrid. Por Antonio Marin. Año MDCCLXVIII, in-4o esp., § XVII, no 245, p. 138.

* Voyez ce que dit Oihenart à ce sujet, au chap. XII de son Notitia utriusque Vasconiæ, p. 37-43 (De veteri Lingua Hispanorum. An eadem esset cum hodierna Vasconica, seu Vasca, etc.). Le chap. XIII, p. 44-56, est intitulé: Auctoris Sententia de veteri Hispano

des écrivains français et espagnols ont appliqué aux Basques le nom de Cantabres, c'est, en parlant de la haute antiquité, une méprise; car, bien que les Cantabres se soient étendus plus tard dans la Biscaye, ces faits sont étrangers aux temps auxquels nous nous reportons. Non-seulement la contrée qu'occupaient les Cantabres était séparée de celle des Vascones par les Caristes, les Vardules et les Autrigons, mais encore c'est chez les Cantabres et chez leurs voisins, à l'est, que commence à se faire remarquer le mélange des nominations géographiques que M. de Humboldt ne saurait reconnaître pour basques 1.

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La dernière phrase de Scaliger est peut-être encore plus singulière que les autres : « On dit qu'ils s'entendent, je n'en croy rien, » etc. Est-ce que par hasard il y aurait là une intention d'esprit? A ceux qui seraient tentés de le penser, je répéterais la phrase, en l'appliquant à l'écrivain et à ses lecteurs. Scaliger venant de dire: « C'est une langue étrange que le basque, c'est le vieil espagnol, comme le breton bretonnant est le vieux anglois,» ajoute que, suivant le bruit public, les Basques et les Bretons s'entendent 2, ce qu'il ne croit pas 3. Il n'y a là, comme on voit, nullement le mot pour rire..

rum lingua. On peut encore recourir aux Investigaciones históricas del reyno de Navarra, du P. Joseph de Moret, liv. I, chap. V; édit. de MDCC. LXVI., p. 96-117 (De la Antiguedad de la lengua de los Vascones, y si fue en España la primitiva, y comun á ella).

La Cantabria, § II, no 13 et suiv., p. 57 et suiv. Cf. Silvestre de Sacy, Journal des Savants, novembre 1821, p. 644.

* Antoine Gosselin ayant prétendu, sur l'autorité de Bodin, que les Bretons avaient fait usage de la langue basque, le célèbre Samuel Bochart, auquel elle était étrangère et qui avait résolu de ne pas l'apprendre, s'attacha à réfuter cette assertion. ( Samuelis Bocharti Geographia sacra, etc., edit. IV. Lugduni Batavorum, anno M. DCC. VII., in-folio, col. 1197, lig. 21, et col. 1220, lig. 41.)

De la Martiniere prétend avoir constaté le contraire, un jour qu'il avait chez lui un gentilhomme bas breton, un voyageur du pays de Galles et un Biscayen: « Chacun d'eux, ditil, croyoit sa langue inintelligible à tout autre qu'à ses compatriotes; ils en firent l'essai, et furent surpris de pouvoir s'entendre et se parler les uns aux autres. » (Le grand Dictionnaire géographique, art. Celles.) Pareil conte se trouve dans Some Enquiries concerning the first Inhabitants, Language... of Europe, etc. Oxford, M DCC LVIII, in-4o, p. 30, 31, en note, et dans le Gentleman's Magazine pour 1758, vol. XXVIII, p. 456, avec sa réfutation, p. 482, 483, et vol. XXIX, p. 578, 379. (Cf. The Cambro-Briton, vol. III. London: printed by Plummer and Brewis, 1822, in-8°, p. 27-35.) — Bullet, qui répète la première de ces anecdotes, s'en autorise pour affirmer que le basque est, de même que le breton et le gallois, un dialecte de la langue celtique. (Mémoires sur la langue cellique, t. I, p. 19, 27.) L'auteur de la Bibliotheca Scoto - Cellica, etc. (MDCCCXXXII. Glasgow: John

L'opinion qui rattache l'escuara aux langues de l'ancienne Ibérie a généralement prévalu; mais d'autres systèmes se sont aussi fait. jour. L'un d'eux, que l'on a cherché à ressusciter il y a quelques années, consiste à présenter le basque comme un dialecte tartare 1; mais, à ce qu'il parait, rien n'est moins fondé. Quinze ans avant Borrow, l'un des grands savants de ce temps-ci, autrement compétent que le missionnaire anglais, s'étant livré à une comparaison du basque avec les idiomes asiatiques, principalement avec ceux que l'on appelle sémitiques, n'avait point hésité à déclarer qu'il n'avait pas aperçu ces liens de parenté que l'on prétendait reconnaitre entre le dialecte en question et la langue des Escualdunac 2. Il faut donc aussi ranger parmi les rèveries tout ce que la Bastide 3 et l'abbé d'Iharce de Bidassouet ont écrit sur l'affinité de cet

Reid & Co, etc., în-8°, p. xv), s'appuyant sur Lhuyd (Archæologia Britannica, etc. Oxford, MDCCVII, in-folio, préf. At y Kymry. Cf. p. 269) et sur le D. Murray (History of the European Languages, etc. Edinburgh, 1823, in-8°, vol. I, p. 158), et M. J. B. Wright, que M. et Mrs. Hall (Ireland, etc. London: MDCCCXLI-III, gr. in-8o, vol. II, p. 448, not. *. Cf. p. 449) appellent « an accomplished Irish scholar,» rangent aussi le basque dans la même famille que le breton, le gallique et l'irlandais, en dépit de ce qu'a écrit Vallancey (An Essay on the Antiquity of the Irish Language, etc. Dublin: printed by and for S. Powel, M, DCC, LXXII, in-8°, p. 61-65).

The Zincali, etc. London: John Murray, 1841, petit in-8°, t. I, p. 300, en note.

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* Mémoires relatifs à l'Asie, etc., par M. J. Klaproth, t. I (Paris, M DCCC XXVI, in-8o ), p. 214-234. Cf. Journal Asiatique, 1824, et le Temps, no du 11 juin 1851, article répété dans le Bulletin des sciences historiques, etc., de M. le baron de Férussac, t. XVIII, p. 358-343. L'un des compatriotes et des contemporains de Klaproth, Chr. Gottl. Arndt, dans son ouvrage intitulé: Ueber den Ursprung und die verschiedenartige Werwandtschaft der Europäischen Sprachen, etc. (Frankfurt am Main, 1818, in-8o, p. 20), voulait prouver que le basque appartenait à la même famille que le finnois et le samoïède, et que le celtique s'y rattachait par quelques-unes de ses racines. Rask (Ueber das Alter und die Echtheit der Zend-Sprache, etc. Berlin, bei Duncker und Humblot, 1826, petit in-8°, p. 69) a cherché également à rattacher les Basques aux Finnois. De nos jours, M. Maury est revenu sur ces parentés, auxquelles il croit, du moins à la première. Après avoir fait remarquer qu'en basque la déclinaison s'effectue à l'aide de postpositions, comme dans les langues ougro-tartares, que la conjugaison rappelle également celle de ces langues, et que le verbe basque présente en même temps une extrême analogie avec celui des langues américaines, il conclut ainsi : « La langue euskarienne apparaît donc comme un chainon qui lie la langue américaine à la famille ougro-tartare, et ce qui le confirme, c'est que des particularités toutes spéciales sont communes au basque et à quelques-uns des idiomes qui se parlent depuis le nord de la Suède jusqu'à l'extrémité du Kamtchatka, depuis la Hongrie jusqu'au Japon.» (La Terre et l'Homme, etc., p. 460.)

* Dissertation sur les Basques. (A Paris, de l'imprimerie de Valleyre l'aîné, 1786, in-8°), art. VI, p. 387-430.

Histoire des Cantabres, ou des premiers colons de toute l'Europe, etc., t. I (le seul paru). Paris, chez Jules Didot aîné, 1825, in-8°. De la page 242 à la page 409, l'auteur cherche à démontrer la supériorité de l'idiome asiatique basque sur toutes les langues

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