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son artillerie, pressé d'autre part d'arriver à Lyon, où l'attendait Gabrielle d'Estrées sa maitresse, laissa tranquille les Salinois, présumant que le siége de leur ville l'arréterait trop longtemps.

Le jour où les dernières troupes françaises quittaient Arbois, c'est-à-dire le 12 août, Henri IV se présentait sous les murs de Poligny. Les habitants, sominés d'ouvrir leurs portes s'ils voulaient s'épargner les malheurs d'un assaut victorieux, envoyèrent au prince une députation composée des plus notables citoyens, parmi lesquels se trouvait Jean Masson, un des échevins de la ville. Celui-ci fut chargé de porter la parole; et dans un langage aussi plein de mesure que de dignité, il fit connaitre au roi les intentions de ses compatriotes: « Sire, lui dit-il, si c'est une contribution que Votre Majesté demande, nous sommes prêts à la donner pour prévenir le ravage de nos terres, sauver l'honneur de nos femmes et la vie de nos enfants; mais si c'est un serment de fidélité que Votre Majesté exige, nous sommes disposés à nous ensevelir sous les ruines de notre ville, plutôt que de manquer à celle que nous avons jurée à notre souverain. »

Il y avait vraiment quelque chose de chevaleresque dans cette noble fidélité dont chaque ville comtoise venait à tour de rôle exprimer la pensée en face de l'invasion étrangère chez un peuple animé de pareils sentiments, l'honneur et le patriotisme sont à l'ordre du jour.

Henri IV probablement ne se fût guère inquiété de la ferme résolution des Polinois de mourir pour la maison d'Espagne, s'il n'eût craint de perdre encore plusieurs jours à faire le siége de leur ville; et comme, à tout prendre, il se souciait moins de leurs serments que de leur argent, il fixa leur rançon à vingt mille écus. Les Polinois consentirent à payer cette contribution de guerre; mais, n'ayant pu réunir la somme exigée, ils offrirent au monarque, à défaut de valeur monnayée, une statue de la Vierge, en vermeil, d'un riche travail et d'un grand prix. Le Béarnais, qui préférait de l'argent à une statue en vermeil, se tira de là par une de ces phrases gasconnes dont les ressources infinies de son esprit lui fournissaient toujours l'à-propos : « A Dieu ne plaise, s'écria-t-il, que je retienne la mère de mon maitre; et les Polinois en furent quittes pour livrer, en garantie de la somme convenue, quatre otages qui suivirent le roi jusqu'à l'entier payement des vingt mille écus.

Au sortir de Poligny, Henri IV se dirigea sur Lons-le-Saulnier. Chemin faisant, i s'empara du bourg d'Arlay, qui fut mis au pillage et rançonné, puis de ChateanChalon, qui fut réduit en cendres; et, pendant que des détachements attaquaient les forteresses de la montagne, le roi venait, le 18 août, parquer son artillerie au château du Pin, peu distant de Lons-le-Saulnier. Il arrivait devant cette ville avec des dispositions peu bienveillantes, car il se sentait mù d'une violente colère contre le baron de Pymorin, commandant de la place, lequel s'était exprimé sur sa royale personne en termes blessants. Pymorin l'avait appelé le Béarnais, dans une lettre interceptée qu'il adressait à monsieur de Vergy, gouverneur de la Franche-Comté; et le monarque avait juré de faire pendre Pymorin pour se venger de cette dénomi nation de Béarnais, qu'il regardait comme une injure. De leur côté, les Lédoniens, craignant de s'exposer au courroux du roi s'ils tentaient de lui résister, envoyèrent

une députation à son quartier général. Il était presque nuit lorsque les envoyés se présentèrent. Le prince les reçut avec hauteur; il voulut à peine les entendre et leur dicta ses conditions: moyennant une rançon de vingt-cinq mille écus, la caution de douze otages, l'admission de quarante Suisses dans la place, et surtout la promesse de lui livrer le baron de Pymorin, il s'engageait à passer outre sans entrer dans la ville. Ces conditions furent acceptées; mais les députés n'avaient promis de livrer Pymorin que parce qu'ils le savaient hors de péril. Cet officier, prévenu des mauvais desseins du Béarnais contre sa personne, s'était sans plus attendre échappé de la ville sous un déguisement de femme.

Les conditions passées entre les envoyés et le roi n'avaient pas été signées : la nuit étant survenue durant les pourparlers, on s'était contenté de donner de part et d'autre sa parole, et dès le soir même, les quarante Suisses furent reçus dans la ville. Les députés s'occupèrent, aussitôt leur retour à Lons-le-Saulnier, de réunir la somme convenue; mais, le numéraire ne se trouvant pas en quantité suffisante, les familles se dépouillèrent de leur argenterie, les femmes de leurs bijoux, pour aider à former une valeur à-compte de la contribution. Le lendemain, au point du jour, les députés retournèrent au quartier général, traînant à leur suite deux charrettes qui portaient la rançon. Quelle ne fut pas leur surprise, lorsqu'arrivés à michemin, ils virent l'armée royale tout entière en marche sur Lons-le-Saulnier. L'un d'eux, le docteur Guillaume Desprels, prit la parole et se permit de rappeler au roi, dans les termes les plus respectueux, les conventions de la veille. On ne l'écouta pas. Comme il insistait et faisait entendre qu'un roi n'a que sa parole, Henri IV menaça l'orateur de le brancher au premier arbre s'il ne se taisait aussitôt. Le Béarnais, dit-on, eu apprenant l'évasion de Pymorin, évasion qu'il soupçonnait les bourgeois d'avoir favorisée, était devenu furieux, et il avait immédiatement fait sonner le boute-sel pour marcher sur Lons-le-Saulnier.

En présence de ce brutal accueil, les députés se retirèrent; ils rentrèrent dans la ville, afin de prendre à la hâte des dispositions pour la défense; et les Lédoniens, exaspérés par l'insigne mauvaise foi du Béarnais, se préparèrent à résister jusqu'à la mort. Mais Henri IV savait que la place n'était ni en mesure ni en état de soutenir un siége: un homme à l'âme de valet, un homme indigne d'être né en FrancheComté, la terre de l'honneur (il se nommait Thiébaut Maguin, d'Arbois), s'étant présenté aux Lédoniens sous prétexte de leur rendre quelques services, avait pertidement abusé de leur confiance, pour surprendre le secret de leur mauvaise situation et pour tout apprendre au roi; de plus, les quarante Suisses admis depuis la veille dans Lons-le-Saulnier, et qui en occupaient les portes, les ouvrirent à l'armée française quand elle se présenta. Ce fut un dimanche 20 août que le roi de France fit son entrée à Lons-le-Saulnier; il en partit le même jour, impatient qu'il était d'arriver à Lyon pour y rejoindre Gabrielle d'Estrées mais il emportait avec lui l'or et les bijoux des Lédoniens et de leurs femmes! Cette manière d'agir était impudente, et rien ne peut l'excuser; elle mérite d'autant plus d'être flétrie, qu'elle fut l'œuvre de ce même Henri IV dont on a fait le type de la loyauté. Garder l'argent qu'une ville payait pour sa rançon, quand on venait déjà de manquer à sa parole d'honneur, c'était par trop méconnaitre le respect qu'on se doit à soi-même. Il ne

restait plus au roi qu'à maltraiter les habitants de cette ville et à brûler leurs maisons. Un de ses lieutenants se chargea de cette besogne. Henri IV avait laissé le commandement de ses troupes à d'Aussonville, cet ancien capitaine ligueur dont nous avons parlé précédemment or d'Aussonville se ressouvenait de l'échec qu'il avait éprouvé cinq mois auparavant devant Salins, et il s'en vengea sur Lons-leSaulnier, en y autorisant toutes sortes de désordres et de violences de la part de ses soldats, en traitant les bourgeois avec une excessive dureté pour leur extorquer de l'argent, enfin en se comportant dans cette ville comme s'il l'eût prise d'assaut; et ce fut aux lueurs de l'incendie qu'il évacua la place, à la nouvelle que le connétable de Castille arrivait. Cet incendie dévora deux faubourgs: celui des Dames, où se trouvait le célèbre couvent de Sainte-Claire, et celui de Saint-Désiré, où se trouvait l'église de ce nom.

Les Lédoniens consacrèrent le souvenir de cette grande catastrophe, par l'inscription suivante, qui resta pendant longtemps au frontispice de l'une des portes de la ville:

LEDO VIATORI.

Civibus orbatam me cernis et igne crematam.
Hospitis hoc scelus est, illud et hostis erat.

C'est la vengeance qu'ils léguèrent à l'histoire'.

La campagne de Henri IV en Franche-Comté était finie, elle avait duré deux mois; mais, les historiens l'ont dit avec raison, cette expédition fut aussi infructueuse qu'impolitique; nous ajouterons qu'elle fut loin de faire honneur au nom du roi dont le peuple a gardé la mémoire. Cette expédition fut impolitique, en ce sens que les deux mois passés par Henri IV à rançonner les villes comtoises compromettaient ses intérêts au lieu de les servir pendant ce temps-là, les Espagnols faisaient éprouver dans les Pays-Bas à ses troupes, privées de sa présence, des revers qu'étaient loin de compenser les succès obtenus en Franche-Comté. Elle fut infructueuse, en ce sens que les Suisses, garants de la neutralité comtoise, pressèrent si vivement le roi d'évacuer la province, qu'il le fit pour ne pas se brouiller avec eux. Sully, le grand ministre de Henri IV, nous apprend dans ses Mémoires que l'expédition de la FrancheComté n'obtint point son assentiment; et le roi se fût épargné bien des mécomptes s'il eût préféré en cette circonstance les avis d'un homme d'Etat expérimenté, aux conseils d'une maitresse ambitieuse.

La campagne de Franche-Comté, vient-il d'être dit, ne fit guère honneur au roi populaire. En effet, Henri IV n'a laissé dans les montagnes du Jura que le souvenir d'un conquérant, c'est-à-dire de l'homme de guerre pour qui la force victorieuse légitime tous les excès. Le pillage, le sac et l'incendie de plusieurs villes, au mépris des traités; la violation des lois de la guerre, l'assassinat d'un brave officier qui

Voici, pour ceux de nos compatriotes qui ne sont pas familiarisés avec la langue latine, la traduction de ces deux vers:

LONS-LE-SAULNIER AU VOYAGEUR.

Tu me vois vide d'habitants et dévastée par le feu.

C'est le crime d'un hôte, ce ne devait être que l'acte d'un ennemi.

s'était loyalement défendu, ont donné à l'invasion française un caractère de brigandage et de cruauté justiciable de l'histoire. Que tous les crimes commis alors n'aient pas été l'œuvre du roi; que l'orgueil et l'inhumanité de ses lieutenants en aient accompli la plupart, c'est vrai mais Henri IV était présent; mais en n'empêchant pas, en autorisant peut-être les actes de ses subordonnés, il s'en est rendu responsable, et voilà pourquoi son nom a longtemps été abhorré parmi les FraneComtois.

Du reste, on aurait tort de s'imaginer que Henri IV, aujourd'hui le plus populaire des rois qu'ait possédés la France, a toujours joui de cette popularité. Loin de là détesté de son siècle, il fut oublié par le siècle suivant, rempli des noms de Richelieu et de Louis XIV; et si, plus tard, on l'a loué jusqu'à l'adoration, si l'on en a fait presqu'un grand homme en même temps que le meilleur des rois, c'est à l'auteur de la Henriade, c'est à Voltaire, qu'il doit cette réputation posthume.

CHAPITRE CINQUIÈME.

Paix de Vervins. Souffrances et mort de Philippe II.

Le duc de Lorraine

- Sa fille Isabelle-Claire-Eugénie, comtesse de Bourgogne. Acquisition des salines de Salins par le domaine. - Élévation du parlement de Dole; abaissement de la noblesse. Le cardinal de Richelieu; sa politique. — Déclaration de guerre à l'Espagne. — Philippe IV, roi d'Espagne et comte de Bourgogne. en Comté; plaintes au parlement. Attachement des Franc-Comtois à la maison d'Espagne. — Menace d'une invasion en Franche-Comté; élan général. Le parlement, organisateur de la défense. Forces militaires du pays. -Les corps-francs.- Le baron d'Arnans; le colonel Varroz ; le capitaine Lacuzon. — Guerre de dix ans. Entrée des Français en Franche-Comté; manifeste royal. Le prince de Condé devant Dôle. - Jean Boyvin; Girardot de Beauchemin. — Ardeur de la population doloise. Le siége; ses incidents; ses épisodes, sa durée; boulets, bombes et mines. Constance héroïque des Dolois. Désespoir du prince de Condé. Retraite des Français. — Joie dans la Comté. Gloire et puissance du parlement. Le poëte Mairet, de Be

sançon.

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Au commencement du mois de février 1598, trois délégués de Philippe II, parmi lesquels on remarquait le Franc-Comtois Jean Richardot, président du conseil privé des Pays-Bas, arrivèrent à Vervins pour traiter avec les plénipotentiaires de Henri IV, et après de vives et nombreuses contestations, la paix fut conclue le 2 mai de la même année: elle portait que l'Espagne et la France se restituaient mutuellement leurs conquêtes. Il dut en coûter beaucoup au vieux monarque espagnol de signer une telle paix, si décevante conclusion de ses quarante années d'efforts, de sacrifices et de cruautés. C'est que l'implacable ennemi de la France s'avouait vaincu; c'est que, désespérant d'atteindre le double but qu'il poursuivait, la restauration du catholicisme et l'établissement d'une monarchie universelle, Philippe II s'arrêtait brisé sous le sentiment de son impuissance, et brisé en même temps sous le poids de la souffrance physique. Réduit à ne plus sortir de son morne palais de l'Escurial, il s'y consumait en proie à des tortures si étranges, qu'elles semblaient we expiation vengeresse des supplices qu'il avait prodigués à tant de victimes. Ce qu'il souffrit pendant plusieurs mois avant de mourir dépassa la mesure des épreuves humaines : il avait le corps desséché par l'étisie, rongé par la goutte et la vermine, creusé par d'affreux ulcères, et ce fut au milieu des atroces douleurs de cette décomposition physique qu'il expira le 13 septembre 1598. Il mourut au moment de voir s'accomplir un mariage qu'il avait arrangé lui-même, et sur lequel il espérait asseoir la puissance de sa maison: le mariage de l'infante Isabelle-ClaireEugénie sa fille avec l'archiduc Albert d'Autriche. L'infante et l'archiduc étaient déjà fiancés depuis quelque temps, et Philippe leur avait accordé la possession des Pays-Bas et de la Franche-Comté, sous la suzeraineté de l'Espagne. En effet, un mois avant la n:ort du roi, c'est-à-dire le 14 août 1598, les états généraux des Pays-Bas s'étaient assemblés à Bruxelles pour prêter serment à l'infante IsabelleClaire-Eugénie entre les mains de son futur époux; et cette princesse avait également été proclamée dans la Franche-Comté. Les historiens nous apprennent que la

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