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dignitaires fussent sous sa main; il les avait fait mander d'Orient par le pape, sous prétexte d'un projet de croisade. Le grand-maître à cette époque était Jacques de Molay, né au château de Rahon en Comté il tirait son origine des sires de Longwy, et sou nom, du village de Molay, à trois lieues de Dôle. Puiné de famille et pauvre, Jacques de Molay avait de bonne heure traversé les mers, avec le manteau blanc à la croix rouge des Templiers, et il s'était promptement illustré. Il ne savait pas lire; mais nul plus que lui n'était terrible à l'attaque, intrépide dans le péril, redouté des Sarrasins, et, connu de l'ordre entier pour sa bravoure, il avait été nommé grandmaître à l'unanimité, quoiqu'il fût alors absent d'Orient. Sur l'invitation de Philippe le Bel, il vint sans défiance d'outre-mer avec ses amis et le trésor de l'ordre. Le roi le reçut à bras ouverts; il le pria d'être le parrain d'un de ses enfants, et même le 12 octobre 1307, veille de l'arrestation des Templiers, il le choisit pour tenir le poêle aux funérailles de sa belle-sœur. Le lendemain, une troupe d'hommes armés envahissait l'hôtel du Temple à Paris, maison qui était le centre de l'ordre, et l'on y arrêtait Jacques de Molay avec cent quarante chevaliers. Tous les prisonniers furent enfermés dans les geôles du roi.

L'acte d'accusation dressé contre les Templiers contenait les choses les plus monstrueuses entre autres, il leur reprochait de renier le Christ comme un imposteur et de cracher sur la croix lors de leur réception; d'adorer, au lieu du Christ, un démon ayant une longue barbe blanche et des escarboucles à la place des yeux; de se livrer à la sodomie, et d'être initiés à l'ordre par une cérémonie infâme et dégoùtante. Que les Templiers aient rapporté de leur long séjour en Orient des rites bizarres et mystérieux, des superstitions grossières, des mœurs corrompues, cela peut être, mais n'a pas été prouvé; tandis qu'il est certain que jusqu'à Philippe le Bel, leurs vertus étaient restées éclatantes, et leurs vices obscurs : les Templiers s'étaient toujours montrés fidèles à la cause des chrétiens en Asie; ils n'avaient cessé de combattre vaillamment les ennemis du Christ, de verser leur sang pour le triomphe de la religion, de défendre pied à pied les approches de l'Europe. Non; ce qui soulevait contre ces religieux militaires l'envie et la haine de Philippe le Bel, c'étaient leur puissance et leurs richesses: leur puissance blessait l'orgueil de ce monarque, leurs richesses tentaient sa cupidité; car ils avaient le malheur de posséder le plus riche trésor du monde, d'être alliés à presque toutes les familles nobles, de se trouver propriétaires de dix mille châteaux, et c'étaient là leurs crimes aux yeux de Philippe le Bet.

D'après l'ordre du roi, l'inquisition de France commença des interrogatoires cù les tortures fournirent les preuves, et presque tous les chevaliers, vaincus par la douleur, avouèrent la plupart des crimes qu'on leur imputait. Jacques de Molay protesta d'abord de son innocence; mais à la fin, cédant à la torture, et effrayé des accusations portées contre les Templiers, il fit quelques aveux et n'osa pas entreprendre la défense des membres de l'ordre. Alors les autres prisonniers dénoncèrent les bar baries dont ils étaient victimes pour les forcer à s'avouer coupables, on leur déboitait les membres sur le chevalet, on leur brisait les jambes dans les ceps, on leur chauffait les pieds à des brasiers ardents! L'un avait été mis trois fois à la torture et gardé trente-six semaines au fond d'un cachot méphitique; un autre avait

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elé pendu par les organes génitaux; un troisième montrait deux os qui lui étaient tombés des talons par la violence du feu auquel on avait exposé ses pieds! Ces abominations, qui transpiraient au dehors, indignaient profondément le peuple de Paris ; mais le roi Philippe le Bel ne s'en inquiétait pas il n'avait souci que d'en finir avec les Templiers. Voyant que la procédure conduite par la commission inquisitoriale marchait trop lentement au gré de sa cruelle impatience, il convoqua les conciles provinciaux et fit ainsi juger les accusés par deux tribunaux à la fois. Le concle de Paris, présidé par un archevêque vendu au roi, condamna aux flammes, en un seul jour, cinquante-quatre des chevaliers du Temple on les brùla vifs et à pelit feu, au faubourg Saint-Antoine. Les autres conciles provinciaux ordonnèrent de semblables exécutions, et les Templiers qui échappèrent à la mort furent ou condamnés à la captivité, ou soumis à de rudes pénitences.

Quant au grand-maître et à trois autres dignitaires, dont le pape Clément V s'était reservé le jugement, on les laissa en prison. Ils y pourrissaient depuis six ans, lorsqu'enfin le roi Philippe le Bel les fit traduire devant une commission de cardinaux nommée par le pape. Au mois de mars 1314, Jacques de Molay et les trois autres dignitaires comparurent devant leurs juges et renouvelèrent, dit-on, en leur présence tous les aveux qu'ils avaient faits précédemment. Il n'y avait plus que l'arrêt à prononcer pour lui donner de la solennité, on fit dresser au milieu de la place du parvis Notre-Dame et tendre de rouge un échafaud sur lequel le tribunal vint prendre séance. Les quatre accusés furent amenés, chargés de chaines, au pied de cet échafaud, et s'entendirent condamner à la prison perpétuelle.

A la lecture de cette sentence, Jacques de Molay et le commandeur de Normandie retractèrent leurs premiers aveux, renièrent leur confession antérieure et protestèrent de leur innocence: « Il est bien juste, s'écria Jacques de Molay en secouant ses chaînes, il est bien juste que, dans un si terrible jour et dans les derniers moments de ma vie, je découvre toute l'iniquité du mensonge, et que je fasse conLaitre la vérité. Je déclare done, à la face du ciel et de la terre, que tout ce qu'on vient de lire des crimes et de l'impiété des Templiers est une horrible calomnie. C'est un ordre saint, juste, orthodoxe; je mérite la mort pour l'avoir accusé à la sollicitation du pape et du roi. Je n'ai même passé la déclaration qu'on exigeait de moi que pour suspendre les douleurs excessives de la torture, et pour fléchir ceux qui me les faisaient souffrir. Je sais les supplices qu'on a fait subir à tous ceux qui out eu le courage de révoquer une pareille confession: mais l'affreux spectacle qu'on me présente n'est pas capable de me faire confirmer un premier mensonge par un second. J'ai trahi ma conscience, et je voudrais pouvoir expier ce forfait par un Supplice encore plus terrible que celui du feu. Je n'ai que ce seul moyen d'obtenir la pitié des hommes et la miséricorde de Dieu.»

Les juges, frappés d'étonnement par cet incident inattendu, ne savaient que résoudre ils s'ajournèrent au lendemain pour délibérer à loisir; mais, avant qu'ils cussent pris une décision, Philippe le Bel déclara relaps Jacques de Molay et le commandeur de Normandie, les fit condamner aux flammes par son conseil privé, et conduire, à la nuit tombante, dans une petite ile de la Seine (sur l'emplacement où se trouve à présent la statue équestre de Henri IV). Les deux Templiers furent

brûlés vifs et à petit feu: «Ils virent préparer leur bûcher d'un cœur si ferme et si résolu, dit le Continuateur de Nangis, ils persistèrent si bien dans leurs dénégations jusqu'à la fin, et souffrirent la mort avec tant de constance, qu'ils laissèrent dans l'admiration et la stupeur tous les témoins de leur supplice (11 mars 1314). » En effet, les deux martyrs ne cessèrent de protester, jusqu'au dernier moment, de l'innocence de leur ordre; et les assistants, à qui ce spectacle tragique arrachait des larmes, crurent entendre Jacques de Molay s'écrier, du sein des flammes : « Clément, juge inique et cruel bourreau, je t'ajourne à comparaître dans quarante jours devant le tribunal du souverain juge! -Et toi, roi Philippe de France, dans un an je t'attends devant Dieu!» Pendant la nuit, les cendres des deux héroïques victimes furent recueillies par des personnes pieuses; mais le pape Clément V et le roi Philippe le Bel obéirent à la prophétie de Jacques de Molay : le premier mourut le 20 avril, et le second mourut le 29 novembre 1314!

On a beaucoup écrit, beaucoup disserté sur l'ordre célèbre et malheureux du Temple, que les uns ont attaqué et les autres défendu, que ceux-ci ont sanctifié et ceux-là voué à l'infamie. Il faut le dire, si dans le procès des Templiers la justice de l'histoire a hautement condamné les accusateurs, elle n'a pas recueilli des preuves assez complètes pour absoudre moralement les accusés: le stygmate de l'opprobre est resté au front des bourreaux, sans que le temps ait effacé le doute qui plane sur l'innocence des victimes. Tout n'a été que ténèbres dans ce hideux procès, et l'esprit cherche encore la vérité à travers les sinistres mystères qui l'enveloppent. Mais Jacques de Molay n'en restera pas moins debout, dans l'histoire, comme une antique et noble figure le dénouement de son existence en a fait un de ces types auxquels la mémoire des hommes se plait à consacrer un souvenir à part; et la poésie. cette panégyriste inspirée des grandes infortunes, est venue à son tour mettre le sceau d'une immortalité populaire sur le nom du Franc-Comtois Jacques de Molay, le dernier grand-maitre des chevaliers du Temple.

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