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vaillait sourdement à miner le pouvoir féodal, et déjà s'essayait timidement à frapper les petits seigneurs, en attendant qu'il fût assez fort pour frapper les grands. Sous l'influence de la paix, l'état général du pays s'améliorait les villes et les bourgs affranchis croissaient en population et en richesse; le commerce et l'industrie commençaient à faire des progrès notables. A Besançon, le génie du négoce grandissait et se développait au milieu de l'activité qu'imprimaient à cette ville ses marchés et ses foires célèbres; à Gray, les manufactures établies par la comtesse Jeanne étaient en pleine voie de prospérité; à Pontarlier, l'exploitation des bois allait devenir une branche importante de commerce; à Salins, déjà riche par ses salines, on voyait s'ouvrir quelques magasins d'étoffes, quelques fabriques d'armes. Vesoul, Dôle, Poligny, Lons-le-Saulnier, Montbéliard entraient aussi dans le mouvement industriel; Marnay sur l'Ognon tenait mercerie, boulangerie et boucherie, possédait une halle aux draps et attirait les marchands à ses foires périodiques; Orgelet, SaintAmour, Clairvaux commençaient à faire marcher quelques rouets et métiers pour le tissage des draps, des droguets et des toiles; Arinthod, une de ces vieilles bourgades qui, comme celle de Clairvaux, existait à l'époque séquano-romaine, et qui au moyen âge était entourée de murailles, Arinthod avait, dès le quatorzième siècle, des fabriques de chapeaux et de draps; Fétigny, village des bords de l'Ain, et situé sous le vieux château de Villette, allait bientôt avoir aussi ses chapeliers, ses boulangers, ses commerçants. Non loin de la Saône, entre Frétigney et la forêt de Bellevaivre, l'abbaye de la Charité, fondée vers 1130 par la femme d'un seigneur de la maison de Traves, faisait construire une forge, la première qu'on ait établie en Comté; et un peu plus tard, dans la vallée située au pied du Ballon de Lure, des ouvriers étaient employés à l'exploitation d'une mine de plomb. C'est par ces mêmes ouvriers qu'a été bâti le village de Plancher-les-Mines, aujourd'hui l'une des localités les plus actives et les plus industrieuses de l'arrondissement de Lure on y travaille avec une perfection admirable les vis à bois, les tire-bouchons, les boulons, les pointes, et l'on y remarque surtout les fabriques de carrés de montres en acier, en fer et en fer cémenté.

L'historique de la ville de Lure ne sera pas déplacé ici.

Lure (Luthera), dont le nom vient de lutum, marais, était connu des Romains, s'il faut en croire Perreciot. La position de cette ville sur la voie militaire qui allait de Luxeuil à Mandeure, et les débris d'antiquités exhumés de son territoire, semblent confirmer l'opinion de ce savant. Toutefois, il est certain que Lure avait une église paroissiale vers 614, époque à laquelle Déicole, disciple de saint Colomban, vint fonder la célèbre abbaye de Lure, sur un terrain que lui avait cédé un seigneur du nom de Werfaire. Ce monastère devint promptement riche et puissant, grâce aux libéralités de divers princes, et en 870 il avait assez d'importance pour qu'il en fut fait mention dans le partage de la monarchie franke entre Charles le Chauve et Louis le Germanique. Lure et son abbaye continuaient à grandir et prospérer sous la protection des souverains, lorsqu'en 937 les Hongrois détruisirent de fond en comble la ville et le monastère. A partir de cette époque, Lure resta longtemps à l'état de village; mais l'abbaye se releva promptement: en 957, l'empereur Othon le Grand, l'ayant placée sous la mouvance de l'Empire, s'occupa de la rééditier et

lui témoigna sa bienveillance par le don des églises de Tavey, Royes et Dambenoit, avec une certaine étendue de terrain près de chacune d'elles. Henri II et FrédéricBarberousse la mirent tour à tour sous leur protection impériale, en reconnaissant tous ses biens et priviléges. Frédéric II suivit les traces de ses devanciers: il prit sous sa spéciale sauvegarde l'abbaye de Lure et confirma le titre de prince de l'Empire que portait le gouverneur de ce monastère; plus tard, l'empereur Rodolphe de Hapsbourg, après une première approbation des priviléges de l'abbé de Lure, lui renouvela le titre de prince et l'investit des régales et des fiefs de sa principauté. Pendant que les faveurs impériales pleuvaient sur l'abbaye, la ville de Lure reprenait de l'importance; dans le courant du treizième siècle, elle s'entoura de murailles, et, à l'époque où régnait la comtesse Jeanne, Lure jouissait, comme Luxeuil et Gray, d'un gouvernement municipal.

La bonne princesse Jeanne ne vécut pas assez longtemps dans l'intérêt de la Comté elle mourut à Péronne, le 31 janvier 1330, en allant recueillir la succession de la comtesse Mahaut d'Artois sa mère, décédée trois mois auparavant. On crut généralement que la mort de Jeanne était le résultat d'un crime, et la rumeur publique accusa Robert III, comte d'Artois, d'avoir à prix d'or poussé le cuisinier de la princesse à glisser du poison dans ses aliments. La dernière pensée de Jeanne avait été une bonne action par un codicille, elle ordonnait que l'on vendit sa maison de Nesle proche le Louvre, pour bâtir un collége gratuit, où les « escholiers de la Comté seroient en réception préférés à tous autres. » Ce collége fut construit sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui l'École de Médecine à Paris.

Dans son testament, Jeanne II nommait héritière de ses comtés de Bourgogne et d'Artois, Jeanne III sa fille ainée, mariée dès 1318 au duc de Bourgogne Eudes IV, lequel réunit ainsi dans ses mains les deux Bourgognes, séparées depuis cinq cents

ans.

La noblesse comtoise accueillit avec méfiance l'avénement des nouveaux souverains: Jeanne, fille d'un roi de France, apportait dans le pays des idées toutes françaises; le due son mari, issu du sang français, était un prince altier, ambitieux, entreprenant, ennemi des grands seigneurs. Les hauts barons, si ombrageux à l'endroit de leur indépendance, avaient donc lieu d'être inquiets: ils voyaient dans Eudes IV l'homme qui serait pour eux une menace permanente et qui n'hésiterait pas à porter la main sur leurs priviléges:

Lors fust commune opinion
Que le duc en subjection
Mettroit la Comté de Bourgogne,
Qu'il n'y auroit si grande beste
A qui ne fist baissier la teste,

comme il est dit dans un vieux poëme du temps. La guerre paraissait inévitable, car nul des hauts barons n'entendait courber le front sous le joug français, et le plus irrité de tous ces fiers hommes était le chef de la noblesse, Jean de Chalon-Arlay II, jeune seigneur de vingt-cinq ans, brave, énergique, opiniâtre, audacieux, inaccessible à la crainte comme au découragement, incapable de reculer devant aucune

extrémité, et toujours prêt à monter à cheval; en un mot, véritable type de cette chevalerie d'alors, violente, orgueilleuse, indomptée'.

La publication du testament de Jeanne II avait excité une irritation profonde : la défunte léguait tout son héritage à Jeanne, sa fille de prédilection, et n'assignait qu'une modique pension à ses deux autres filles, Isabelle et Marguerite, mariées la première à Guy, dauphin de Viennois, et la seconde à Louis, comte de Flandre. Ces deux princes, indignés de voir leurs femmes sacrifiées aussi injustement, associerent leurs griefs, leurs ressentiments, leurs armes, et marchèrent contre les troupes d'Eudes IV; ils furent secondés par Jean de Chalon-Arlay II et par les autres barons de la province. Cette ligue formidable triompha des efforts de Hugues de Bourgogne, gardien de la Comté pour le duc son neveu. Eudes était vivement inquiet; mais, sur ces entrefaites, les Flamands, menacés dans leurs libertés, se révoltèrent, et cet incident changea subitement la face des choses. Le comte de Flandre, rappelé dans ses États par les événements qui s'y passaient, accepta la médiation du roi Philippe VI, beau-frère du duc de Bourgogne et le premier de cette néfaste race des Valois qui devait par ses fautes et ses crimes accumuler tant de calamités sur la France. Philippe VI augmenta de quelques seigneuries l'apanage des princesses Isabelle et Marguerite à la première il assigna les châteaux de Montmorot et de Château-Chalon, des rentes sur Salins; en tout, la valeur de dix mille livrées de terre tant en Artois qu'en Comté. La seconde obtint les châteaux d'Arbois, de Quingey, de la Châtelaine-sur-Arbois; en tout, dix mille livrées de terre, comme sa sœur. Le duc Eudes IV demeura maître de ses comtés, et les hauts barons remirent à regret l'épée dans le fourreau: ils prévoyaient que le duc, tout-puissant et jaloux d'une autorité qu'on avait voulu affaiblir par des partages, n'en deviendrait que plus audacieux dans ses entreprises; toutefois, avant de quitter le champ de bataille, les barons jurèrent entre les mains de Jean II de Chalon de se retrouver au jour du péril. On ne se trompait pas. Eudes venait de connaître le fond des cœurs; mais, en homme éclairé, il voulut fonder sa grandeur sur des institutions solides, et ce fut en s'aidant de la bourgeoisie qu'il porta la cognée dans l'arbre féodal. Les bourgeois le servirent avec zèle; ils savaient bien qu'en soutenant sa politique, c'était la cause des libertés publiques qu'ils défendaient.

Les embarras pécuniaires d'Eudes l'ayant forcé de rappeler les Juifs, ce prince régla ses finances; il mit aussi un ordre régulier dans ses justices et en établit un tribunal suprême. Il fixa le parlement à Dôle, ville située à la frontière des deux Bourgognes, et qui fut redevable à ce choix de devenir la capitale de la Comté. Eudes divisa le parlement en deux chambres l'une était le parlement proprement dit; l'autre, celle des comptes pour l'administration des domaines du prince. Chaque chambre avait son président et des attributions distinctes, comme le rappellent les lettres du duc, qui portent qu'à chacun des chiefs desquelles (chambres) est donné

1 M. Édouard Clerc a traité d'une manière si remarquable (tome II, pages 37 et suivantes) toute cette partie de notre histoire, que nous avons la certitude de faire plaisir à nos compatriotes en reproduisant ici l'ensemble de ce beau travail. Nous regrettons de ne pouvoir rapporter littéralement le texte original, les exigences de notre récit nous obligeant tantôt d'ajouter, tantôt de faire des changements.

le titre de président, et expressément dict que les deux chambres ne pourront jamais entreprendre l'une sur l'autre. Ces lettres, par lesquelles Eudes IV établissait à la fois le parlement et la chambre des comptes, sont du 9 février 1333. Telle est l'origine de ce fameux parlement de Dôle, qui tint une si large place dans l'histoire de la Comté. Vers le même temps, Eudes divisa la province en deux ressorts principaux, Amont et Aval, et les soumit l'un et l'autre à un bailli particulier'.

Au parlement il fallait des justiciables: Eudes s'en créa par les franchises et les commandises, mots magiques qui renfermaient toute une révolution. Les commandises ouvraient aux officiers du duc les terres des barons, jusqu'alors si bien fermées à toute juridiction étrangère; les franchises, ou bourgeoisies du prince, donnaient aux sujets qui en jouissaient le droit de décliner la juridiction seigneuriale pour celle du souverain, et de se soustraire, par ce puissant patronage, aux tyrannies du seigneur immédiat. C'étaient là des innovations tellement hardies, que les barons les accueillirent par un cri d'étonnement et de fureur; ils y voyaient la violation d'un état de choses qu'ils considéraient comme un de leurs droits et dont ils usaient comme d'une fortune inaliénable. Le duc s'attendait aux clameurs de la noblesse; mais il avait confié l'exécution de ses plans à Guy de Saint-Seine, sire de Villefrancon et bailli d'Aval, homme de tête et d'expérience, juge énergique et valeureux chevalier. Quelque seigneur se plaignait-il que le duc lui dérobait ses sujets, ou refusait-il de laisser exécuter la sentence dans sa terre: le terrible bailli d'Aval montait à cheval, et, la hache en main, allait au besoin, avec cinquante hommes d'armes, gager la terre, c'est-à-dire y prendre, jusqu'à obéissance, hommes et bétail. Sourd aux cris et aux menaces, haï des nobles, qu'il méprisait, aimé du peuple, qu'il protégeait, Guy de Villefrancon remuait tout le pays: son nom y excitait autant de colère chez les uns que d'enthousiasme chez les autres.

Dans les premiers mois de l'année 1333, Eudes vint en personne installer son parlement de Dôle, puis il parcourut la province. La noblesse, qui le suivait à cheval, était inquiète; mais l'orage se cachait encore sous un calme apparent. Le duc visita successivement tous ses châteaux, en fit réparer les murs, relever les tours, ordonna de grands travaux, et rentra dans le duché de Bourgogne. Pendant ce temps, Guy de Villefrancon poursuivait ses gageries ou saisies mobilières chez les barons: il gagea tour à tour Henri de Montfaucon, cousin du duc Eudes IV, Jean de Chalon, comte d'Auxerre, et d'autres grands seigneurs. Ces hardiesses inouïes et répétées grandissaient le mécontentement de la noblesse, et déjà la révolte était dans plus d'un cœur. La rage des hauts barons, ménagés auparavant avec sollicitude, croissait à la pensée que tous les égards étaient pour les villains, pour les communes. On respectait, on augmentait même leurs priviléges, et le duc avait déclaré que son bailli d'Aval ne pourrait entrer en fonctions sans en jurer le maintien : aussi était-il fort aimé des villes et des bourgs. Par là il opposait puissance à puissance : c'était l'un des secrets de sa politique.

Le premier cri de guerre fut poussé par Jean de Chalon-Arlay II, que Guy de Vil

↑ Le bailliage d'Amont comprenait dans son ressort toute la partie septentrionale de la Comté de Bourgogne; il avait Vesoul pour chef lieu. Le bailliage d'Aval étendait sa circonscription dans

lefrancon avait gagé le dernier. Jean de Chalon va trouver à son château Henri, comte de Montbéliard, et, l'œil enflammé, la voix émue, il lui demande s'il veut souffrir longtemps encore l'audace du duc et les insultes de ses officiers; il lui retrace l'humiliation de la noblesse, les plaintes du clergé, l'indignation générale. Ces grandes immunités des hauts barons, vieilles comme la Bourgogne, défendues avec le sang contre les comtes, les rois, les empereurs même, périront-elles en un jour devant les caprices du parlement et les chevauchées de ses baillis? Il lui dit que le grand sire de Neufchâtel et Thiébaut le jeune, son fils, sont prêts et n'attendent qu'un signal de guerre dans le Jura, le sire de Joux; au delà, le comte de Neufchâtel; derrière les montagnes des Vosges, les Lorrains; au cœur du pays, la cité impériale de Besançon, avec ses créneaux et ses tours; et, à la première victoire, la Comté tout entière. Henri de Montbéliard s'anime en écoutant l'impétueux sire de Chalon il entre dans ses idées; bientôt il partage sa colère. Ces deux seigneurs règlent ensemble le plan de la guerre, et ils la jurent sur les saints Évangiles.. D'autres barons se lient par les mêmes serments'.

Jean de Chalon prodigue l'or et les promesses pour entraîner le plus grand nombre de seigneurs, et au mois d'avril 1336, tout fut prêt. Eudes se trouvait alors à Beaune, avec le roi de France: c'est là que les confédérés lui font porter leur déclaration de guerre, et dès le lendemain ils montent à cheval, parcourent le pays, la torche et le fer à la main, ne respectant pas plus la chaumière du paysan inoffensif que le manoir du seigneur dont ils ont à se plaindre. Une nuit, le 14 avril, Jean de Chalon escalade par surprise les murs de Salins, se saisit de la porte, s'approche du bourg commun, qui séparait le Bourg-le-Comte du Bourg-le-Sire, et une poterne basse et étroite, ouverte au passage des habitants, lui livre le bourg commun. Salins était bâti en bois. Jean de Chalon y met le feu. La flamme gagne rapidement, atteint les salines, dévore le faite des églises; et cette cité, qu'avait aimée et affranchie son bisaïeul Jean de Chalon l'Antique, n'offre plus à l'œil effrayé qu'une grande ruine et des monceaux de cendres.

Jean de Blonay, sire de Joux et allié du baron d'Arlay, attendait celui-ci dans la montagne. Jean de Chalon y marche et brûle Pontarlier, dont les habitants, comme ceux de Salins, tenaient pour Eudes IV, à cause des sauvegardes et franchises qu'il leur avait accordées. Les confédérés cherchaient partout Guy de Villefrancon, le dé

la partie méridionale de la province; son siége était établi à Poligny. Plus tard, le duc Philippe le Bon créa un troisième bailliage, celui de Dôle, démembré du bailliage d'Aval.

4 Le vieux poëme déjà cité rappelle que

Les principaux de ceste guerre

Sont deux grands barons de la terre,

Qui sont Jean, dit de Chalon,

Et le sire de Montfaucon.

Plusieurs barons de la Comté,
Ou de faict, ou de volonté,

A ces deux barons joincts estoient;

Mais aucuns bien dissimuloient:
Dien sçait si c'estoit par amour,

Ou par la force du seignour.

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