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à d'effroyables débauches où l'on ne connaissait ni sexe, ni parenté, ni humanité. L'empire était rempli de temples aux divinités les plus impures, l'amour conjugal n'avait pas un autel. On ne se mariait plus : au lieu d'enfants on adoptait des affranchis, et l'on avait osé dire officiellement « que si la nature eût été assez bienfaisante pour donner l'existence sans la femme, l'homme se trouverait débarrassé d'une compagnie bien importune'. >>

Chez les Romains, la vie des heureux et des riches n'était plus qu'une longue orgie. Parmi les Séquanais, les heureux et les riches se roulaient, à l'exemple de leurs maitres, dans les excès d'un sensualisme sans frein. Quant aux prolétaires, ces éternelles victimes du privilége, ils se mouraient de misère et de servitude à côté des plaisirs et du luxe fabuleux des patriciens; car, dans la société romaine, où l'on avait tout classé par la force et l'argent, il n'existait que deux espèces d'hommes, les possesseurs et les possédés, les maîtres et les esclaves. Les édits bienfaisants de l'empereur Claude pour protéger les classes opprimées et les relever de leur avilissement, étaient depuis longtemps méconnus. En vain les bons empereurs, les Adrien, les Antonin, les Marc-Aurèle, avaient voulu faire revivre la pensée de Claude : malheureusement il ne dépendait pas d'eux d'abolir le despotisme d'institutions amenées par la force des choses, invétérées par l'habitude; et leurs édits, en réprimant les excès individuels, n'avaient pas la puissance d'arrêter la grande plaie qui dévorait l'empire: l'esclavage. En Séquanie, comme dans toute la Gaule, du reste, les esclaves surabondaient. Voici quelle était, à cette époque, l'organisation de la société séquanoromaine. Toute la nation se divisait en quatre classes: la première comprenait les familles municipales ou sénatoriales (c'était l'aristocratie); la seconde comprenait les familles possédant des biens-fonds et n'exerçant que des professions réputées honorables (c'était la bourgeoisie); la troisième se composait des affranchis et des fils d'affranchis, ainsi que des artisans et des possesseurs de terres soumises à des redevances (c'était le peuple). Puis, derrière ces trois catégories, dont la première absorbait à peu près les deux autres, venait une chose sans nom, sans caractère, sans existence c'était l'immense classe des esclaves. Sur ces malheureux, le maître avait droit de vie et de mort là, les deux sexes pouvaient se mêler ensemble; mais leur union, qu'on encourageait comme on le fait de nos jours en Amérique, n'était pas réputée mariage. La servitude avait ses degrés on distinguait l'esclave à titre personnel, c'est-à-dire propriété du maître qui pouvait en disposer comme d'une chose; l'esclave foncier, c'est-à-dire serf attaché à la glèbe et suivant la destination du sol lorsqu'il y avait changement de propriétaire; puis le paysan ou colon: celui-ci différait du serf en ce qu'il n'était pas exclu du service militaire, mais il vivait comme lui en état de servage. On devenait colon de trois manières : par la naissance, la condition de la mère entraînant celle de l'enfant; par contrat, fait avec un propriétaire; et par la prescription, lorsqu'on restait trente ans dans la possession d'un

A Rome, dit Théophile Lavallée dans son Histoire des Français (tome Ier, page 22, édition de 1838), à Rome, les femmes étaient comptées par la loi dans la classe des choses, tellement qu'à défaut de titre, on pouvait les réclamer d'après l'usage et la possession d'une année entière on les tuait pour la faute la plus légère, pour avoir dérobé une clef ou bu du vin; on les répudiait sous les prétextes les plus frivoles, ou quand elles étaient vieilles, ou pour amasser des dots. »

acclamations l'avénement du jeune prince qui débutait à l'empire en prononçant cette parole touchante, au moment de signer un arrêt de mort : « Je voudrais ne savoir pas écrire. » Mais l'illusion se dissipa vite : la nature maudite de Néron ne tarda pas à se révéler, et Rome eut alors à s'épouvanter du nouveau maître qu'elle s'était choisi. Néron dépassa bientôt les Tibère et les Caligula dans la sauvagerie du crime. Son règne, auquel les anathèmes de la poésie et de l'histoire ont attaché le stigmate de l'opprobre, ne fut qu'une longue forfaiture, et l'on se hâte d'y chercher la date où la patience des hommes, poussée à bout, se vengea de ce monstre en le forçant de se poignarder lui-même. Mais ce fut de la Gaule que partit le premier coup qui devait le renverser. L'an 68 de l'ère chrétienne, le sénateur séquanais Julius Vindex, propréteur de la Lyonnaise, appela la Gaule à s'insurger contre Néron et proclama empereur le vieux Galba, général des légions d'Espagne. Les Séquanais se levèrent à l'appel de leur compatriote; les autres peuples de l'est de la Gaule, ainsi que ceux du centre et du midi, imitèrent cet exemple, et Julius Vindex eut bientôt cent mille combattants autour de lui. A la nouvelle de cette insurrection, Néron mit à prix la tête de Vindex; le généreux Séquanais répondit en offrant sa propre tête en échange de celle du tyran.

Une seule ville de la Gaule n'avait pas suivi l'impulsion générale : c'était Lyon. Vindex marcha contre cette ville, et bientôt il s'en fût rendu maître si le lieutenant de l'empereur, Virginius Rufus, qui commandait l'armée du Rhin, n'eût forcé Vindex d'accourir en Séquanie. Virginius Rufus était Romain: mécontent de voir un Gaulois s'immiscer dans les affaires de Rome et se permettre de proclamer un empereur, il entra comme ennemi sur le territoire séquanais, puis marcha rapidement sur Besançon. Cette ville lui ferma ses portes. Vindex était parti en toute hâte de Lyon pour voler au secours des Séquanais, et les deux armées se rencontrèrent sous les murs de Besançon. Avant d'en venir aux mains, Vindex eut une entrevue avec Rufus les deux généraux semblaient tout disposés à se rapprocher, quand un malentendu fatal poussa les combattants des deux armées à se traiter en ennemis. On s'attaqua les Gaulois furent mis en déroute, avec une perte de vingt mille hommes, et Julius Vindex se tua de désespoir. Mais sa mort ne sauva pas Néron. A la nouvelle de l'insurrection gauloise, Rome s'était révoltée. Le sénat, d'une voix unanime, condamna l'empereur à être attaché au poteau d'infamie, puis battu de verges jusqu'à ce que mort s'ensuivit, selon l'ancienne coutume; et Néron se poignarda pour échapper à cet ignominieux châtiment. Galba fut proclamé empereur. Il donna les droits de citoyens romains à tous les peuples gaulois qui s'étaient prononcés en faveur de Vindex, il les dégreva d'une partie des impôts et détacha du pays des Lingons (Langres) des morceaux de leur territoire pour en gratifier les Séquanais et les Éduens. Le nouvel empereur, reconnaissant envers les habitants de Besançon du dévouement qu'ils avaient montré à Julius Vindex, érigea leur ville en municipe (69 après Jésus-Christ).

Les événements se suivaient de près. L'insurrection de Julius Vindex datait à peine d'un an, que le Batave Civilis, homme d'une haute intelligence, levait à son tour l'étendard de la révolte. Civilis était devenu citoyen romain; mais, tombé dans la disgrâce, ainsi que son frère, qu'il vit périr au milieu des supplices, il avait juré

de ne pas couper sa rouge chevelure avant de s'être vengé. Alors il conçut le projet d'arracher la Gaule aux Romains, et d'en former un empire où l'on rétablirait l'anchenne ind pendance, les anciennes fédérations, l'ancien culte : « Les provinces, disait-il, n'ont été vaincues que par les provinces; notre pays n'a succombé que sous ses propres forces; qu'il ne fasse aujourd'hui qu'un seul corps, et le triomphe est certain. Le nord et l'est s'étant soulevés à ces paroles, Civilis attaque les Romains, qu'il bat dans une première rencontre, et, bientôt après, la défection de quelques legious lui procure une seconde victoire. Rome s'inquiète; elle envoie Cérialis avec une armée pour réparer cette double défaite et pour forcer la Gaule à rentrer dans la soumission. Le rôle que joua la Séquanie dans ce grand événement ne doit pas être passé sous silence. La Séquanie, demeurée fidèle à l'empire, n'avait pas répondu a l'appel de Civilis, tandis que les Lingons, jusqu'alors alliés de Rome, s'étaient mėlės au mouvement et avaient pris les armes, sur l'instigation de Julius Sabinus leur compatriote. Mais l'ambitieux Sabinus, qui se croyait par sa naissance des droits au trone des Césars, résolut de faire tourner la révolte à son profit, et il prit le titre d'empereur. Il lui fallait maintenant soutenir ses prétentions: or Sabinus était un homme sans talents, sans prévoyance, manquant de toutes les qualités nécessaires à ceux qui veulent jouer aux révolutions. Il ne tarda pas à prouver que l'insuccès devait l'arrêter dès les premiers pas; car, sans avoir fait de préparatifs, « il mène à la hate et confusément, dit le grand historien Tacite, il mène une foule de gens de son pays contre les Séquanais, alliés des Romains. Le combat est accepté; la fortune se déclare pour les plus braves, et les Lingons sont mis en déroute. Sabinus prit la fuite. On dira tout à l'heure ce qu'il devint. « La victoire des Séquanais, continue Tacite, ralentit la guerre. Les Gaulois commencent à réfléchir de sang-froid, se rap pellent leurs engagements et leurs traités. Les Rèmes, donnant l'exemple, indiquent une assemblée des états généraux, afin de délibérer si l'on se décidera pour la paix ou pour la liberté. L'assemblée de ces états généraux se tint à Reims : la majorité ayant decidé qu'on ne se séparerait pas de l'empire romain, Civilis comprit que sa cause était perdue, et il rentra dans la Batavie (Hollande), son ile natale. Cérialis l'y poursuivit. Les passages, rendus impraticables par les pluies et les marais, ne permirent pas à Cérialis d'obtenir des succès décisifs : il y eut même un instant où le general romain se trouvait dans une position critique; lorsque Civilis, craignant d'être abandonné de ses Bataves, qui lui reprochaient de sacrifier à son ambition personnelle le repos, la fortune, la vie des citoyens, prit le parti de conclure la paix. On lui fit des conditions avantageuses, et il rentra dans ses foyers, où il mourut. Quant à Sabinus, on ne l'avait plus revu depuis sa triste campagne contre les Séquanais. Songeant au châtiment terrible que sa rébellion venait d'assumer sur lui, il avait craint d'être livré aux Romains, et, pour leur échapper, il s'était enseveli dans un souterrain secret. L'histoire a rendu célèbre cette retraite, où Sabinus vécut neuf ans, ignoré des dieux et des hommes, mais ayant, pour se consoler, l'affection ingénieuse et touchante d'Eponine son épouse, de cette noble et vertueuse Éponine que l'on vit, par un sentiment d'abnégation sublime, se consacrer sans relâche, durant ces neuf années, à l'infortune de son mari, et devenir sa compagne dans ce tombeau vivant où l'amour la rendit deux fois mère. L'histoire a dit aussi que Sa

binus, se hasardant un jour à quitter sa prison souterraine, fut reconnu, fut conduit à Rome avec sa femme et ses deux enfants, et jugé par l'empereur Vespasien. Éponine s'étant prosternée devant l'empereur avec ses enfants : « Vois, César, lui ditelle, je les ai engendrés et nourris dans les tombeaux pour que nous fussions plus de suppliants à t'implorer. » Vespasien ne se laissa pas toucher; il se sentit le triste courage d'ordonner le supplice de Sabinus. « Fais-moi donc mourir aussi! s'écria l'héroïque Éponine en se relevant fièrement; car j'aime mieux les ténèbres de mon antre que la lumière du jour en face de Vespasien empereur. » Et elle suivit son époux au supplice. « On ne vit,. dit Plutarque, on ne vit jamais rien de si déplorable, ni qui fit tant d'horreur aux dieux et aux hommes, que cet acte de cruauté. » C'était bien lâche en effet.

Vespasien eut pour successeur son fils Domitien. Celui-ci ne serait guère qu'un nom dans la série des empereurs romains s'il ne s'était rendu célèbre par un acte incroyable en l'an 92 de l'ère chrétienne, il ordonna par un édit de faire arracher toutes les vignes de la Gaule Chevelue, et l'ordre fut impitoyablement exécuté. A quelle cause pouvait-on attribuer cette funeste mesure? Une disette l'avait provoquée : Domitien s'imaginait apparemment que les vignobles, en prenant trop d'extension, nuisaient aux céréales. L'édit impérial portait un coup sensible aux Séquanais; car, à cette époque, le commerce des vins était, avec le commerce des salaisons de porc, la principale source de leurs richesses. La vigne, transplantée en Séquanie dès les premières années de l'ère chrétienne, y avait bien réussi, grâce à l'heureuse complexion du sol, et Pline nous apprend que certains des vins de cette province étaient renommés dans l'empire. La réputation des vignobles de notre FrancheComté date de loin, comme on le voit.

CHAPITRE QUATRIÈME.

Aqueduc d'ArSituation matérielle

Les cing bons empereurs. — Élien-Adrien en Séquanie; origine de Pontarlier. Ger, autres aquedues romains en Séquanie. — Prospérité de Besançon. et morale de la Séquanie. — Avénement du christianisme. Ses commencements en Gaule. — LEvangile apporté en Séquanie; saints Ferréol et Ferjeux. Décadence de l'empire romain.— Premières invasions des Barbares. - Invasions en Séquanie. — Les Bagaudes. - Changements operes en Sequanie sous les empereurs Dioclétien et Constantin. Nouvelles invasions des Barbares en Séquanie. — Arrivée de Julien dans la Gaule. - Victoires de Julien.-Julien à Besançon. -La Porte-Noire. - Grande invasion des Barbares en 407.-Leurs ravages en Séquanie. - Les Vandales; saint Antide et saint Vallier. Prise de Rome par les Goths.

En l'année 96, Domitien périssait assassiné, et le vertueux Nerva, son successeur, était en Séquanie lorsqu'il apprit son élévation à l'empire. Nerva, vieillard vencré des Romains, adopta Trajan, qui fut le second de ces hommes admirables que Thistoire a nommés les cinq bons empereurs. Trajan, grand capitaine, porta jusqu'à ses dernières limites la puissance territoriale de Rome. Il eut pour héritier cet ÉlienAdrien dont le règne fut l'apogée des lettres et des arts. A l'empereur artiste et porte succédèrent Pie-Antonin et Marc-Aurèle, princes éminents qui firent asseoir la philosophie sur le trône. « Jamais, dit Henri Martin, jamais on n'avait vu à la tête des nations une succession d'hommes comparables à ceux qui gouvernèrent l'empire romain depuis Nerva jusqu'à Marc-Aurèle: les rêves les plus brillants des écoles phaiosophiques étaient réalisés; le sceptre appartenait aux plus dignes, qui se le transmettaient de main en main par voie d'adoption. La modération n'ôtait rien à la force d'un gouvernement aimé au dedans, respecté au dehors. La gloire militaire Lait intacte; la gloire des lettres se soutenait encore; les arts resplendissaient d'un eclat plus vif que jamais; la douceur et l'équité des princes se reflétaient chez leurs officiers, qui craignaient d'abuser d'un pouvoir soumis à une constante surveillance: et le monde antique semblait avoir retrouvé dans sa vieillesse ce fabuleux âge d'or que ses poètes cherchaient, auprès de son berceau, dans les ténèbres du passé. »

Le nom des cinq bons empereurs fut béni de la Séquanie: avec eux elle avait vu Beurir l'agriculture et l'industrie, les lettres et les arts; avec eux elle atteignit un degre de splendeur et de prospérité qu'elle ne retrouva plus sous la domination romaine. L'empereur Elien-Adrien visita la Séquanie vers l'année 120. D'après une tra-lition constante, ce fut à l'époque de ce voyage qu'il fit construire le pont de pierre de Pontarlier, et si l'on en croit l'historien Gollut, l'empereur Elien-Adrien aurait laissé son nom à cette ville; seulement, au lieu de l'appeler Pontarlier, on devrait T'appeler Pont à Élie. Le savant Dunod de Charnage dit, à ce propos, que les armoiries de Pontarlier paraissent tirées d'un pont qu'on rapportait avoir été bâti par Tempereur Elien-Adrien, dont on croit que cette ville a aussi tiré son nom. Bien qu'il faille se méfier de toutes ces origines que l'amour-propre national fait remonter soit à des événements mémorables, soit à des personnages illustres, l'opinion rela

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