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les pauvres, les ignorants, les femmes se lever en masse à sa voix consolatrice. Ils s'attachèrent à la sainte doctrine avec une foi vigoureuse, ils la défendirent avec une énergie que n'intimidèrent ni les menaces ni les violences, car les courageux sectateurs du Christ s'étaient créé de puissants adversaires. Les maîtres de l'empire avaient mesuré d'un coup d'œil où les menait une doctrine qui tendait à constituer l'unité humaine par la croyance en un seul Dieu; ils avaient compris que le christianisme ruinerait leur autorité politique et religieuse, et qu'il saperait dans ses fondements la vieille société romaine. En effet, le principe évangélique ne distinguait ni société civile ni société politique; il ne reconnaissait qu'une société chrétienne. Il rejetait le privilége et le monopole, pour leur substituer des droits égaux, des devoirs égaux. L'Évangile disait liberté, égalité, fraternité: mais, hélas! bien du sang devait couler pour la conquête de cette sainte formule; et de ce que le peuple ne savait pas lire, il arriva qu'obligé d'épeler lettre à lettre les trois mots divins, il allait rester de longs siècles avant de pouvoir les assembler.

Cependant la vieille société romaine songeait à se défendre contre les nouveaux Barbares, comme elle appelait les chrétiens: elle commença par les diffamer et les calomnier, elle finit par les livrer aux bourreaux et les jeter aux panthères des cirques; elle devait aller jusqu'à faire de leurs corps des torches pour les illuminations impériales. Mais on eut beau les persécuter comme ennemis des dieux et des lois, les accuser de tous les crimes et de tous les malheurs, appeler sur leurs têtes les vengeances et les colères; on eut beau créer pour eux des tortures et les faire dévorer par les bêtes féroces des amphithéâtres rien n'arrêtait la propagande évangélique. Ces chevaliers de la résignation et de la souffrance enduraient tout sans plaintes et sans murmures; ils ne se défendaient que par leurs vertus et leur constance à semer la parole de vie; ils marchaient au supplice avec une fermeté dont s'épouvantaient leurs bourreaux eux-mêmes; ils mouraient en chantant des cantiques, et les regards tournés vers le ciel. La foi nouvelle grandissait avec le nombre des victimes: pour un soldat qui tombait, il en surgissait dix. «Nous nous multiplions à mesure que que vous nous moissonnez, écrivait Tertullien aux empereurs ; les chrétiens naissent du sang des martyrs: Sanguis martyrum, semen christianorum. Nous ne sommes que d'hier, et déjà nous remplissons tout ce qui est à vous, les cités, les camps, les palais, le sénat, le forum; nous ne vous laissons que vos temples. » En effet, les temples des dieux étaient abandonnés, et les sacrifices religieux interrompus.

De Rome, les persécutions s'étendaient aux provinces de l'empire, et la Gaule fécondait par le sang de ses enfants les idées nouvelles. Vienne, Chalon, Autun avaient leurs martyrs. A Autun, l'on condamnait à mort le jeune patricien Symphorianus pour avoir refusé de saluer la statue de la déesse Cybèle; et pendant qu'on le conduisait au supplice, sa mère lui criait du haut des remparts : « Mon fils, mon fils Symphorianus, souviens-toi du Dieu vivant! Élève ton cœur en haut, et regarde celui qui règne dans le ciel! On ne t'ôte pas aujourd'hui la vie; on te la change en une meilleure.» A Lyon, quarante-huit chrétiens mouraient héroïquement au milieu des tortures, plutôt que d'apostasier; dans le nombre des martyrs se trouvait le chef de l'église de Lyon, saint Pothin, vieillard de quatre-vingt-dix ans. Il eut pour successeur le Grec Irénée, un des plus illustres coryphées de l'Église

naissante, et aux soins duquel la Séquanie, encore plongée dans les ténèbres du paganisme, fut redevable de voir pénétrer chez elle les premiers rayons de l'Évangile. Vers l'an 180, l'évêque Irénée chargea les deux jeunes Athéniens Ferréol et Ferjeux, ses compatriotes et ses disciples, de venir à Besançon prêcher les lois du christianisme on ne pouvait confier à des missionnaires plus zélés, à des interprètes plus éloquents, la tâche d'enseigner aux hommes le livre divin, le soin de conquérir des âmes à la foi. Ces deux nobles apôtres accomplirent leur œuvre avec tout le courage et le succès qu'on était en droit d'attendre de ceux à qui la légende a consacré l'expression poétique, « qu'ils brillaient comme les pierres angulaires du céleste Époux et comme des perles resplendissantes. » Les vérités austères qu'ils venaient enseigner, les principes d'abnégation et de désintéressement que prêchait leur doctrine, étonnèrent d'abord l'esprit des heureux et des riches, indifférents par égoïsme, amollis par l'amour de l'or; mais la parole de vie pénétra promptement chez le peuple de la ville et des campagnes : les néophytes se pressaient dans les asiles secrets et les lieux souterrains pour entendre raconter l'existence du divin Crucifié et pour pratiquer le dogme miséricordieux qui proclamait l'amour de tous les hommes. La mission des deux apôtres du christianisme eut des succès si rapides, que bientôt Besançon devint le siége d'une nouvelle église saint Ferréol en fut le premier évêque. Mais Ferréol et son compagnon devaient payer de leur sang leur généreuse propagande un jour on les traîna devant un tribunal de juges romains, qui les condamnèrent à mort, l'an 211 de l'ère chrétienne, et les firent décapiter au pied d'une idole en bronze, dont la main portait une verge de fer: c'était la verge de fer de l'intolérance. Le supplice des deux héros chrétiens n'arrêta pas le mouvement religieux en Séquanie: la hache des bourreaux avait abattu leurs têtes, mais elle n'avait pas décapité leur idée. La plante qu'ils avaient déposée sur la terre séquanaise y étendit ses rameaux; et, cultivée par les mains intelligentes des saint Lin, second évêque de Besançon, des saint Germain et de leurs successeurs, elle finit par se ramifier à travers tout le sol. Cinquante ans après la mort des deux premiers apôtres de la Séquanie, le nombre des chrétiens était si grand à Besançon, que l'empereur Dioclétien rendait un édit contre eux; mais cinquante nouvelles années ne devaient pas s'écouler depuis la publication de cet édit, sans que la Séquanie. presque entière se trouvât convertie au christianisme. Il est vrai que là, comme dans les autres parties de la Gaule, le triomphe du principe évangélique ne s'obtint qu'au prix de douloureux sacrifices: tel est le sort des peuples; ce n'est qu'à travers les souffrances et le sang qu'ils s'ouvrent la voie du progrès, et qu'ils arrivent à reconquérir les droits dont l'injustice ou la violence les ont dépouillés.

A mesure que le christianisme pénétrait dans l'esprit des masses et tendait à devenir la religion générale, Rome sentait sa puissance d'action lui échapper. Elle ne reculait devant aucun moyen pour tuer cette doctrine, son ennemie intellectuelle; car elle voyait que les nouvelles idées, en ébranlant son unité religieuse, ébranlaient aussi son unité politique, et qu'elles finiraient par appeler l'ennemi matériel sous les murs du Capitole. Ce pressentiment ne tarda pas à se réaliser l'ennemi matériel allait venir. Déjà les Barbares ont commencé de quitter leurs retraites inconnues : ils s'avancent, dit Chateaubriand, ils s'avancent « pressés comme les flots de la mer

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et se précipitent au pas de course. Un instinct miraculeux les conduit; s'ils manquent de guides, les bêtes des forêts leur en servent. Ils ont entendu quelque chose qui les appelle du septentrion et du midi, du couchant et de l'aurore. Qui sont-ils? Dieu seul sait leurs véritables noms. Aussi inconnus que les déserts dont ils sortent, ils ignorent d'où ils viennent, mais ils savent où ils vont ils marchent au Capitole, convoqués qu'ils se disent à la destruction de l'empire romain comme à un banquet. » Et Rome à ce bruit devait d'autant plus s'alarmer, que la conduite de ses empereurs semblait prendre à tâche de préparer la grande catastrophe qui tout à l'heure ébranlera le monde. Ainsi l'on vit Commode, ce nouveau Caligula doublé de Néron, faire du trône le piédestal de toutes les turpitudes et de toutes les folies, et préluder aux sanglantes funérailles de l'empire en semant partout l'anarchie et le chaos. Commode étant mort empoisonné, le sénat et le peuple avaient proclamé empereur le vieux consulaire Pertinax, homme rempli de mérite et qui s'étudia, par une sage administration, à réparer le mal de son prédécesseur; mais le sénat trouva bientôt. gênantes les réformes de Pertinax, et l'on massacra ce vertueux vieillard, au bout de trois mois de règne. Après lui, quatre concurrents se disputèrent la pourpre impériale Septime Sévère, l'un d'eux, l'emporta par suite de combats sanglants livrés dans la Gaule. Septime Sévère régna dix-huit ans, pendant lesquels il abandonna la direction des affaires publiques à d'indignes ministres, qui ne firent qu'angmenter les embarras et les souffrances. Ses deux fils lui succédèrent. Caracalla, l'ainé, pour régner seul, égorgea son frère Géta dans les bras de leur mère commune; et, une fois maître sans partage, Caracalla s'abandonna librement à toutes les cruelles folies de son imagination. Ce misérable, qui croyait, en parcourant les provinces romaines, imiter Alexandre le Grand, s'arrêta quatre mois dans la Gaule, où sa courte présence fut un fléau: il en pressura les peuples, il les spolia pour enrichir sa garde prétorienne; et, si l'on se permettait de murmurer, la prison ou la mort ne se faisaient pas attendre. Rome depuis six ans subissait Caracalla, lorsqu'un coup de poignard en délivra l'humanité, et le jeune Héliogabale prit sa place. Cet autre monstre put régner assez longtemps pour montrer une dépravation de mœurs, une férocité de caractère dont les Césars n'avaient pas encore donné d'exemple; puis un jour on le massacra. Le jeune Alexandre Sévère, son cousin germain, fut choisi pour lui succéder. Alexandre était un prince humain, lettré, rempli de qualités éminentes. Aussi sage qu'habile dans l'art de gouverner, il essaya d'effacer les quarante ans d'infamies et de malheurs qui venaient de passer sur l'empire; mais on ne lui laissa pas le temps d'accomplir son œuvre au bout de quelques années de règne, il périt assassiné, le 19 mars 235. La mort de ce grand prince déchaîna sur le monde des calamités sans nombre. L'héritage du malheureux Alexandre Sévère avait été recueilli par un homme qui devait son élévation à cet empereur, et qui répondit à ses bienfaits en conspirant son assassinat : c'était le soldat Maximin, géant farouche né au fond de la Thrace. Ce Barbare fit couler le sang à flots; il persécuta, ruina les familles sénatoriales, les lettrés, les jurisconsultes, il opprima les malheureux comme les riches, et ne s'entourant que de solda's cupides, d'esclaves, de gladiateurs, il mit l'empire au pillage. Les populations indignées se soulevèrent : Maximin finit par être massacré. Dans l'espace des treize mois qui suivirent, six

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