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LA FRANCHE-COMTÉ.

LES MONTAGNES.

C'est à juste titre que l'on reproche souvent aux touristes, poëtes et artistes de notre belle France d'aller chercher au loin des impressions et des inspirations qu'il leur serait facile de trouver sans sortir de leur pays. Nul ne l'ignore cependant, la France n'a point seulement pour elle la magie des grands souvenirs que son nom éveille, l'histoire des grandes choses que son génie a faites; elle possède tout un panorama de richesses, de merveilles et d'émotions pour ceux de ses enfants qui ont besoin d'admirer, de chanter, de sentir, pour quiconque sait tenir une lyre, un crayon ou une plume. Elle a des forêts luxuriantes qui la couvrent, des sites charmants qui la poétisent, des campagnes resplendissantes qui l'animent, des fleuves célèbres qui la sillonnent, des mers magnifiques qui lui forment une ceinture de nacre et d'azur; elle a de ces montagnes que l'on aime avec passion, que l'on contemple avec amour ou avec terreur, et que l'on parcourt avec entraînement, à cause de leur nature tour à tour grandiose et coquette, solennelle et parée, accidentée et pittoresque, Sauvage et gracieuse. Dans les Alpes françaises et dans les Pyrénées, ce sont des tableaux pleins, ici d'une imposante et sombre majesté, là d'une jeune et riante poésie; dans l'Auvergne, ce sont des croupes verdoyantes et s'épanouissant au soleil, à côté de pies ravagés par le temps ou noircis par le feu; dans le Dauphiné, ce sont des cimes agrestes prenant les aspects les plus variés, ou des crêtes sourcilleuses que fréquentent les aigles et que couronne une neige éternelle; dans le Vivarais et le Velan, c'est un assemblage de rochers et de pics qui présentent à l'oeil un poétique désordre, c'est un enchainement de groupes volcanisés qui vomirent jadis du feu et des torrents de laves; dans les Vosges, c'est la montagne aux paysages gracieux et frais, aux pentes diaprées et plantureuses; dans le Doubs et le Jura, c'est un ensemble de rochers, de collines, de sommités dont les accidents variés, les découpures hardies et les lignes vaporeuses saisissent vivement l'imagination et tiennent l'âme suspendue entre le besoin de voir, la volonté de sentir, le plaisir d'admirer. ›

Dans un livre où l'on va s'entretenir de la Franche-Comté, c'est vers les pittoresques montagnes du Doubs et du Jura que les enfants de ce beau pays

doivent tourner leurs regards; c'est à elles leur sympathie, à elles leur amour : Salut donc, trois fois salut, montagnes chéries qui vites naître et mourir les générations de nos pères! Salut, belles montagnes, imposantes comme un vieillard antique, majestueuses comme une épopée! Salut, orgueilleuses et gigantesques cimes, qui regardez sans jalousie les cimes des Alpes, vos altières voisines! Pour ressentir dans le cœur tout ce qu'il y a en vous de magnifique et grande poésie, pour vous comprendre avec l'âme et vous admirer avec la pensée, ce n'est pas en chaise de poste que l'œil doit vous parcourir : il faut vivre et respirer dans votre atmosphère, il faut assister à la toilette de vos splendeurs au moment où la nature s'éveille de son sommeil d'une nuit, au moment où les premières lueurs du crépuscule et les premiers sourires de l'aurore annoncent le lever du soleil, l'astre éternellement jeune et beau, et qui reste éternellement le même, tandis qu'autour de lui tout change ou se renouvelle, tout passe ou s'oublie, les peuples et les rois, les religions et les empires, les hommes et les choses. Quand il apparaît, cet immortel souverain d'une création immortelle comme lui, les étoiles pâlissent, les ténèbres s'enfuient, l'espace s'illumine. Ah! c'est bien là ce roi à la chevelure étincelante de saphir et d'or, que JeanJacques avait contemplé quand il écrivait : « On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paraît tout en flammes; à leur éclat, on attend l'astre longtemps avant qu'il se montre à chaque instant on croit le voir paraître, on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout l'espace; le voile des ténèbres s'efface et tombe. L'homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui l'éclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un brillant réseau de rosée qui réfléchit à l'œil la lumière et les couleurs.› A côté de ce grand magicien de la nature, que sont les petits magiciens de nos villes! qu'est-ce que leurs spectacles auprès de celui-là! Dans nos villes, ce sont quelques voix qui applaudissent ou quelques mains qui battent : ici, c'est la nature entière qui se lève et tressaille, c'est la terre qui s'incline et rend hommage; c'est l'innombrable république des êtres qui salue et chante, l'insecte dans l'herbe, avec ses bourdonnements de joie; l'oiseau sur la branche, avec ses cantiques d'allégresse et d'amour; l'homme à genoux, avec les émotions de son cœur et les harmonies de sa voix.

Tout s'anime, tout est poétique à voir dans ces belles montagnes jurassiennes, quand le soleil jette sur elles ses flots de lumière et qu'il les colore des mille nuances du prisme : la variété des aspects s'y multiplie à l'infini; de quelque côté que se portent les yeux, où que se dirigent les pas, c'est un spectacle. nouveau : il y a là des sites, les uns riants comme un sourire du printemps, les autres sévères comme une peinture espagnole; des mamelons où, d'un côté l'herbe est veloutée, les fleurs brillantes, la végétation riche, de l'autre les arbres rabougris, les plantes étiolées, la nature maudite, ici le luxe et la vie, là l'indigence et la mort; des cimes très-élevées et des vallons très-creux, des pics arrondis et des sommets allongés, des plateaux rétrécis et des vallées immenses;

des gouffres et des précipices qui font reculer d'horreur et d'effroi, des plaines et des prairies qui réjouissent les yeux et le cœur; des lacs sur la montagne, dont les eaux paraissent si calmes et si bleues qu'on les croirait endormies sur un lit de velours, des sources jaillissantes et des cascades qui bondissent de rocher en rocher, blanchissent de chute en chute, changent en torrents les ruisseaux qu'elles rencontrent et transforment en lacs les champs qu'elles inondent; des arcades naturelles rappelant par leur conformation la singularité de certaines arcades naturelles de la Suisse, et des roches aux formes bizarres qui les font ressembler tantôt à des ruines de vieux châteaux, tantôt à des bastions, des courtines et même à des rangs de batteries les unes au-dessus des autres; des glaciers nus et désolés dont la tête blanche se perd dans les nuages, des collines douces et charmantes qui descendent vers la terre, toutes brodées de paysages, de vignobles et d'habitations; des montagnes incommensurables, coupées par de vastes forêts de sapins dont la verdure éternelle contraste avec les neiges et les glaces, et des vallées très-profondes, coupées par des lignes aux formes arcadiennes ou par des rochers aux découpures abruptes. Il y a là des points de vue d'où l'imagination court involontairement après des forêts dont on croit à chaque instant toucher la lisière et qui s'éloignent toujours, comme le mirage au désert; après des vallées qui s'enfuient, s'enfuient toujours, en s'allongeant comme des serpents; après des collines qui semblent toujours se reculer, comme le cercle de l'infini. Il y a là des tableaux qui semblent un anachronisme pour le regard: c'est le printemps avec ses fleurs et l'hiver avec ses frimas, c'est l'exubérance et la stérilité, la richesse et la misère, la vigueur à côté de la décrépitude, le beau de l'idéal à côté du beau de l'horrible; il y a là des horizons qui présentent les scènes les plus pittores ques, les plus étranges et les plus fantastiques que l'imagination puisse rêver : l'âme resterait des heures entières à se repaitre de ces merveilles éparpillées sur le damier de la nature, qu'elle ne serait pas satisfaite; elle s'accouderait, pour ainsi dire, sur chacune de ces magnificences de Dieu, elle décomposerait une par une les pièces du panorama qui se déroule devant elle, qu'elle voudrait encore le reprendre en sous-œuvre; et refit-elle dix fois ce travail, qu'il ressemblerait à la toile de Pénélope: toujours commencée, jamais finie. Ce sont de ces tableaux que la plume ou la parole n'ont pas la puissance de rendre s'appelât-on Chateaubriand ou Lamartine, on ne serait ici qu'un peintre sans couleur ou un magicien sans prestige. C'est qu'il faut que la voix des poètes de la terre se taise devant la voix du grand poëte du ciel; il faut que le livre écrit par la main de l'homme s'efface devant le livre écrit par la main de Dieu qu'est-ce, à côté de pages comme celles du roi des mondes, les pages des rois de la prose et des vers! Auprès de l'iliade sublime jetée tout à travers ces montagnes, que sont les iliades humaines tracées sur des restes de vieux linge transformé en papier! Est-ce qu'il respire, ce papier? est-ce qu'il parle? est-ce qu'il vibre? a-t-il quelque chose de l'animation et de la vie qui souffle ici, qui circule ici? a-t-il quelques-uns de ces bruits et de ces frémissements, de ces rayons de soleil et de ces jeux de lumière qui sont ici, partout et

dans tout? est-ce qu'il apporte aux sens des émanations qui mettent, comme ici, sous le charme; aux poumons, l'atmosphère qui fortifie; au front, les brises qui rafraîchissent; à l'oreille, le murmure de l'air et le chant de l'oiseau? est-ce qu'il a des paysages qui fascinent le regard, des cascades qui roulent leur fracas de rocher en rocher, des lacs qui scintillent, des prairies qui enivrent de parfums, des reflets prismatiques qui changent à l'infini, des horizons qui se dessinent purs et bleus sur l'azur du ciel? Non, la parole écrite n'a rien de tout cela.

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Et maintenant, disons-le; il en est de certains pays comme de certains hommes ils ont leur mauvaise étoile. Notre Franche-Comté est du nombre de ces pays-là qu'est-ce, en effet, que la Franche-Comté? qui la connaît? qui en parle? A l'exception de quelque touriste qui se la rappellera par hasard, ou de quelque autre étranger qui consignera, en passant, le nom du Jura sur ses tablettes, on ignore si elle existe. Cette indifférence se comprendrait si elle puisait sa source dans la nullité des titres de la Franche-Comté à la curiosité du voyageur, aux observations du philosophe, aux études de l'écrivain; mais il n'en est rien les titres de cette vieille province sont, au contraire, des plus beaux et des plus légitimes; ils ont pour eux la triple consécration du temps, de l'histoire et de cette beauté pittoresque dont la nature empreint certaines de ses créations. D'où provient donc l'indifférence que l'on affecte à l'égard de cette contrée? Eh bien, c'est qu'elle a pour voisine la Suisse. Le poëte tragique allemand Schiller fait dire quelque part à la reine Élisabeth d'Angleterre Chacun de mes tourments s'appelle Marie Stuart. La Franche-Comté pourrait dire: Chacun de mes désenchantements s'appelle Suisse; car c'est la Suisse qui lui porte malheur, c'est elle qui l'empêche d'être connue et appréciée comme elle le mérite, c'est elle qui est cause de l'injuste oubli où elle végète. La Suisse est à la mode : depuis longtemps elle vit de la fabuleuse réputation que lui ont faite les livres et les récits, la peinture et la poésie, les chansons et la musique; le vent de popularité qui souffle sur elle lui attire chaque jour sa caravane de pèlerins avides de la voir de près, de respirer son air, de vivre dans ses montagnes. Il en résulte que les touristes, attirés comme ils le sont par la célébrité de cette contrée, se montrent insensibles à tout ce qui n'est pas elle; ils lui dévouent leurs pensées, leurs émotions, les pages de leur album, la faveur de leurs tablettes; ils en font l'idole exclusive de leur culte, et quand ils la quittent, ils n'ont plus d'autre encens à brûler. Oh! certes, personne ne serait assez vandale pour souger un moment à dépoétiser cette belle et magnifique Helvétie; il faut reconnaître que la nature a posé sur le front de cette reine superbe la plus resplendissante couronne qu'on puisse voir ces majestueuses Alpes, qui sont à elles scules toute une épopée; ce gigantesque Mont-Blanc, dont la hauteur impose comme l'infini, et dont les neiges se dessinent comme des caractères célestes sur les plans de l'espace; le Saint-Bernard, le Gothard, l'Underwall, avec le craquement de leurs avalanches qui roulent d'abîme en abime, et leurs pyramides de glaces qui s'en

tassent là depuis des milliers d'hive rs; le Valais, avec ses montagnes où ne règne plus qu'un vaste silence, le si lence de la mort; le Pont-du-Diable, avec son arcade naturelle suspendue sur un gouffre; Staubach, avec sa cascade qui tombe de neuf cents pieds; Alets cb, l'Aar, le Lauteraar, avec leurs glaciers qui dominent comme des géants; Uri, avec ses hautes cimes et ses vallées profondes; Glaris, avec ses pittor esques vallons qui s'élèvent en amphithéâtre; Genève, avec son lac bordé de charmantes collines, et sa campagne visitée par le Rhône; Neufchâtel, avec ses coteaux et ses prairies d'une verdure ravissante; Appenzell, avec ses frais paysa ges, ses eaux blondes et limpides, ses sources qui jaillissent sous les pas; Grindelwald, avec son mélange de fleurs et de ronces, de moissons ondoyantes et de landes stériles, de ruisseaux et de torrents, de fontaines et de lacs: tous ces contrastes, tous ces tableaux, tous ces sublimes caprices de la nature, jetés, disséminés par la main de Dieu sur un même sol, suffisent et au delà pour faire de la contrée qui les possède la terre promise du merveilleux, et l'on s'agenouille devant tant de splendeurs. Mais n'y a-t-il pas de l'injustice, de la part des touristes français, à dédaigner des magnificences qui approchent de celles-là et qui se trouvent dans leur pays? Là, sur les confins de la Suisse, il existe, pour parler comme notre compatriote Xavier Marmier, une contrée riante et pittoresque, riche en souvenirs, féconde en grands et beaux tableaux; une contrée qui a son histoire à elle, ses traditions, son caractère poétique, et qui, lu haut de ses montagnes sauvages, regarde sans envie les montagnes vantées; de la Suisse et les cimes hautaines des Alpes. Cette contrée s'appelle FRANCHE-COMTÉ'. On y retrouve la Suisse avec sa nature qui change à chaque pas, se transfigure sous mille aspects, se joue avec la fantasmagorie des contrastes; avec ses tableaux tour à tour gracieux et sévères, riants et sombres, frais et jolis comme le printemps, désolés et tristes comme l'hiver; avec ses pays: g es charmants, ses collines luxuriantes, ses vallées ombreuses, ses prairies; marquetées de fleurs; avec ses lacs romantiques, ses torrents impétueux, s es, cascades écumeuses; on la retrouve avec ses rochers âpres et sauvages qui pendent en ruines au-dessus de la tête, » comme dit Jean-Jacques; avec ses pics géants, qui se perdent dans l'estompe des nuages; ses cimes désertes, où le silence de la nature est si profond, et la marche du temps si lente, que la nature semble y avoir trouvé sa tombe, et le temps y avoir égaré sa faux; avec ses monts sourcilleux, autour desquels les orages s'amoncellent, roulent et grondent; avec ses montagnes couvertes d'un vaste linceul de neige, et qui rappellent combien de générations humaines ces inébranlables colosses ont vu pass er et se renouveler à leur pied, tandis qu'au milieu de la destruction de toutes choses, eux seuls restaient toujours debout, toujours les mêmes.

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Oui, les Franc-Comtois ont droit de le dire: après la Suisse, il n'est pas de contrée plus belle à visiter que la leur, sans en excepter l'Écosse elle-même, qui elle aussi jouit d'une renomme e proverbiale. Elle la mérite sans doute;

Souvenirs de voyages, page 67.

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