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Jusqu'ici les Séquanais ne nous ont apparu qu'au dehors, nous ne les avons pas encore vus dans leur pays. Leur histoire se passe à l'extérieur et se mêle à l'histoire des autres Gaulois, qui portent partout leurs armes, sont tour à tour vainqueurs et vaincus, et finiront par trouver des maîtres. L'histoire des Séquanais va maintenant se passer chez eux; nous allons les montrer aux prises avec leurs guerres intérieures, leurs rivalités, leurs dissensions, et raconter comment ces rivalités amenèrent l'asservissement de leur patrie. Avant d'entrer dans le récit de ces grands événements, il nous faut dire ici quels étaient les usages et les mœurs de ce peuple, son caractère, sa religion, ses lois, son organisation politique.

Les Séquanais ne différaient pas des autres peuples de la Gaule Celtique; ils leur ressemblaient moralement et physiquement. Ils avaient, comme eux, la taille haute et bien prise, les traits réguliers, la peau blanche, le teint vif, les yeux bleus, les cheveux épais et blonds, coupés par derrière, incultes et longs par devant. Comme eux, ils étaient d'un caractère hautain, impérieux, téméraire, d'ailleurs plein de franchise. D'un esprit sincère et crédule, d'une imagination ardente et mobile, ils poussaient à l'excès la curiosité: ils arrêtaient sur la route les passants, les marchands, les voyageurs, faisaient cercle autour d'eux pour leur adresser une foule de questions, ou les forçaient à venir s'asseoir à leur table pour les interroger plus à leur aise. Prompts dans leurs résolutions, terribles quand on les irritait, dociles quand on les flattait, ils ne pardonnaient pas à la déloyauté. Les plus braves des hommes sur un champ de bataille, ils y prodiguaient leur vie en riant. Implacables pour leurs ennemis, ils se laissaient cependant attendrir jusqu'aux larmes par ceux qui leur demandaient grâce. Pour eux, le point d'honneur consistait à ne jamais reculer Vaincre ou mourir, telle était leur devise. Mais ils supportaient mal les privations, les fatigues, et se décourageaient aussi facilement qu'ils s'enthousiasmaient. Voilà les traits généraux du caractère des Séquanais. Quant à leurs mœurs, à leurs habitudes, aux changements opérés dans l'ensemble de leur vie, il importe de distinguer chez eux deux époques : la première, qui commence à leur établissement dans les Gaules et va jusqu'au sixième siècle avant l'ère chrétienne; nous l'appellerons la période celtique : la seconde, qui embrasse tout l'intervalle compris entre ce sixième siècle et la présence de Jules César en Séquanie; nous l'appellerons la période druidique.

Dans l'origine, les Séquanais ne se bâtissaient ni villes ni maisons. Nomades, et vivant par petites tribus séparées, ils choisissaient pour retraites les rochers, les forêts, les déserts, s'y creusaient des cavernes en pleine pierre ou se construisaient de mauvaises cabanes en feuilles; mais le plus souvent ils logeaient sur leurs chariots. Ils trouvaient leur existence dans les produits de la chasse, car ils dédaignaient de s'occuper d'agriculture; ils aimaient mieux manier le fer d'une lance que le soc d'une charrue. A l'heure des repas, ils se couchaient sur des peaux de bêtes sauvages, autour de grands feux ou d'ardents brasiers, d'où l'on tirait d'énormes morceaux de viande grillés sur le charbon ou rôtis à la broche. La viande des porcs était leur principal mets; ils préféraient à toute autre la chair de ces animaux à demi sauvages, qui vivaient par nombreux troupeaux dans les forêts, en défonçaient le sol et s'y nourrissaient de truffes ou de glands. Le parti que les Séquanais surent, par la suite,

tirer de la chair du porc devint la meilleure branche de leur industrie et de leur commerce les jambons salés de la Séquanie devaient un jour être avidement recherchés des gourmets, et des marchands qui les exportèrent jusqu'en Italie, jusqu'en Grèce. A cette époque, les Séquanais ne connaissaient pas l'usage du vin ; ils avaient pour boisson une bière composée de froment et de miel. Ils buvaient à la ronde et dans une corne de bœuf sauvage; ils buvaient peu à la fois, mais ils y revenaient fréquemment, ce qui finissait par amener l'ivresse. Il était d'habitude parmi eux que la cuisse des animaux servis appartint au plus brave, ou du moins à celui qui prétendait l'être, et cette préférence occasionnait souvent des querelles sanglantes. A la suite de repas abondants, ils aimaient à prendre les armes, à se provoquer mutuellement, un contre un, à des duels simulés. Ce n'était qu'un jeu d'abord; ils s'attaquaient, se défendaient du bout des mains: mais leur arrivait-il de se blesser, la colère les gagnait; ils se battaient alors sérieusement, et si l'on ne s'empressait de les séparer, l'un des deux restait sur place.

Les Séquanais, comme les autres Gaulois, allaient à la guerre presque nus ou simplement couverts d'une peau de bète. Pour avoir l'air plus terrible, ils se rougissaient les cheveux avec une pommade composée de suif de chèvre et de cendre de hêtre, après quoi ils les retroussaient sur le sommet de la tête en forme de panache. Ils s'animaient au combat avec des trompes d'airain dont le long mugissement faisait tressaillir; et l'on ne pouvait se défendre d'un mouvement d'effroi, en entendant ces sons lugubres accompagnés du formidable cri de guerre terribeen! terribeen (cassez les têtes)! Ils ne faisaient pas de prisonniers; ils les massacraient, leur coupaient la tête et l'exposaient en guise de trophée. Quand ils recevaient une blessure pendant l'action, ils poussaient des cris menaçants; leur sang venait-il à couler, ils l'arrachaient de leur poitrine et le rejetaient à leurs adversaires, en vomissant des imprécations et des blasphèmes. Frappés d'un coup mortel, on les voyait vouloir encore s'élancer contre l'ennemi, tomber, rire et mourir. C'étaient des hommes terribles; ils appartenaient bien à cette race de Gaulois qui disaient ne craindre qu'une chose ici-bas: la chute du ciel; qui se précipitaient le fer en main au devant des torrents débordés, s'élançaient au milieu des flots pour braver l'action des tempêtes, envoyaient leurs flèches aux cieux ou présentaient leurs boucliers quand grondait la foudre.

Les femmes séquanaises accompagnaient leurs maris à la guerre. Grandes, bien faites, belles, fières, elles étaient douées d'une mâle énergie. Elles ne connaissaient pas la douleur et méprisaient le danger. Elles tenaient beaucoup à devenir mères ; et, pour rendre leurs enfants plus vigoureux, elles les plongeaient dans l'eau froide. Pour baptême, elles leur faisaient baiser la lance de leur père. Cependant les Séquanais, comme les peuples des autres tribus gauloises, n'eurent longtemps aucun respect pour leurs femmes; ils les regardaient à peu près comme des brutes et les traitaient de même. Mais plus tard ils changèrent complétement de conduite envers elles; ils en vinrent à les considérer comme des êtres surhumains, à les admettre au conseil, à délibérer avec elles sur les affaires de l'État.

La religion des Séquanais primitifs était un polythéisme grossier, ou plutôt une espèce de fétichisme : ils avaient pour dieux les arbres, les pierres, les vents, les

autres phénomènes de la nature. Chaque rocher, chaque caverne, chaque forêt possédait son génie ou sa divinité. Les Séquanais adoraient le feu comme symbole de toute pureté, le soleil comme source de lumière et de toute reproduction. Avec le temps, leurs croyances devinrent moins abstraites: ils n'adorèrent plus le tonnerre, mais Tarann, esprit qui dirige le tonnerre; Belen remplaça le soleil ; Ogmi personnifia l'éloquence et la poésie; Ardoinna devint la déesse des forêts; Theut fut le protecteur des chemins; Heu fut le dieu suprême. Les Séquanais n'avaient point. de temples fermés ni couverts; leurs assemblées religieuses se tenaient en rase campagne, ou bien au milieu des bois; et c'est là qu'ils offraient leurs sanglants sacrifices, autour d'une grosse pierre, d'une colonne ou de quelque grand arbre révéré. Ils immolaient à leurs divinités des taureaux blancs, des chevaux, des victimes humaines. Leurs prêtres, appelés curètes, présidaient à ces sacrifices. Les curètes étaient honorés comme des êtres supérieurs après eux, les guerriers obtenaient la plus haute considération; car, dans les mœurs d'alors, on n'avait d'estime et d'admiration que pour ceux qui poussaient le plus loin la passion de se battre ou qui savaient le mieux tuer un homme.

Voilà sommairement quel fut, pendant une douzaine de siècles, l'état des Séquanais Celtes pas de civilisation, pas de villes, pas de temples, pas de commerce, d'industrie ni d'agriculture; des instincts farouches, des mœurs sauvages. Les Séquanais ne recherchent que l'occupation des armes, ils ne songent qu'à guerroyer; la guerre semble être la condition normale de leur existence. Cruels par habitude, ils n'ont de puissance que par le fer, de renommée que par le tarif des ennemis qu'ils couchent sur la poussière; ils érigent moralement en principe la destruction du plus faible par le plus fort. Celui d'entre eux qui possède un bras plus vigoureux, une arme plus solide, attaque son adversaire, le frappe, le tue; puis, après l'avoir dépouillé, il se repose dans son triomphe. Tout le droit des gens se résume dans cette sentence terrible : Malheur aux vaincus! C'est ainsi que l'on vivait il y a trois mille ans sur cette terre des Gaules, qui devait plus tard s'appeler la noble terre de France, et se placer si haut dans l'esprit des nations par son respect du droit et la mansuétude de ses mœurs. Il est vrai que la France eut de bien laborieuses étapes à fournir et de bien douloureuses épreuves à traverser, avant d'arriver au but où l'attendaient la civilisation et l'humanité.

L'arrivée des Cimbres en Gaule, vers la fin du sixième siècle avant l'ère chrétienne, vint commencer la révolution des mœurs celtiques. Le chef des Cimbres, Hu le Fort, prêtre, législateur, guerrier, apportait avec lui sur le sol conquis par ses armes une nouvelle religion : c'était le fameux druidisme. Les Gaulois acceptèrent ce culte, en le combinant avec leur polythéïsme antérieur : ce qu'ils y prirent contribua puissamment à changer leur condition d'être. Sans doute, le druidisme était une religion sombre, cruelle, pleine de sang; mais, à côté de ses pratiques inhumaines, il émettait des principes civilisateurs: il reliait entre elles les populations disséminées et toujours en lutte; il rapprochait les hommes; il encourageait le commerce, l'industrie, l'agriculture, les arts utiles; il faisait de ses ministres les dépositaires de toutes les sciences, de toute l'histoire, de toute la poésie; il mettait entre les mains des prêtres le gouvernement, la législation, l'éducation publique,

la garde des mœurs, l'administration de la justice. Les prètres druides devenaient ainsi la loi vivante et intelligente de la nation. Il est vrai qu'ils firent de leur religion un instrument de pouvoir, et qu'ils tinrent le peuple sous une domination d'autant plus puissante, qu'ils l'enveloppaient d'une terreur mystérieuse mais si la théocratie qu'ils établirent fut tyrannique, du moins elle était éclairée, et servait par là les progrès de la civilisation. Un siècle après l'importation de la religion druidique sur le sol gaulois, on s'apercevait déjà de certains changements opérés dans les habitudes. Les Séquanais commençaient d'abandonner la vie nomade et les cavernes de leurs forêts, pour se construire des cabanes en terre glaise et des bourgs ouverts; puis, à mesure que les années s'écoulaient, les étroites cabanes en terre glaise disparaissaient pour faire place à des maisons spacieuses, bâties en bois et couvertes de paille pétrie dans l'argile. Aux anciens villages sans murailles succédaient insensiblement des villes fortifiées par des murs construits de poutres entrelacées les unes dans les autres, et dont les intervalles étaient remplis de fascines à l'intérieur, de grosses pierres à l'extérieur. Un glacis occupant toute l'étendue et l'élévation du mur revêtait ces pièces de bois, épaulées par derrière et enfoncées dans le sol.

Avec le séjour dans les villes et l'habitation dans les maisons, était venue la recherche des aises matérielles de la vie. Les Séquanais commençaient à connaitre la fabrication des ustensiles et des meubles. Ils ne mangeaient plus couchés à terre sur des peaux de bêtes; ils se rangeaient autour de tables en bois, grossières d'abord, mieux travaillées ensuite: les pauvres avaient des plats de terre ou de bois, les riches des plats d'argent ou de cuivre. Ils ne buvaient plus dans des cornes de boeuf sauvage, et quelquefois dans des crânes humains; ils se servaient de vases en terre ou en métal: la bière et l'hydromel devinrent la boisson du pauvre; les vins d'Italie, la boisson du riche. Ils ne se nourrissaient plus exclusivement de la chair des animaux les fruits, les laitages, les céréales entrèrent dans l'alimentation commune; car l'agriculture avait cessé d'être négligée, et la merveilleuse fécondité du sol séquanais, que César regardait comme le meilleur de toute la Gaule, Ager sequanus totius Gallia optimus, et que Pellisson devait appeler plus tard l'abrégé de la France et le pays qui peut le mieux se passer des autres; l'admirable fertilité de ce sol vierge, en indemnisant largement le cultivateur de ses peines et de ses travaux, lui faisait mieux apprécier et mettre à profit les bienfaits de la nature. Puis, devant les progrès de l'agriculture, les forêts commencèrent à s'éclaircir la Séquanie, comme tout le reste de la Gaule, avait à cette époque des forêts épaisses, profondes, impénétrables, qui couvraient les deux tiers du sol. Ces gigantesques forêts rendaient le climat très-rigoureux, les hivers très-froids, trèsprécoces, très-longs. Le froid gelait les rivières, et la glace était si forte, qu'elle ne frayait pas seulement passage aux simples voyageurs, dit l'historien Diodore de Sicile dans sa Description des Gaules, mais qu'elle permettait en toute sûreté à des armées nombreuses d'y passer avec leurs bagages et leurs chariots chargés.» Les campagnes étaient transformées en un vaste glacier. Le dégel amenait des eaux diluviales; et le sol, profondément imprégné d'humidité, nageait en quelque sorte dans les étangs, les lacs, les marais, les marécages. Au débordement de ces eaux

se joignaient de grandes pluies, et des vents si impétueux, qu'ils enlevaient des pierres de la grosseur du poing, qu'ils renversaient des cavaliers. C'était sous les solitudes et dans les clairières de ces forêts primitives que coulaient à pleins bords les fleuves de la vieille Gaule; le Rhodan (le Rhône) courait, comme un trait d'arc, de Lyon au golfe de Narbonne, tandis que l'Arar (la Saône) laissait déjà douter, comme aujourd'hui, dans quel sens elle se mouvait. Ces solitudes marécageuses étaient peuplées de sangliers, d'ours, d'élans, surtout d'aurochs, bœuf énorme et • féroce; et le cri de ces animaux redoutables, se mêlant au bruit des vents et des eaux, faisait du séjour des bois un asile plein d'horreur. L'homme, en portant la hache dans ces forêts épaisses, mais où les fruits, les fleurs, les moissons venaient en abondance, grâce à la fécondité du sol, l'homme modifiait en même temps l'åpreté du climat ; et l'adoucissement dans la température amenait l'adoucissement dans les mœurs, car on sait combien le caractère d'un peuple dépend des qualités de l'air qu'il respire. Chez les Séquanais, l'amélioration morale fut sensible et progressive ils cessèrent de massacrer leurs prisonniers de guerre et n'exposèrent plus, comme trophées de victoire, les têtes coupées de leurs ennemis. Ils s'abandonnèrent moins à l'ivrognerie, à la violence désordonnée, et leur plus grand plaisir après leurs repas fut d'entendre les récits des voyageurs étrangers qui passaient dans leur pays. Ils s'habituèrent à traiter leurs femmes avec plus d'intelligence et d'égards, à leur faire une condition moins dure et moins misérable : il est vrai qu'ils conservèrent sur elles une autorité sans bornes, même le droit de vie et de mort; mais, en apprenant à les mieux connaître, ils apprirent à les croire moins leurs esclaves, moins leur propriété animée, comme disait Aristote. On vit la liberté présider aux mariages le goût détermina les unions; l'amour en forma les nœuds. Dès qu'une jeune fille avait atteint l'âge nubile, ses parents songeaient à lui donner un époux : à cet effet, ils réunissaient les enfants de leurs amis, et la jeune fille faisait ellemême son choix. «Vous êtes mon maître, et moi je suis votre humble servante, » disait-elle à celui qui lui plaisait le plus, et l'union était consacrée.

Au sein du foyer domestique comme dans la vie extérieure, les habitudes se réformaient. Déjà les Séquanais n'allaient plus se battre demi-nus, ainsi que le faisaient leurs ancêtres un bouclier d'osier couvert de cuir et chargé de dessins coloriés; un casque d'airain, une cotte à mailles de fer, ou bien une cuirasse en métal battu; un énorme sabre, pendant obliquement sur la cuisse droite à des chainettes de fer ou de cuivre, quelquefois à un baudrier brillant d'or, d'argent et de corail; un collier, des bracelets, des anneaux d'or; une saie bariolée de carreaux éclatants ou richement brodée; un long pantalon appelé brague ou braie (la bracca des Latins) tel était l'accoutrement du guerrier séquanais. L'habillement commun à la nation se composait de la braie, de la tunique et de la saie la braie était étroite et collante, la tunique, en étoffe rayée, et se rapprochant beaucoup de la forme d'une chemise à manches, tombait jusqu'au milieu des cuisses. Par-dessus ces vêtements, le riche jetait une saie rayée (la sagum virgatum des Latins), décorée de fleurs, de disques, d'ornements variés, de figures de toute espèce, de bandes de pourpre, de broderies d'or et d'argent. Les dernières classes du peuple remplaçaient la saie par une peau de mouton, ou par une couverture en laine. Le

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