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Fils de Grimilde issue du sang royal de Bourgogne, et du comte Leutard d'Alsace, lequel descendait de l'ancien maire du palais Erkinoald, Gérard avait été fait comte de Paris et de Soissons à la suite de son mariage avec Berthe, l'une des nièces de Louis le Débonnaire; puis en 845 il avait été nommé par l'empereur Lothaire ler gouverneur de Provence et de Bourgogne, et il s'était vu continué dans cette charge par son fils l'empereur Louis II, roi d'Italie. Le comte Gérard se trouvait en Provence au moment où Charles le Chauve s'apprêtait à consommer son usurpation au préju dice de son neveu Louis II; aussitôt il accourut en Bourgogne, et, sans se laisser ébranler par la défection d'une partie des seigneurs, il se mit en devoir de défendre en sujet fidèle les intérêts de l'empereur son maître. Les forces militaires dont il disposait se trouvant de beaucoup inférieures à celles de Charles le Chauve, il se retira dans les montagnes du Jura, pour attendre d'Italie les secours qu'il avait demandés à Louis II; mais Charles le Chauve l'assaillit aux environs de Pontarlier et remporta sur lui la victoire, comme le rappelle cette vieille rime:

Entre le Doubs et le Drugeon

Périt Gérard de Roussillon.

Le mot périt n'est ici que pour la mesure du vers; car le comte Gérard vint se renfermer, après son échec, au château de Grimont sur Poligny, château qu'il avait fait construire lui-même, et de là il gagna Vienne, où sa femme se défendait courageusement. Charles le Chauve assiégea cette ville; il ne s'en fût pas rendu maître sans la défection d'une partie des petits seigneurs de Viennois, qui contraignit seule le comte Gérard et sa femme à sortir de la place: ils se retirèrent en Provence, sur les terres appartenant à l'empereur Louis II. Charles le Chauve donna le gouvernement de Viennois et du Lyonnais à son beau-frère le duc Boson, personnage que nous verrons bientôt jouer un grand rôle politique. L'année suivante, c'est-à-dire en 874, on trouve Charles le Chauve à Besançon. Le séjour qu'il y fit fut marqué par plusieurs libéralités envers le prélat qui occupait alors le siége métropolitain : c'était Arduic. Charles le Chauve ne se contenta pas de lui donner en toute propriété l'abbaye de Brégille, mais en même temps il lui concéda le droit de tonlieu dans sa ville épiscopale, et le droit exclusif de monnaie dans tout son diocèse. Le droit de tonlieu se prélevait, comme on sait, sur les marchandises et les blés que l'on venait vendre aux marchés publics.

Quatre ans plus tard on retrouve Charles le Chauve dans la Haute Bourgogne: cette fois il traversait précipitamment la province à la tête d'une armée, et il en sortit par le mont de Joux pour descendre en Italie. Cet insatiable monarque, qui courait après toutes les couronnes et tous les titres, avait hâte d'arriver à Rome, afin de recueillir l'héritage de son neveu l'empereur Louis II, mort sans enfant måle, le 13 août 875. Charles le Chauve savait bien cependant qu'une partie de la succession revenait à son frère consanguin Louis le Germanique; mais il trompa celui-ci par un traité frauduleux, il mit dans ses intérêts le pape Jean VIII, ainsi que les principaux dignitaires de la cour pontificale, et, le jour de Noël 875, il se fit proclamer empereur. Son ambition n'était pas satisfaite. Rêvant toujours dans son esprit le projet de ressusciter l'unité de la monarchie de Charlemagne, il voyait encore debout un homme qui res

tait seul en possession avec lui de l'empire carolingien: c'était son frère Louis le Germanique. Une nouvelle inattendue vint combler ses désirs: il apprit tout à coup la mort de Louis le Germanique, arrivée à Francfort le 28 août 876. Charles le Chauve, déjà maitre de l'Italie et des provinces gauloises attribuées à Lothaire Jer par le traité de Verdun, vit dans la mort de Louis le Germanique l'occasion de réunir sous sa main tous les États qui avaient fait partie du vaste empire de Charlemagne, et il envahit brusquement la Germanie. Mais à peine dépassa-t-il le Rhin : les trois fils de Louis le Germanique avaient pris les armes. L'un d'eux, Louis de Saxe, remporta sur Charles le Chauve une victoire complète près d'Andernach, petite ville aux environs de Coblentz, et Carloman de Bavière, autre fils de Louis le Germanique, se jeta sur l'Italie. Charles le Chauve ne se laissa point décourager par ce rude échec : il passa la moitié de l'année 877 à se mettre en mesure de reprendre l'offensive; mais, avant de quitter la Gaule, il tint à Kiersy-sur-Oise cette fameuse diète où fut rendu le capitulaire qui érigeait solennellement en droit l'hérédité des charges et des bénéfices. Voici les deux principaux articles de ce capitulaire : « 1° Si quelqu'un de nos fidèles, saisi d'amour pour Dieu, veut renoncer au siècle, et s'il a un fils ou tel autre parent capable de servir la chose publique, qu'il soit libre de lui transmettre ses honneurs et bénéfices comme il lui plaira. 2° Si un comte de ce royaume vient à mourir, nous voulons que les plus proches parents du défunt, les autres officiers du comté et les évêques du diocèse pourvoient à son administration, jusqu'à ce que nous puissions conférer au fils la dignité dont le père était revêtu.» La féodalité se trouvait ainsi légalement constituée; le capitulaire de Kiersy la faisait passer des mœurs dans la loi, et, chose curieuse, ce capitulaire, qui ruinait fondamentalement l'empire de Charlemagne, était signé de la main de Charles le Chauve, de cette même main qui voulait relever la monarchie carolingienne! Charles le Chauve venait tout simplement de parafer l'acte d'abdication de la royauté.

Après l'assemblée de Kiersy, ce prince passa les Alpes, pour chasser d'Italic Carloman et ses Germains. Charles comptait sur les renforts que devaient lui amener plusieurs de ses grands vassaux; mais il eut bientôt avis que tous ces seigneurs l'abandonnaient, et, n'osant affronter les forces supérieures de Carloman, il prit la fuite devant lui, sans même avoir combattu. Au moment où il repassait précipitamment les Alpes, il fut attaqué d'une fièvre violente au village de Brios, près de Nantua, et il expira dans une misérable cabane, le 6 octobre 877, à l'âge de cinquantequatre ans.

Son fils Louis II, dit le Bègue, lui succéda. Louis mourut après deux ans d'un règne tellement insignifiant, que l'historien n'y trouve aucun fait à mentionner, si ce n'est l'ambition toujours croissante des grands feudataires du royaume. Ceux-ci avaient profité de l'ineptie du monarque pour lui arracher de nouveaux fiefs et pour le forcer à confirmer le capitulaire de Kiersy, c'est-à-dire à sanctionner la défaite de la royauté. Le temps des seigneurs était définitivement venu la société féodale allait s'organiser.

Il est plus aisé de sentir que d'exprimer l'état de malaise où dut vivre la Haute Bourgogne au milieu de tous ces changements de maitres, au milieu de ces guerres continuelles des rois et de ces progrès de l'aristocratie héréditaire. Peut-être arri

verait-on à résumer assez exactement la situation de la Haute Bourgogne à cette époque, en disant que sa misère n'avait ni augmenté ni diminué. Elle ne pouvait guère être plus profonde en présence des fléaux de toute espèce dont les peuples en général avaient à souffrir; elle ne pouvait guère attendre d'allégement de la part des hommes qui seuls influaient sur les destinées du pays : les prélats et les seigneurs. Les gens d'église ne s'occupaient, comme les gens d'épée, que du soin d'augmenter leurs possessions territoriales, et, comme eux, ils devenaient matériels, violents, brutaux. Aussi la Haute Bourgogne trouvait-elle, dans les uns et les autres, des tyrans avides et impitoyables : « son clergé, rival de sa noblesse, l'opprimait également; et le peuple, sans arts, sans industrie, continuant de cultiver la terre et d'en porter aux marchés voisins les produits, qui formaient le revenu de ses maîtres, se contentait d'une subsistance peu délicate et de vêtements grossiers. Hors le travail imposé à une population ignorante et pauvre, la féodalité naissante n'avait pas encore inventé ses droits et ses priviléges les plus oppressifs. Il ne fallait que laisser jouir d'un peut plus d'aisance la classe inférieure, et elle se serait estimée heureuse. Aussi l'histoire de la Haute Bourgogne ne rappelle ni soulèvements, ni révoltes, ni aucun de ces faits qui caractérisent un peuple lassé du poids de ses fers et impatient de les briser. Les mutations de gouvernement, les adjonctions ou distractions de terres, qui changeaient les limites ou l'étendue de la province, n'affectaient que les classes supérieures; et, comme la guerre et le brigandage étaient le mode universel et constitutif de la noblesse de ce temps, rien n'innovait dans l'état physique et moral d'une population uniquement laborieuse, docile comme les animaux qu'elle employait à la culture, et tout aussi peu capable de réfléchir sur ses intérêts'. »

On ne voulait pas, en effet, que le peuple fût autre chose qu'une bête de somme.

1 LEFÉBURE, Résumé de l'histoire de la Franche-Comté, pages 156 et 157.

CHAPITRE SEPTIÈME.

Boson de Provence. - Diète de Mantaille. Troisième royaume de Bourgogne.

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Invasion des Normands. Charles le Gros. Ravages des Normands dans la Haute Bourgogne. Richard le Justicier. Rodolphe Ier; Bourgognes transjurane et cisjurane. Situation du comté de Bourgogne. — Rodolphe II. — Ses rivalités avec Hugues de Provence; royaume de Bourgogne. — Invasion des Hongrois. Leur passage dans le comté de Bourgogne. Chateaux féodaux; mœurs féodales. — Conrad le Pacifique et l'empereur Othon le Grand, Hugues le Noir. Albéric de Narbonne.Origine des sires de Salins et des comtes héréditaires de Bourgogne. — Létalde, comte supérieur de Bourgogne. Conrad et ses grands vassaux. - Formation de la Comté indépendante de Bourgogne. Etablissement du régime féodal. Les nobles, les villains et les serfs. comté de Bourgogne. Localités franches; Pontarlier. — Justice féodale. Fainéant. — Othe-Guillaume, premier comte héréditaire de Bourgogne. tique, ses guerres. Sa soumission à l'empereur d'Allemagne. Conrad, roi de Bourgogne. · Souffrances populaires. La fin du monde. Citation de Raoul Glaber. — La paix et la trève de Dieu.

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Le servage au Rodolphe III, dit le

Sa puissance, sa poliDonation de Rodolphe III. —

Les concessions faites à l'aristocratie par la royauté portèrent bientôt leurs fruits. Les grands vassaux surtout, se montrant d'autant plus audacieux que le monarque était moins à craindre, s'érigèrent ostensiblement en souverains indépendants, et même l'un d'eux put à peine attendre que Louis le Bègue eût fermé les yeux, pour se tailler un manteau royal dans la pourpre des héritiers de Charlemagne e était Boson de Provence. Beau-frère de Charles le Chauve, qui l'avait nommé comte de Vienne en 871, duc d'Italie en 876, et lui avait accordé l'incroyable privilége de prendre le titre de roi, Boson couvait depuis longtemps, au fond de l'âme, ses ambitieux projets. Il suivait en cela, du reste, les excitations de sa femme Hermengarde, laquelle ne cessait de lui répéter que, fille de l'empereur d'Italie et fiancée jadis de l'empereur de Grèce, elle ne voulait pas vivre sans être la femme d'un roi. » Hermengarde était la fille de l'empereur Louis II, mort en 875. Boson, appuyé par le pape Jean VIII, son père adoptif, avait d'abord visé à la couronne d'Italie; mais il échoua de ce côté et jeta ses vues sur la Provence et la Bourgogne, où son influence était toute puissante. La disposition générale des esprits dans ces provinces vint en aide à son ambition: la Bourgogne comme la Provence éprouvaient le besoin commun de l'époque, c'est-à-dire le besoin d'isolement; elles n'aspiraient qu'à se détacher du sceptre des Carolingiens pour s'ériger en Etat indépendant et se faire une existence toute locale. Les idées étaient donc préparées à un changement; on n'attendait plus qu'un homme qui donnât l'impulsion. Le duc Boson prit l'initiative. A la nouvelle de la mort de Louis le Bègue, il sort de la Provence, s'élance à travers la Bourgogne, rallie à sa cause les prélats et les principaux seigneurs et les décide à lui mettre la couronne sur la tête. Le 15 octobre 879, une diète se réunit au château de Mantaille, entre Vienne et Valence : dans cette assemblée, où figuraient les archevêques de Lyon, de Vienne, de Tarentaise, d'Aix, d'Arles, de Besançon, dix-sept évêques de Provence, de Viennois, de Bourgogne, et un certain nombre de comtes

Bosen

et de seigneurs laïques, on passe en revue la situation de la Provence et de la Bourgogne, on expose que ces pays sont sans protecteur depuis la mort de Louis le Bègue, et l'on déclare que l'on a jeté les yeux sur Boson, comme le plus capable de les défendre; puis les évêques et les seigneurs le sacrent et le couronnent roi, malgré sa feinte résistance. Voilà comment fut fondé, par la diète de Mantaille, le troisième royaume de Bourgogne, appelé aussi royaume d'Arles ou de Provence. L'aristocratie laïque et cléricale inarchait vite: elle ne se contentait pas de nommer un roi en dehors des limites de la constitution, mais elle faisait à l'élu de son choix un royaume avec des provinces appartenant à la monarchie. Remarquons, en passant, avec M. Édouard Clerc, que l'assemblée de Mantaille fut la première où l'on vit reparaître, du moins en partie, les états de Bourgogne composés de prélats et de seigneurs, états effacés depuis Charlemagne.

Le couronnement de Boson était l'acte le plus audacieux que l'on eût encore tenté contre la monarchie carolingienne: aussi, tous les princes franks, l'empereur Charles le Gros, le roi de France, le roi de Bavière, se liguèrent-ils pour s'opposer à la création du nouveau royaume. Au printemps de l'année 880, ils entrèrent en Bourgogne avec un corps auxiliaire de Germains, s'emparèrent d'Autun et de Mâcon et soumirent la province; mais là s'arrêtèrent leurs succès. Ils échouèrent devant Vienne, où s'était renfermée la femme de Boson, la courageuse Hermengarde, qui défendait la place avec la plus vigoureuse opiniâtreté, tandis que son mari, à la tête des montagnards, harcelait les assiégeants et protégeait tout le pays par l'habileté de ses diversions. Les princes ligués se rebutèrent; ils abandonnèrent le siége de Vienne et laissèrent Boson tranquille pour courir aux Normands, qui mettaient à sang et à feu les villes de Cologne, Liége, Cambrai, Amiens. Les Normands (Nort-man, hommes du Nord, venus du Danemark) ne cessaient depuis quarante ans de ravager la France; et leurs incursions, devenues plus redoutables à mesure qu'elles se multipliaient, laissaient partout la ruine, la dévastation, l'effroi. Ces pirates étaient d'autant plus audacieux, que la France, arrivée au dernier degré de l'épuisement, n'avait presque pas de soldats à leur opposer; et personne, dans les villes ni dans les campagnes, ne se levait pour les combattre le peuple des villes, décimé, dévoré par la misère et la souffrance, ne se sentait ni la force ni la volonté de se défendre; les habitants des campagnes, nus, à demi sauvages, couraient se cacher dans les bois à l'approche des Barbares ou se mêlaient à leurs bandes. En 885, les Normands, s'aventurant de nouveau sur leurs frêles embarcations, remontèrent la Seine jusqu'à Paris et assiégèrent cette ville. Le souverain de la France à cette époque était le triste Charles le Gros, le seul prince qui restât de la descendance directe de Charlemagne. Par une amère dérision du sort, Charles le Gros, le plus inepte et le plus läche des hommes qui se soient assis sur un trône, réunissait en ce moment sur son ignominieuse tête toutes les couronnes qu'avait portées le radieux front de Charlemagne; et il rendait l'autorité royale si méprisable, que dans plusieurs provinces on datait les actes du règne de Jésus-Christ, en attendant un roi. Ce fut là le prince que les Parisiens appelèrent pour les délivrer des Normands. Charles le Gros vint avec une armée considérable; mais le premier soin de ce crétin couronné fut de traiter avec les Barbares: il leur donna sept cents livres d'argent pour la rançon des

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