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à Bender, ni à Andrinople, étant retenu à Constantinople, par ordre de la Porte, depuis l'indiscrète demande des mille bourses. Il mandait au roi que les ordres du sultan pour saisir ou massacrer sa personne royale, en cas de résistance, n'étaient que trop réels; qu'à la vérité le Sultan était trompé par ses ministres; mais que plus l'empereur était trompé dans cette affaire, plus il voulait être obéi; qu'il fallait céder au temps et plier sous la nécessité; qu'il prenait la liberté de lui conseiller de tout tenter auprès des ministres par la voie des négociations; de ne point mettre de l'inflexibilité où il ne fallait que de la douceur, et d'attendre de la politique et du temps le remède à un mal que la violence aigrirait sans ressource.

Mais ni les propositions de ces vieux janissaires, ni les lettres de Poniatowski, ne purent donner seulement au roi l'idée qu'il pouvait fléchir sans déshonneur. Il aimait mieux mourir de la main des Turcs, que d'être en quelque sorte leur prisonnier: il renvoya ces janissaires sans les vouloir voir, et leur fit dire que s'ils ne se retiraient, il leur ferait couper la barbe; ce qui est dans l'Orient le plus outrageant de tous les affronts.

Les vieillards, remplis de l'indignation la plus vive, s'en retournèrent, en criant: Ah! la tête de fer! puisqu'il veut périr, qu'il périsse. Ils vinrent rendre compte au pacha de leur commission, et apprendre à leurs camarades à Bender l'étrange réception qu'on leur avait faite. Tous jurèrent alors d'obéir aux ordres du pacha sans délai, et eurent autant d'impatience d'aller à l'assaut qu'ils en avaient eu peur le jour précédent.

L'ordre est donné dans le moment: les Turcs marchent aux retranchements; les Tartares les attendaient déjà, et les canons commençaient à tirer.

Les janissaires d'un côté, et les Tartares de l'autre, forcèrent en un instant ce petit camp; à peine vingt Suédois tirèrent l'épée; les trois cents soldats furent enveloppés et faits prisonniers sans résistance. Le roi était alors à cheval, entre sa maison et son camp, avec les généraux Hord, Dardoff et Spaar; voyant que tous ses soldats s'étaient laissé prendre en sa présence, il dit de sang froid à ces trois officiers: "Allons défendre la maison; nous combattrons," ajouta-t-il en souriant, "pro aris et focis."

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Aussitôt il galoppe avec eux vers cette maison, où il avait mis environ quarante domestiques en sentinelle, et qu'on avait fortifiée du mieux qu'on avait pu. Ces généraux, tout accoutumés qu'ils étaient à l'opiniâtre intrépidité de leur maître, ne pouvaient se lasser d'admirer qu'il voulût de sang-froid, et en plaisantant, se défendre contre dix canons et toute une armée; ils le suivent avec quelques gardes et quelques domestiques, qui faisaient en tout vingt personnes.

Mais quand ils furent à la porte, ils la trouvèrent assiégée de janissaires; déjà même plus de deux cents Turcs ou Tartares étaient entrés par une fenêtre, et s'étaient rendus maîtres de tous les appartements, à la réserve d'une grande salle, où les domestiques du roi s'étaient retirés. Cette salle était heureusement près de la porte par où le roi voulait entrer avec sa petite troupe de vingt personnes; il s'était jeté en bas de son cheval, le pistolet et l'épée à la main, et sa suite en avait fait autant.

Les janissaires tombent sur lui de tous côtés ; ils étaient animés par la promesse qu'avait faite le pacha de huit ducats d'or à chacun de ceux qui auraient seulement touché son habit, en cas qu'on pût le prendre. Il blessait et il tuait tous ceux qui s'approchaient de sa personne. Un janissaire qu'il avait blessé lui appuya son mousqueton sur le visage; si le bras du Ture n'avait fait un mouvement, causé par la foule, qui allait et qui venait comme des vagues, le roi était mort; la balle glissa sur sa joue, lui emporta un bout de l'oreille, et alla casser le bras au général Hord, dont la destinée était d'être toujours blessé à côté de son maître.

Le roi enfonça son épée dans l'estomac du janissaire ; en même temps ses domestiques, qui étaient enfermés dans la grande salle, en ouvrent la porte: le roi entre comme un trait, suivi de sa petite troupe, on referme la porte dans l'instant, et on la barricade avec tout ce qu'on peut trouver.

Voilà Charles XII. dans cette salle, enfermé avec toute sa suite, qui consistait en près de soixante hommes, officiers, gardes, secrétaires, valets-de-chambre, domestiques de toute espèce.

Les janissaires et les Tartares pillaient le reste de la

maison, et remplissaient les appartements. "Allons un peu chasser de chez moi ces barbares," dit-il : et se mettant à la tête de son monde, il ouvrit lui-même la porte de la salle, qui donnait dans son appartement à coucher : il entre et fait feu sur ceux qui pillaient.

Les Turcs, chargés de butin, épouvantés de la subite apparition de ce roi, qu'ils étaient accoutumés à respecter, jettent leurs armes, sautent par la fenêtre, ou se retirent jusque dans les caves; le roi profitant de leur désordre, et les siens animés par le succès, poursuivent les Turcs de chambre en chambre, tuent ou blessent ceux qui ne fuient point, et en un quart d'heure nettoient la maison d'ennemis.

Le roi aperçut, dans la chaleur du combat, deux janissaires qui se cachaient sous son lit: il en tua un d'un coup d'épée; l'autre lui demanda pardon, en criant amman. "Je te donne la vie," dit le roi au Turc, "à condition que tu iras faire au pacha un fidèle récit de ce que tu as vu." Le Turc promit aisément ce qu'on voulut, et on lui permit de sauter par la fenêtre, comme les autres.

Les Suédois étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d'armes : une chambre basse pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires: on s'en servit à propos : les Suédois tiraient à travers les fenêtres, presque à bout portant, sur cette multitude de Turcs, dont ils tuèrent deux cents en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le pacha qui voulaient prendre le roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison, pour obliger le roi de se rendre. Ils firent lancer sur les toits, contre les portes et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées. La maison fut en flammes en un moment; le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le

feu: trouvant un petit baril plein de liqueur, il prend le baril lui-même, et aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu était le plus violent. Il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie: mais la précipitation, inséparable d'un tel embarras, empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus de rage; l'appartement du roi était consumé; la grande salle où les Suédois se tenaient, était remplie d'une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même, l'autre tombait en dehors, en éclatant, dans les flammes.

Un garde, nommé Walberg, osa dans cette extrémité crier qu'il fallait se rendre. "Voilà un étrange homme," dit le roi, "qui s'imagine qu'il n'est pas plus beau d'être brûlé que d'être prisonnier." Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierre, et était à l'épreuve du feu; qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison, et s'y défendre. "Voilà un vrai

Suédois," s'écria le roi; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur le champ. "Allons, mes amis," dit-il, "prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie l'épée à la main."

Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison toute embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante, que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand, lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armées d'épées et de pistolets; chacun tira deux coups à la fois, à l'instant que la porte s'ouvrit ; et dans le même clin d'oeil jetant leurs pistolets, et s'armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas. Mais le moment d'après cette petite troupe fut entourée; le roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons, et tomba; vingt et un janissaires se jettent aussitôt sur lui; il jette en l'air son épée, pour s'épargner la douleur de la rendre; les Turcs l'emmènent au quartier du pacha, les uns le tenant sous les jambes, les autres sous les bras,

comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le roi se vit saisi, la violence de son tempérament, et la fureur où un combat si long et si terrible avaient dû le mettre, firent place tout-à-coup à la douceur et à la tranquillité. Il ne fui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup d'œil de colère. Il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient, en criant Alla, avec une indignation mêlée de respect. Les officiers furent pris au même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares; ce fut le 12 février de l'an 1713, qu'arriva cet étrange événement, qui eut encore des suites singulières. Histoire de Charles XII.

GUILLAUME III. ET LOUIS XIV.

GUILLAUME III. laissa la réputation d'un grand politique, quoiqu'il n'eût point été populaire, et d'un général à craindre, quoiqu'il eût perdu beaucoup de batailles. Toujours mesuré dans sa conduite, et jamais vif que dans un jour de combat, il ne régna paisiblement en Angleterre que parce qu'il ne voulut pas y être absolu. On l'appelait, comme on sait, le stathouder des Anglais, et le roi des Hollandais. Il savait toutes les langues de l'Europe, et n'en parlait aucune avec agrément, ayant 'beaucoup plus de réflexion dans l'esprit que d'imagination. Son caractère était en tout l'opposé de Louis XIV.; sombre, retiré, sévère, sec, silencieux autant que Louis était affable. Il haïssait les femmes autant que Louis les aimait. Louis faisait la guerre en roi, et Guillaume en soldat. Il avait combattu contre le grand Condé et contre Luxembourg, laissant la victoire indécise entre Condé et lui à Seneffe, et réparant en peu de temps ses défaites à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde; aussi fier que Louis XIV., mais de cette fierté triste et mélancolique qui rebute plus qu'elle n'impose. Si les beaux-arts

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