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profitant de votre imprudence, les attirent chez eux, et les accoutument à se passer de vous. Il faut même vous

avouer que depuis quelque temps la gloire de Tyr est bien obscurcie. Oh! si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus ici maintenant que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr! en quelles mains es-tu tombée! autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre. Télémaque.

TÉLÉMAQUE VISITE LES CHAMPS ÉLYSÉES POUR Y CHERCHER SON PÈRE.

TÉLÉMAQUE S'avança vers ces rois, qui étaient dans des bocages odoriférants, sur des gazons toujours renaissants et fleuris; mille petits ruisseaux d'une onde pure arrosaient ces beaux lieux, et y faisaient sentir une délicieuse fraîcheur: un nombre infini d'oiseaux faisaient résonner ces bocages de leurs doux chants. On voyait tout ensemble les fleurs du printemps qui naissaient sous les pas, avec les plus riches fruits de l'automne qui pendaient des arbres. Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse canicule; là, jamais les noirs aquilons n'osèrent souffler, ni faire sentir les rigueurs de l'hiver. Ni la guerre altérée de sang, ni la cruelle envie qui mord d'une dent vénimeuse, et qui porte des vipères entortil lées dans son sein et autour de ses bras, ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs, n'ap prochent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point: et la nuit, avec ses sombres voiles, y est inconnue; une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est pas semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle n'éblouit

D

jamais au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité: c'est d'elle seule que les hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les alimens s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent: elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie : ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer; ils ne veulent plus rien; ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au-dessus de tout ce que les hommes avides et affamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien, parceque le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors; ils sont tels que les dieux, qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels. Tous les maux s'enfuient loin de ces lieux tranquilles ; la mort, la maladie, la pauvreté, la douleur, les regrets, les remords, les craintes, les espérances même qui coûtent souvent autant de peines que les craintes, les divisions, les dégoûts, les dépits, ne peuvent y avoir aucune entrée.

Les hautes montagnes de Thrace, qui de leurs fronts couverts de neige et de glace depuis l'origine du monde fendent les nues, seraient renversées de leurs fondemens posés au centre de la terre, que les cœurs de ces hommes justes ne pourraient pas même être émus; seulement, ils ont pitié des misères qui accablent les hommes vivant dans le monde; mais c'est une pitié douce et paisible qui n'altère en rien leur immuable félicité. Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage: mais leur joie n'a rien de folâtre ni d'indécent; c'est une joie douce, noble, pleine de majesté; c'est un goût sublime de la vérité et de la vertu qui les transporte: ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne

s'enfuit jamais du cœur de ces hommes: jamais elle ne languit un instant, elle est toujours nouvelle pour eux; ils ont le transport de l'ivresse sans en avoir le trouble et l'aveuglement.

Ils s'entretiennent ensemble de ce qu'ils voient et de ce qu'ils goûtent: ils foulent à leurs pieds les molles délices et les vaines grandeurs de leur ancienne condition qu'ils déplorent; ils repassent avec plaisir ces tristes, mais courtes années, où ils ont eu besoin de combattre contre eux-mêmes et contre le torrent des hommes corrompus, pour devenir bons; ils admirent le secours des dieux qui les ont conduits, comme par la main, à la vertu, au milieu de tant de périls. Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leurs cœurs comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent qu'ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent les louanges des dieux, et une seule pensée, un seul cœur, une même félicité, fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.

Dans ce ravissement divin, les siècles coulent plus rapidement que les heures parmi les mortels, et cependant mille et mille siècles écoulés n'ôtent rien à leur félicité toujours nouvelle et toujours entière. Ils règnent tous ensemble, non sur des trônes que la main des hommes peut renverser, mais en eux-mêmes, avec une puissance immuable car ils n'ont plus besoin d'être redoutables par une puissance empruntée d'un peuple vil et méprisable. Ils ne portent plus ces vains diadèmes dont l'éclat cache tant de craintes et de noirs soucis; les dieux mêmes les ont couronnés de leurs propres mains avec des couronnes que rien ne peut flétrir.

Télémaque, qui cherchait son père, et qui avait craint de le trouver dans ces beaux lieux, fut si saisi de ce goût de paix et de félicité, qu'il eût voulu y trouver Ulysse, et qu'il s'affligeait d'être contraint lui-même de retourner ensuite dans la société des mortels. C'est ici, disait-il, que la véritable vie se trouve, et la nôtre n'est qu'une mort. Mais ce qui l'étonnait, c'était d'avoir vu tant de rois punis dans le Tartare, et d'en voir si peu dans les champs élysées; il comprit qu'il y a peu de rɔis assez fermes et assez courageux pour résister à leur propre

puissance, et pour rejeter la flatterie de tant de gens qu. excitent toutes leurs passions. Ainsi les bons rois sont très-rares et la plupart sont si méchants, que les dieux ne seraient pas justes, si après avoir souffert qu'ils aient abusé de leur puissance pendant la vie, ils ne les punissaient après leur mort.

Télémaque, ne voyant point son père Ulysse parmi tous ces rois, chercha du moins des yeux le divin Laërte, son grand-père. Pendant qu'il le cherchait inutilement, un vieillard vénérable et plein de majesté s'avança vers lui. Sa vieillesse ne ressemblait point à celle des hommes que le poids des années accable sur la terre: on voyait seule ment qu'il avait été vieux avant sa mort; c'était un mélange de tout ce que la vieillesse a de grave, avec toutes les grâces de la jeunesse ; car les grâces renaissent même dans les vieillards les plus caducs, au moment où ils sont introduits dans les champs élysées. Cet homme s'avançait avec empressement, et regardait Télémaque avec complaisance comme une personne qui lui était fort chère. Télémaque, qui ne le reconnaissait point, était en peine et en suspens.

Je te pardonne, ô mon cher fils, lui dit ce vieillard, de ne me point reconnaître; je suis Arcésius, père de Laërte. J'avais fini mes jours avant qu'Ulysse, mon petit-fils, partît pour aller au siége de Troie: alors tu étais encore un petit enfant entre les bras de ta nourrice. Dès-lors j'avais conçu de toi de grandes espérances: elles n'ont point été trompeuses, puisque je te vois descendu dans le royaume de Pluton pour chercher ton père, et que les dieux te soutiennent dans cette entreprise. heureux enfant! les dieux t'aiment et te préparent une gloire égale à celle de ton père! O heureux moi-même de te revoir! Cesse de chercher Ulysse en ces lieux, il vit encore; il est réservé pour relever notre maison dans l'île d'Ithaque. Laërte même, quoique le poids des années l'ait abattu, jouit encore de la lumière, et attend que son fils revienne pour lui fermer les yeux. Ainsi les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le

temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils! mon cher fils! toimême, qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose; tu te verras changé insensiblement: les grâces riantes, les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la santé, la joie, s'évanouiront comme un beau songe! il ne t'en restera qu'un triste souvenir: la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur.

Ce temps te paraît éloigné; hélas! tu te trompes, mon fils; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi; et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent; mais soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l'avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l'amour de la justice, une place dans l'heureux séjour de la paix. Tu reverras enfin bientôt ton père reprendre l'autorité en Ithaque. Tu es né pour régner après lui. Mais, hélas! ô mon fils! que la royauté est trompeuse! quand on la regarde de loin, on ne voit que grandeur, éclat, et délices; mais de près, tout est épineux. Un particulier peut, sans déshonneur, mener une vie douce et obscure; un roi ne peut, sans se déshonorer, préférer une vie douce et oisive aux fonctions pénibles du gouvernement. Il se doit à tous les hommes qu'il gouverne, et il ne lui est jamais permis d'être à lui-même; ses moindres fautes sont d'une conséquence infinie, parce qu'elles causent le malheur des peuples, et quelquefois pendant plusieurs siècles : il doit réprimer l'audace des méchants, soutenir l'innocence, dissiper la calomnie. Ce n'est pas assez pour lui de ne faire aucun mal, il faut qu'il fasse tous les biens possibles dont l'état a besoin : ce n'est pas assez de faire le bien par soi-même, il faut encore empêcher tous les maux que les autres feraient s'ils n'étaient retenus. Crains

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