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Nous étions en train d'examiner ce sanctuaire portatif, miniature des idoles colossales que nous avions vues autrefois à la collection d'Hyde-Park Corner, lorsqu'un tintamarre des plus singuliers vint nous faire tressaillir.

Les vibrations prolongées d'un gong, mêlées aux sons stridents d'une espèce de flûte et aux roulements précipités d'un tambour, causaient ce tapage, qui n'était autre chose qu'un concert. De temps en temps, une voix jeune, nasillarde et plaintive, chantait avec ce gloussement oriental, si bizarre pour nous, des syllabes aux intonations inconnues, mais que leur rhythme sensible annonçait être des vers.

Nous quittâmes aussitôt l'auvent recouvert en écailles d'huîtres transparentes, d'où nous regardions la chapelle de Bouddha, et nous descendîmes à l'étage inférieur de la cabine transformée en chambre de musique, par un escalier à rampe de bambou, et nous nous trouvâmes en face des instruments et des exécutants, aussi curieux pour nous les uns que les autres.

Certes, un objet qui vient d'un pays aussi hermétiquement fermé que la Chine, costume, vase, bronze, offre toujours un vif intérêt, car un peuple, quelque mystérieux qu'il soit, trahit toujours son secret dans son travail ou dans son art; mais qu'est-ce que cela, lorsqu'on voit l'indigène lui-même, un être humain d'une race séparée depuis des milliers d'années du reste de la création, race à la fois enfantine et décrépite, civilisée quand tout le monde est incivilisé; stationnaire au milieu des siècles qui s'écoulent et des empires qui disparaissent, aussi nombreuse à elle seule que toutes les nations qui peuplent le globe, et pourtant ignorée comme si elle n'existait pas?

Rien ne nous intéresse comme de voir un individu authentique d'une race humaine que l'on rencontre rarement en Europe. Sous cette peau bronzée, cet angle facial d'une ouverture différente, ce crâne bossué de protubérances qui ne sont pas les nôtres, nous cherchons à deviner en quoi l'âme de ce frère inconnu, adorant d'autres dieux, exprimant d'autres idées avec une autre langue, ayant des croyances et des préjugés spéciaux, peut ressembler à notre âme; nous cherchons avidement à de

viner, au fond de ces yeux où le soleil d'un hémisphère opposé a laissé sa lumière, la pensée dans laquelle nous pourrions communier et sympathiser.

Ils étaient là quatre, tous jeunes gens, avec des teints fauves, des tempes rasées, colorées de nuances bleuâtres, des yeux retroussés légèrement aux angles externes, un regard oblique et doux, une physionomie intelligente et fine, à laquelle l'énorme natte de cheveux formant la queue sacramentelle, roulée sous un bonnet noir, donnait un cachet féminin: d'après nos idées de beauté, qui se rapportent malgré nous au type grec, ces virtuoses chinois étaient laids, mais d'une laideur pour ainsi dire jolie, gracieuse et spirituelle.

A certains passages d'un rhythme plus précipité ou d'un mouvement plus lyrique, leurs figures s'animaient, leurs yeux s'ouvraient comme des fleurs noires, leurs bouches souriaient, laissant voir leurs dents jaune d'or; celui qui tenait les baguettes des timbales s'agitait avec frénésie ; le percuteur du gong frappait à coups redoublés dans son disque de métal; le chanteur prenait une voix de fausset aiguë et chevrotante, et semblait tirer de ses sourcils des notes impossibles à la voix humaine.

Tous paraissaient en proie à un véritable enthousiasme, soit que le morceau exécuté fût d'un grand maître et contînt des beautés inappréciables pour nous, soit que les vers récités appartinssent à un poète célèbre, ou que tout simplement ces airs nationaux rappelassent la patrie à ces pauvres diables exploités par la curiosité anglaise, et fissent sur eux l'effet du ranz des vaches sur les soldats suisses.

Le vêtement de ces virtuoses consistait en une espèce de casaque de soie tombant jusqu'aux genoux, de couleur bleu foncé, se rattachant au haut de la poitrine par un bouton unique; de larges pantalons blancs et des souliers à semelles très-épaisses complétaient ce costume qui n'est pas sans élégance et doit être très-commode.

Autour de cette cabine, dans des armoires vitrées, étaient rangées une foule de curiosités, petits souliers de mandarine, potiches de porcelaine rare; racines de mandragore bizarrement contournées, et mille autres menus objets de ce pays fantasque, qu'il est difficile de se figurer

autrement que comme un immense magasin de bric-à-brac, comme un quai Voltaire de plusieurs centaines de lieues de long.

Des chinoiseries? On en voit partout. L'Angleterre et la Hollande en ont tellement inondé l'Europe depuis deux ou trois siècles, que Pékin s'approvisionne à Paris et à Londres. Mais, ce qui est plus rare, c'est une aimable collection de cercueils, entassés là sans doute pour la consommation de l'équipage, en cas de nostalgie ou de choléra.

Les cercueils chinois sont les plus jolis du monde. Ils n'ont pas cette affreuse physionomie de sapin, et ces funèbres couleurs qu'ils revêtent chez nous. D'une seule pièce et creusés dans le tronc d'un gros arbre ils sont peints à l'extérieur d'un beau vermillon et munis d'oreilles de bois pour les soulever.

Ces musiciens faisant leur vacarme demi-joyeux, demimélancolique à côté de ces cercueils, boîtes à violon un peu exagérées, qui semblaient entrebâillées pour eux, nous jetaient, malgré nous, en des rêveries philosophiques. Le concert fini, on remet l'instrument dans sa boîte; la vie achevée, on serre l'homme dans son cercueil, et tout est dit. La seule différence, c'est qu'on ne peut tirer l'homme de son étui comme l'instrument.

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MOLIÈRE.

JEAN-BAPTISTE POQUELIN DE MOLIÈRE, né à Paris en 1622, était fils d'un tapissier, valet de chambre du roi Louis XIII. Il est rcgardé à juste titre comme le premier des auteurs comiques de toutes les nations, et aucune n'a pu encore l'égaler. Après avoir parcouru la province avec une troupe qu'il avait formée, il revint à Paris où il ouvrit un théâtre qui attira bientôt la foule. Il y réprésenta un grand nombre de pièces de sa composition, dans lesquelles il jouait lui-même le principal rôle. Ses principales pièces sont les Précieuses ridicules, le Médecin malgré lui, le Misanthrope son chef-d'œuvre, le Tartufe, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes, et le Malade imaginaire. Il mourut pendant la quatrième représentation de cette dernière pièce, le 7 février 1673.

L'AVARE.

(Comédie.)

SCÈNES CHOISIES.

HARPAGON, homme riche et très-avare; LA FLÈCHE, valet de CLEANTE, fils d'Harpagon.

Harp. Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas. Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence!

La Flè. (à part.) Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.

Harp. Tu murmures entre tes dents!

La Flè. Pourquoi me chassez-vous?

Harp. C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors vite, que je ne t'assomme.

La Flè. Qu'est-ce que je vous ai fait?

Harp. Tu m'as fait que je veux que tu sortes.

La Flè. Mon maître, votre fils m'a donné ordre de l'attendre.

Harp. Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point

dans ma maison, planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiégent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furettent de tous côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.

La Flè. Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit?

Harp. Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards qui prennent garde à ce qu'on fait? (Bas à part.) Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serais-tu point homme à faire courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?

La Flè. Vous avez de l'argent caché?

Harp. Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J'enrage! (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n'irais point faire courir le bruit que j'en ai.

La Flè. Hé! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n'en ayez pas, si c'est pour nous la même chose?

Harp. (levant la main pour donner un soufflet à La Flèche.) Tu fais le raisonneur! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. Sors d'ici, encore une

fois.

La Flè. Hé bien ! je sors.

Harp. Attends: ne m'emportes-tu rien?

La Flè. Que vous emporterais-je ?

Harp. Tiens, viens çà que je voie. Montre-moi tes mains.

La Flè. Les voilà.

Harp. Les autres.

La Flè. Les autres ?

Harp. Oui.

La Flè. Les voilà.

Harp. (montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.) N'as tu-rien mis ici dedans?

La Flè. Voyez vous-même.

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