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ce sable effleuré par tant de pieds légers. Quelle joie et quel orgueil de se dire: A cette heure, me voilà l'héritier de Louis XIV; à cette heure je foule le sol de Louis XV; à cette heure, je suis assis sur le même banc de pierre où la reine Marie-Antoinette venait s'asseoir pour entendre les sons lointains de la musique par une belle soirée d'été.

GOZLAN.

LÉON GOZLAN, écrivain distingué de l'école moderne, est surtout connu par ses articles de Revues. Il est un des rédacteurs des Cent et un, de la Revue de Paris, de la France littéraire, et a publié plusieurs romans estimés.

ALGER.

CETTE pyramide de maisons inégales et blanches, et dont la base est une ceinture crénelée, par où sortent des canons à fleur d'eau ; ces dômes blafards que coiffent des palmiers et des cigognes, comme autant d'aigrettes sur un turban; ces monuments sans croisées extérieures, espèces de maisons aveugles; cette plage sur laquelle se balancent quelques barques alongées, mais sans voile déployée, sans rames, sans gouvernail: enfin cette ville et cette mer engourdies sous le soleil, c'est Alger.

Alger dort, ce vaste nid de pirates; rien n'y décèle la vie et l'activité. Il est impossible d'admettre que c'est de là que partent des nuées de corsaires, avec leurs mille barques; que c'est là qu'ils retournent avec leurs mille prises, remorquant à la suite les uns des autres le brick français et le schooner anglais, la flûte hollandaise et la tartane sicilienne, le chebec napolitain et le mistick sarde: non, ce n'est pas là Alger, la terreur des mers, l'effroi de la chrétienté.

Ce dernier mot nous dispense presque de dire que nous

T

nous plaçons à cinquante ans environ de distance de notre époque, où Alger est une ville européenne, presque une ville de second ordre; ayant des lanternes et un peuple, ce qui est le commencement de toute civilisation et de toute révolution; possédant des fontaines et pas d'eau, comme une ville de premier ordre: ayant enfin ce que nous n'avons pas, les Bédouins: ce que n'a pas le désert, un maire et un juge de paix.

Alger n'était pas comme cela il y a cinquante ans.

Il y a cinquante ans aussi, lorsqu'une voile française ou italienne blanchissait à l'horizon, ne fût-elle grande que comme l'aile d'un albatros, Alger, la vieille barbaresque, s'éveillait alors, frappait dans le creux de ses mains comme un sultan appelant ses esclaves, et hommes nus, rouges, noirs, cuivrés, armés ou sans armes, brandissant l'aviron ou la hache, femmes et enfants, tous coulaient sans bruit le long des maisons, le long des ravins, le long des plages, le long de leurs barques plates, et puis gagnaient la haute

mer.

Le soir, Alger fumait et flamboyait comme un brasier; les captifs ramenés étaient trainés dans les chantiers du dey. Les femmes captives passaient dans son sérail, avec leurs éventails ou leurs mantilles, et puis s'effectuait le partage du même butin. A ceux-ci les belles voiles, à ceux-ci les draps moëlleux, à ceux-ci les belles armes, les armes d'acier incrustées de nacre, les fusils à double coup, les pistolets si beaux à la ceinture, si fiers au poignet; à ceux-là l'or en barre ou l'or monnayé, à ceux-là les comestibles, le café, le sucre, le tabac, le vin, l'eau-de-vie; au chef le tonneau de riz, au soldat le sac, à la femme la mesure, à l'enfant la pincée. Ainsi de tout: puis Alger, ivre et repue, ivre de vin français, repue de comestibles anglais, dansait en rond et tournait, comme un derviche jusqu'à ce qu'elle tombât sur la terre. Dans cet état, Alger paraissait ne pas exister; c'est peut-être dans cet état que la surprit une fois Barberousse; mais à coup sûr ce ne fut pas dans celui-là qu'elle chassa Charles-Quint.

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GAUTIER.

THEOPHILE GAUTIER, jeune écrivain de l'école moderne, et l'un des rédacteurs de la Revue de Paris, se distingue par son esprit, et par son style toujours plein d'originalité. Il a publié plusieurs romans, tels que Fortunio, Une larme du diable, etc., mais il est surtout connu par ses articles de journaux toujours recherchés et aimés du public.

UNE JONQUE CHINOISE A LONDRES.

Nous avons profité d'un congé pour accomplir un voyage en Chine, ni plus ni moins que Macarthy ou M. de Lagrenée. Ce voyage nous a coûté deux heures et deux schellings.

L'on s'embarque à Hungerford Suspension Bridge, à deux pas de Trafalgar Place, sur un de ces légers pyroscaphes, omnibus aquatiques qui descendent et remontent perpé tuellement la Tamise, à moins qu'on ne préfère prendre ce singulier chemin de fer de Blackwall qui passe sur le toit des maisons et vous fait plonger rapidement dans une foule d'intérieurs, et l'on arrive au dock de SainteCatherine au-dessous de la Tour de Londres en moins de temps qu'il n'en faudrait à Paris pour une petite course en fiacre.

A travers la forêt de mâts et d'espars, vous voyez flotter une bannière bizarre au-dessus d'une enceinte de planches.

Cette enceinte de planches est la muraille de la Chine. Un pas de plus, et vous êtes dans l'empire du Milieu, vous barbare, vous sauvage d'Occident, sans qu'un mandarin vous oppose de fin de non-recevoir ou qu'un tigre de guerre rayé d'orange et de noir essaye de vous faire reculer en vous présentant un bouclier portant à son centre, comme une Méduse, une tête de monstre fantastique.

La Chine était trop loin, on vous l'a apportée. La Chine s'est conduite avec vous comme le prophète avec la

montagne: voyant que vous n'iriez pas vers elle, miracle tout aussi grand, elle est venue vers vous ; vous êtes tout à la fois dans le dock de Sainte-Catherine et dans le port de Canton ou de Macao.

En effet, ce n'est pas une illusion, vous venez de faire un pas de trois mille lieues.

Une jonque est amarrée à ce quai en granit de Portland, et vous voyez la réalité des rêves que vous avez faits à la vapeur du thé, en regardant les tasses bleues, les coffres de laque incrustés de nacre, les potiches, les paravents, les éventails et les albums sur moëlle de roseau où ce peuple singulier trace des portraits que l'Européen sceptique s'obstine à prendre pour des chimères.

Cette jonque, ne l'avons-nous pas vue déjà esquissée en traits d'azur sur le fond d'une assiette ou la panse d'un vase, voguer vers un pays impossible et vrai cependant, au milieu d'une eau rayée d'or où plongent les cormorans pêcheurs? La porcelaine et les papiers de tenture n'ont pas menti.

C'est une sensation étrange de voir flotter à travers les agrès noirs et blancs des navires européens, sous le ciel de Londres barbouillé de brouillards et de suie, ces étendards éclatants historiés de dragons, et qui se sont déroulés aux brises des antipodes; l'imagination a de la peine à s'y

accoutumer.

La jonque a une forme qui rappelle celle des galères du XVIe et du XVIIe siècle dessinées par Della Bella dans ses eaux-fortes: la poupe et la proue, extrêmement relevées, ressemblent aux gaillards d'avant et d'arrière des anciens vaisseaux, à ces châteaux à plusieurs étages que, sous Louis XIV encore, Puget décorait de cariatides gigantesques.

Ce mode de construction, qui offre plus de prise au vent, est sans doute moins rationnel que la forme réctiligne adoptée par les navigateurs modernes, mais il est plus gracieux. Cette courbe plaît à l'œil; elle s'harmonise d'ailleurs très-bien avec les formes typiques du pays: toits retroussés, souliers relevés en pointe.

Des boucliers peints de couleurs vives et faits de roseaux nattés, appendus le long du bordage, donnent à cette jonque un faux air de trirème antique; mais der

rière leurs disques on ne voit pas se dresser la pointe d'airain de la lance d'un guerrier d'Homère. A quoi servent ces boucliers? Sont-ils mis là comme défense ou comme ornement? Ils forment une espèce de bastingage qui pourrait au besoin arrêter la flèche d'un pirate malais. En tous cas, ces boucliers ont beaucoup de caractère.

Nous voici sur le pont. Les mâts sont au nombre de trois et garnis de voiles composées de lames de bois agrafées à peu près comme celles des jalousies, et qu'on relève lorsqu'on veut prendre un ris; les cordes et les agrès, extrêmement solides, sont en bambou. L'ancre et le gouvernail, qu'un mécanisme spécial fait plonger très-profondément, sont en bois de fer.

Sur le pont, une charmante pagode de trois ou quatre pieds de hauteur, et très-mignonnement travaillée, forme l'habitacle de la boussole, que les Chinois ont connue bien des siècles avant nous.

La cabine du coq est significativement peinte de tableaux représentant des scènes culinaires et une foule de marmitons drôlatiques occupés à la confection des mets.

L'intérieur de la jonque n'est pas divisé en ponts comme nos vaisseaux, mais en compartiments qui ne communiquent pas entre eux et sont séparés par des cloisons solides. On y descend par des écoutilles, et ils appartiennent à des maîtres différents qui y serrent leurs marchandises et leurs vivres.

A la poupe, qui porte sur son couronnement un gigantesque oiseau chimérique de la forme et de la couleur la plus extravagante, se trouve, dans un cabinet de laque, la chapelle de Bouddha ou de Fo, où trois magots dorés représentent la trinité chinoise. Des papiers de couleur et des allumettes aromatiques brûlaient devant les petites idoles au sourire narquois, et témoignaient de la part de l'équipage une piété non attiédie par le contact incrédule des barbares. Quant aux dieux, leur sourcil circonflexe, leur sourire équivoque et leur gros ventre leur donnaient un air sarcastique et peu révérencieux pour leurs adorateurs. La foi ne manquait pas au dévot; mais la conviction semblait manquer au fétiche. Peut-être les religions finiront-elles par l'incrédulité des dieux.

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