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PROSATEURS

ET

POÈTES FRANÇAIS.

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

BOSSUET.

JACQUES-BENIGNE BOSSUET, né à Dijon (côte-d'Or) en 1627, fut un des plus éloquents orateurs du siècle de Louis XIV. Il fut successivement nommé évêque de Condom, précepteur du Dauphin fils de Louis XIV., membre de l'Académie française, puis évêque de Meaux.

Parmi ses ouvrages, on distingue: ses Oraisons funèbres, surtout celle de Madame et celle du grand Condé, où il déploie toute la force et la beauté de son génie; son fameux Discours sur l'histoire universelle, composé pour l'instruction du Dauphin son élève, où il retrace avec éloquence toute la suite des siècles depuis la création jusqu'à Charlemagne. Nous lui devons aussi l'Exposition de la Doctrine catholique, l'Histoire des variations des Églises protestantes, et des Sermons du plus grand mérite.

Il mourut en 1704, à l'âge de soixante-dix-sept ans.

CONDÉ A LA BATAILLE DE ROCROI.

VERS les premiers jours du règne de Louis XIV., à l'âge de vingt-deux ans, le duc d'Enghien (Prince de Condé) conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre; mais la victoire le justifia devant Rocroi. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai; elle est composée de ces vieilles bandes walonnes, italiennes, et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors; mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspiraient à nos troupes le besoin pressant de l'état, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux! Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux

armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ! Le jeune prince parut un autre homme: touché d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière; son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie; on ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme

de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! mais il se trouva par terre parmi des milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou, et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait; là on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.

Orais. fun. du prince de Condé.

LES ROMAINS.

Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l'univers, d'où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres empires.

De tous les peuples du monde, le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a été le peuple romain.

De tout cela s'est formée la meilleure milice, et la politique la plus prévoyante, la plus ferme et la plus suivie, qui fut jamais.

Le fond d'un Romain, pour ainsi parler, était l'amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisait aimer l'autre ; car parcequ'il aimait sa liberté, il aimait

aussi sa patrie comme une mère qui le nourissait dans des sentiments également généreux et libres.

Sous ce nom de liberté, les Romains se figuraient, avec les Grecs, un état où personne ne fût sujet que de la loi, et où la loi fût plus puissante que les hommes.

Quand Servius Tullius conçut le dessein de réduire Rome en république, il augmenta dans un peuple déjà si libre l'amour de la liberté; et de là vous pouvez juger combien les Romains en furent jaloux quand ils l'eurent goûtée tout entière sous leurs consuls.

On frémit encore en voyant dans les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lorsqu'il fit mourir à ses yeux ses deux enfants, qui s'étaient laissé entraîner aux sourdes pratiques que les Tarquins faisaient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut affermi dans l'amour de la liberté un peuple qui voyait ce consul sévère immoler à la liberté sa propre famille! Il ne faut plus s'étonner si on méprisa dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les Tarquins bannis. Ce fut en vain que le roi Porsenna les prit en sa protection. Les Romains, presque affamés, lui firent connaître, par leur fermeté, qu'ils voulaient du moins mourir libres. Le peuple fut encore plus ferme que le sénat; et Rome entière fit dire à ce roi puissant, qui venait de la réduire à l'extrémité, qu'il cessât d'intercéder pour les Tarquins, puisque, résolue de tout hasarder pour sa liberté, elle recevrait plutôt ses ennemis que ses tyrans. Porsenna étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu'humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les Romains jouir en paix d'une liberté qu'ils savaient si bien défendre.

La liberté leur était donc un trésor qu'ils préféraient à toutes les richesses de l'univers. Aussi avez-vous vu que dans leurs commencements, et même bien avant dans leurs progrès, la pauvreté n'était pas un mal pour eux: au contraire, ils la regardaient comme un moyen de garder leur liberté plus entière, n'y ayant rien de plus libre ni de plus indépendant qu'un homme qui sait vivre de peu, et qui, sans rien attendre de la protection ou de la libéralité d'autrui, ne fonde sa subsistance que sur son industrie et sur son travail.

C'est ce que faisaient les Romains. Nourrir du bétail, labourer la terre, se dérober à eux-mêmes tout ce qu'ils pouvaient, vivre d'épargne et de travail: voilà quelle était leur vie; c'est de quoi ils soutenaient leur famille, qu'ils accoutumaient à de semblables travaux.

Tite-Live a raison de dire qu'il n'y eut jamais de peuple où la frugalité, où l'épargne, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur. Les sénateurs les plus illustres, à n'en regarder que l'extérieur, différaient peu des paysans, et n'avaient d'éclat ni de majesté qu'en public et dans le sénat. Du reste on les trouvait occupés du labourage et des autres soins de la vie rustique, quand on les allait quérir pour commander les armées. Ces exemples sont fréquents dans l'histoire romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus, un roi si riche, n'avaient que de la vaisselle de terre; et le premier, à qui les Samnites en offraient d'or et d'argent, répondit que son plaisir n'était point d'en avoir, mais de commander à qui en avait. Après avoir triomphé, et avoir enrichi la république des dépouilles de ses ennemis, ils n'avaient pas de quoi se faire enterrer. Cette modération durait encore pendant les guerres puniques. Dans la première, on voit Régulus, général des armées romaines, demander son congé au sénat pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence. Après la ruine de Carthage, on voit encore de grands exemples de la première simplicité. Æmilius Paulus, qui augmenta le trésor public par le riche trésor des rois de Macédoine, vivait selon les règles de l'ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi les richesses étaient méprisées : la modération et l'innocence des généraux romains faisaient l'admiration des peuples vaincus.

Cependant, dans ce grand amour de la pauvreté, les Romains n'épargnaient rien pour la grandeur et pour la beauté de leur ville. Dès leurs commencements, les ouvrages publics furent tels, que Rome n'en rougit pas depuis même qu'elle se vit maîtresse du monde. Le Capitole, bâti par Tarquin le Superbe, et le temple qu'il éleva à Jupiter dans cette forteresse, étaient dignes dès

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