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ce qu'il y a de bon, c'est qu'il se figure que vous lui montrez ce qu'il vous fait voir.

Le plan de Paris ne le quitte pas; il l'a en feuille, en volume, en mouchoir de poche; sans cesse il le consulte, et rien ne lui échappe: églises, casernes, palais, jardins publics, rien n'est oublié. Pour lui les distances sont vaines; il les franchit à l'heure ou à la course; il use du cabriolet, fatigue le fiacre et ne dédaigne pas l'omnibus; il traverse Paris en tous sens et sans reprendre haleine; il va des Gobelins au Père-Lachaise, du Musée d'artillerie à Saint-Roch, de la Manufacture des glaces à la Madeleine, de la Bourse à la Morgue, de la Bibliothèque aux Invalides, des Sourds-muets aux Aveugles; puis, prenant son essor, voilà qu'il plane au sommet des tours NotreDame, du Panthéon, de la colonne Vendôme; car le provincial est un infatigable grimpeur, et il affectionne particulièrement les régions élevées. Aussi le voit-on sans cesse flotter au faîte de nos monuments: c'est le panache de Paris.

...

Avare dans son département, le provincial est prodigue à Paris; rien ne lui coûte: il sème l'or; sa seule crainte est d'être dupé; s'il marchande, c'est amour-propre et non lésinerie; il souffrirait cruellement si son ignorance et sa bonne foi tombaient dans quelque surprise, se laissaient prendre à quelque piége; aussi est-il toujours en garde contre la rouerie parisienne, toujours prêt à la parade contre les bottes secrètes de notre charlatanisme pipeur; mais, malgré sa précaution et sa défiance, le provincial ne peut échapper aux hallucinations de nos décevantes industries. C'est la ressource la plus positive de notre commerce et de notre littérature en plein vent, la pratique obligée du débitant de billets de spectacle à moitié prix, la providence du marchand de cannes, la fortune du Messager des Chambres. L'industriel des trottoirs flaire le provincial à cinquante pas; le plus médiocre observateur le reconnaît au premier coup d'œil et à des signes certains.

A son costume d'abord, qui tranche d'une façon marquée sur nos modes parisiennes. Le provincial ne se fait faire des habits à Paris que huit jours avant son départ, et il les conserve soigneusement pour faire de l'effet dans

son endroit, et y consolider sa réputation de dandy; pendant son séjour à Paris, il use ses toilettes de province, et on ne peut manquer de le reconnaître à son habit dont la forme accuse une coupe départementale, à son chapeau à larges ailes, à son pantalon privé de sous-pieds, et à ses bottes outrageusement carrées. S'il parle, son accent le trahit; s'il n'a pas d'accent, ce sont ses paroles qui le révèlent. Puis, ce sont mille façons particulières, mille détails qui lui sont propres et qui vous font crier au provincial.

Au spectacle, vous reconnaîtrez aisément le provincial à sa pose, à sa manière d'écouter, à son cure-dents qu'il a gardé, à l'abandon avec lequel ses impressions se trahissent. Dans l'entr'acte, il achète tout ce qui se vend sous le lustre de programmes, de biographies, de musées dramatiques et de magasins pittoresques. Le pittoresque a été créé exprès pour lui: le provincial est un amateur passionné du pittoresque, un chaland forcené de la littérature à deux sous.

Quand le provincial a visité nos monuments, nos lieux publics, nos promenades, nos théâtres, il s'élance vers nos environs: montrez-lui le parc de Saint-Cloud, les coteaux de Meudon, la manufacture de Sèvres, le château de Vincennes, la forêt de Saint-Germain, les eaux de Versailles ! Et puis, après avoir parcouru cette verte et riante ceinture de Paris, il reprendra le chemin de sa province, plus pauvre de mille écus et de quelques illusions, mais riche de satisfaction, mais vêtu, coiffé, tourné, accommodé à la parisienne; important dans sa province les manières, l'élégance, l'opinion, le langage, les calembours parisiens, et ayant de quoi charmer longtemps ses compatriotes avec les impressions de voyage qu'il a soigneusement écrites.

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GERANDO.

AUGUSTE DE GÉRANDO, né vers le commencement de ce siècle, est un de nos littérateurs distingués. Nous avons de cet écrivain plusieurs ouvrages fort estimés, écrits avec goût et une grande pureté de style. Il a publié plusieurs voyages très-intéressants, entre autres les Steppes de Hongrie, dont nous donnons ici un extrait qui pourra faire plaisir au lecteur.

VOYAGE SUR LA THEÏSS.*

J'AVAIS fait la route de Koros-Mezo en voiture, je retournai à Szigeth en radeau, car on peut suivre sur la Theïss l'histoire complète de la navigation. Près de la source du fleuve, les montagnards se hasardent à glisser dans de courts troncs d'arbre creusés à coups de hache et ornés extérieurement de découpures grossières: c'est le bateau primitif. Plus loin viennent les radeaux. Plus loin encore, on rencontre de ces excellents navires de la forme consacrée à l'arche de Noé, dans ces bonnes vieilles peintures que vous avez vues partout. La rivière est ensuite sillonnée par les élégants bateaux de Szeged et enfin par des pyroscaphes. Après quoi, elle n'a rien de mieux à faire que de se jeter dans le Danube.

J'ai quelquefois navigué sur un tronc d'arbre. C'est un voyage qui ne manque pas d'originalité, et que je recommande aux amateurs d'émotions. En Marmatie je fis un progrès, et, montant d'un degré, je passai du tronc au radeau. La machine à laquelle nous nous confiâmes était un de ces radeaux construits provisoirement à Koros-Mezo, et que l'on envoie à Botsko pour y être débarqués. Ils ont une longueur de douze mètres et sont formés de vingt-trois sapins placés côte à côte. Le radeau est maintenu à l'avant par un sapin posé en

Grande rivière qui traverse la Hongrie et se jette dans le Danube.

travers, et auquel chaque arbre est fixé par de fortes chevilles de bois. A l'arrière les vingt-trois sapins sont attachés entre eux par des cordages de liane, ce qui donne du jeu à ce plancher mobile, et lui permet de passer sans se briser sur les rochers et les grosses vagues. Enfin, aux quatre coins, on plante, comme décoration, quatre sapins garnis de toutes leurs branches; et, lorsque des voyageurs doivent le monter, on place sur le radeau un banc élevé, du haut duquel on voit l'eau passer et repasser sur l'embarcation.

Nous étions conduits par quatre hommes, dont chacun maniait une rame fixée non au flanc, mais à l'avant et à l'arrière du radeau. Les deux plus jeunes étaient postés à l'avant. C'étaient deux Ruthènes très-dégagés, fort lestes, et qui faisaient avec beaucoup d'adresse leur dangereux métier. Quand nous passions par quelque endroit funeste, où chaque année périssent des radeaux, leur figure vive et spirituelle s'assombrissait. Ils abaissaient le sourcil, tendaient le cou, et, penchés en avant, l'œil fixe, leurs longs cheveux flottant au vent, ils serraient attentivement leur rame, non sans avoir fait rapidement le signe de croix en ôtant leurs chapeaux. Cette navigation n'est pas sans péril, car il arrive que les chutes d'eau et les rochers brisent et mettent en pièces les radeaux. En avant de Koros-Mezo est une cascade que l'on compare à un gouffre. Les radeaux ne pourraient la franchir sans se renverser; aussi, pour leur ouvrir le passage, a-t-on placé à quelques pieds sous l'eau un plancher amarré par des chaînes de fer, qui les reçoivent dans leur chute. Si les chaînes se brisent, tout périt.

Par

De Koros-Mezo à Botsko, on glisse sur de grosses vagues bouillonnantes, sur des bancs de rochers qui arrachent au radeau des gémissements sinistres. fois on rencontre des chutes d'eau qui vous lancent avec force et presque verticalement: les flots alors inondent tout le radeau. Parfois aussi, entre deux tourbillons, le silence succède tout-à-coup aux grondements de la tempête, et nous naviguons doucement sur un lac tranquille. Les Ruthènes quittent aussitôt leurs rames, retournent, causent, jusqu'à ce que le bruit des vagues qui approche les rappelle à la manœuvre. Ce qu'il faut le plus re

douter dans cette navigation, ce sont les sapins tombés des montagnes ou détachés des radeaux brisés que le courant emporte et lance continuellement hors de l'eau. Ces arbres isolés, en tournoyant et en retombant, balaient le radeau et précipitent tout ce qui s'y trouve dans les vagues. C'est là le principal danger qui menace les montagnards. La prudence, l'habileté ni le sang-froid ne peuvent en effet le conjurer; et leur vie dépend, là, du hasard seul, car le meilleur nageur ne saurait sortir de ces flots. On trouve également, le long du fleuve, des traces de ces tristes accidents. On voit des radeaux, renversés et brisés, échoués sur les rocs. Ailleurs, ils ont été jetés contre le rivage avec une telle force, que l'avant est enfoncé dans la terre, et que le radeau se dresse comme

un mur.

Nous filions avec une grande vitesse. Si rapide que fût le courant, nos hommes, à l'aide de leurs rames, nous imprimaient une marche plus rapide encore. On avait ouvert les réservoirs de Koros-Mezo, car c'était jour de navigation, afin que, le niveau du fleuve s'élevant, le passage des radeaux fût facilité. De temps à autre, nous nous arrêtions pour attendre l'eau des écluses que nous avions devancée en chemin. Venant de KorosMezo, on suit d'abord la Theïss noire, car la rivière se compose de deux bras qui ont leurs sources assez éloignées l'une de l'autre. Au bout de quelques heures, on rencontre près de Raho la Theïss blanche dont les flots limpides coulent quelque temps sans se mêler aux eaux foncées qui vous ont porté jusque là. C'est dans une belle et fraîche vallée que se joignent les deux courants, l'un des sites romantiques et charmants qu'offrent les bords du fleuve.

Le paysage qui se déroule constamment sous les yeux répond merveilleusement à l'étrangeté sauvage de cette navigation. Ce ne sont que des montagnes raides et hautes, qui vous encaissent profondément, et d'où sortent en grondant des torrents rapides. On m'en montra une, le Havas "le Neigeux," dont un côté s'était récemment écroulé; on voyait encore la trace de cet éboulement. Là, comme dans le reste de cette contrée, les montagnes sont couvertes de forêts, dont les premiers arbres, se

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