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perpétuelle. Il n'y a que ces villes-là qui deviennent capitales. Ce sont des entonnoirs où viennent aboutir tous les versants géographiques, politiques, moraux, intellectuels d'un pays, toutes les pentes naturelles d'un peuple; des puits de civilisation pour ainsi dire, et aussi des égouts, où commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est sève, tout ce qui est vie, tout ce qui est âme dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse, goutte à goutte, siècle à siècle. L'enceinte de Charles V a donc le sort de l'enceinte de Philippe-Auguste. Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin. Au seizième, il semble qu'elle recule à vue d'œil et s'enfonce de plus en plus dans la vieille ville; tant une ville neuve s'épaissit déjà au dehors! Ainsi, dès le quinzième siècle, pour nous arrêter là, Paris avait déjà usé les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien l'Apostat, étaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Châtelet et le Petit-Châtelet. La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui crève ses vêtements de l'an passé. Sous Louis XI, on voyait, par places, percer dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruines des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une inondation, comme les archipels du vieux Paris submergé sous le nouveau.

Au quinzième siècle, Paris était encore divisé en trois villes tout à fait distinctes et séparées, ayant chacune leur physionomie, leur spécialité, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs privilèges, leur histoire : la Cité, l'Université, la Ville. La Cité, qui occupait l'île, était la plus ancienne, la moindre et la mère des deux autres, resserrée entre elles (qu'on nous passe la comparaison) comme une petite vieille entre deux grandes belles filles. L'Université · couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu'à la tour de Nesle, points qui correspondent, dans le Paris d'aujourd'hui, l'un à la Halle-aux-Vins, l'autre à la Monnaie. Son enceinte échancrait assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes. La montagne de Sainte-Geneviève y était enfermée. Le point

culminant de cette courbe de murailles était la porte Papale, c'est-a-dire, à peu près l'emplacement actuel du Panthéon. La Ville, qui était le plus grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long de la Seine, de la tour de Billy à la tour du Bois, c'est-à-dire de l'endroit où est aujourd'hui le Grenier-d'Abondance à l'endroit où sont aujourd'hui les Tuileries. Ces quatre points, où la Seine coupait l'enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Ñesle à gauche, la tour de Billy, et la tour du Bois à droite, s'appelaient par excellence les quatre tours de Paris. La ville entrait dans les terres plus profondément encore que l'Université. Le point culminant de la clôture de la Ville (celle de Charles V) était aux portes Saint-Denis et Saint-Martin, dont l'emplacement n'a pas changé.

Depuis, la grande ville à été se deformant de jour en jour. Le Paris gothique, sous lequel s'effaçait le Paris roman, s'est effacé à son tour; mais peut-on dire quel Paris l'a remplacé?

Il y a le Paris de Catherine de Médicis, aux Tuileries; le Paris de Henri II, à l'Hôtel-de-Ville: deux édifices encore d'un grand goût; le Paris de Henri IV, à la place Royale: façades de briques à coins de pierre et à toits d'ardoise, des maisons tricolores; le Paris de Louis XIII, au Val-de-Grâce: une architecture écrasée et trapue, des voûtes en anse de panier, je ne sais quoi de ventru dans la colonne et de bossu dans le dôme; le Paris de Louis XIV, aux Invalides: grand, riche, doré et froid; le Paris de Louis XV, à Saint-Sulpice; des volutes, des nœuds. de rubans, de nuages, des vermicelles et des chicorées, le tout en pierre: le Paris de Louis XVI, au Panthéon, Saint-Pierre de Rome mal copié; le Paris de la république, à l'école de Médecine: un pauvre goût grec et romain, qui ressemble au Colisée ou au Parthénon comme la constitution de l'an III aux lois de Minos; on l'appelle en architecture le goût messidor; le Paris de Napoléon, à la place Vendôme: celui-là est sublime, une colonne de bronze faite avec des c nons; le Paris de la restauration, à la Bourse: une col nnade fort blanche supportant

une frise fort lisse: le tout est carré et a coûté vingt millions.

Si admirable que vous semble le Paris d'à présent, refaites le Paris du quinzième siècle, reconstruisez-le dans votre pensée; regardez le jour à travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours et de clochers; répandez au milieu de l'immense ville, déchirez à la pointe des îles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent; détachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce vieux Paris; faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui s'accroche à ses innombrables cheminées; noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des ténèbres et des lumières dans ce sombre labyrinthe d'édifices; jetez-y un rayon de lune qui le dessine vaguement et fasse sortir du brouillard les grandes têtes des tours; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles aigus des flèches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelée qu'une mâchoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant. Et puis,

comparez.

Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fête, au soleil levant de Pâques ou de la Pentecôte, montez sur quelque point élevé d'où vous dominiez la capitale entière; et assistez à l'éveil des carillons. Voyez, à un signal parti du ciel, car c'est le soleil qui le donne, ces mille églises tressaillir à la fois. Ce sont d'abord des tintements épars, allant d'une église à l'autre, comme lorsque des musiciens s'avertissent qu'on va commencer. Puis, tout-à-coup, voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue, voyez s'élever au même moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumée d'harmonie. D'abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure, et pour ainsi dire isolée des autres, dans le ciel splendide du matin; puis, peu-à-peu, en grossissant, elles se fondent, elles se mêlent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles s'amalgament dans un magnifique concert. Ce n'est plus qu'une masse de vibrations sonores qui se dégage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte,

ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au-delà de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. Cependant cette mer d'harmonie n'est point ur chaos. Si grosse et si profonde qu'elle soit elle n'a point perdu sa transparence: vous y voyez serpenter à part chaque groupe de notes qui s'échappe des sonneries. Vous y pouvez suivre le dialogue, tour-à-tour grave et criard, de la crécelle et du bourdon; vous y voyez sauter les octaves d'un clocher à l'autre ; vous les regardez s'élancer ailées, légères et sifflantes, de la cloche d'argent, tomber cassées et boiteuses de la cloche de bois; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de SaintEustache; vous voyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui ont trois ou quatre zigzags lumineux, et s'évanouissent comme des éclairs. Là-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fêlée; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille; à l'autre bout, la grosse tour du Louvre, avec sa basse taille. Le royal carillon du Palais jette sans relâche de tous côtés des trilles resplendissantes, sur lesquelles tombent à temps égaux les lourdes coupetées du beffroi de Notre-Dame, qui les font étinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volée de Saint-Germain-desPrés. Puis encore, de temps en temps, cette masse, de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage à la strette de l'Ave-Maria, qui éclate et pétille comme une aigrette d'étoiles. Au-dessus, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes.Certes, c'est là un opéra qui vaut la peine d'être écouté. D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle, la nuit, c'est la ville qui respire: ici, c'est la ville qui chante. Prêtez donc l'oreille à ce tutti des clochers; répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor, grave et lointain, des quatre forêts disposées sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue; éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de

trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries; que cette fournaise de musique; que ces dix mille voix d'airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds; que cette cité qui n'est plus qu'un orchestre; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête. Notre-Dame de Paris.

MERRIMÉE.

PROSPER MERRIMÉE, membre de l'Académie française, et inspecteur des monuments de France, est né à Paris en 1802. Il se destina d'abord au barreau qu'il quitta ensuite pour les lettres.

Nous avons de lui la Jacquerie, peinture charmante des mœurs féodales; la Chronique de Charles IX, roman historique plein d'intérêt; des Études sur l'histoire romaine et plusieurs nouvelles charmantes, telles que Colomba, Matéo, etc.

SIÉGE DE LA ROCHELLE SOUS CHARLES IX.

LA ROCHELLE, dont presque tous les habitants professaient la religion réformée, était alors comme la capitale des provinces du Midi, et le plus ferme boulevard du parti protestant. Un commerce étendu avec l'Angleterre et l'Espagne y avait introduit des richesses considérables, et cet esprit d'indépendance qu'elles font naître et qu'elles soutiennent. Les bourgeois, pêcheurs ou matelots, souvent corsaires, familiarisés de bonne heure avec les dangers d'une vie aventureuse, possédaient une énergie qui leur tenait lieu de discipline et d'habitude de la guerre. Aussi à la nouvelle du massacre du 24 août (la St Barthélemy), loin de sentir cette résignation stupide qui s'était emparée de la plupart des protestants, et les avaient fait désespérer de leur cause, les Rochelois furent animés de ce courage actif et redoutable que donne quelquefois le désespoir. D'un commun accord, ils résolurent de subir les dernières

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