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que chose qui ne descendra que demain et qui ira se pavaner à côté de cette infâme salle aux flambeaux. Ce sont les frivolités du bal, c'est le bal tout entier, les blondes, les mousselines brodées d'or, lamées, étincelantes, aëriennes, les écharpes de chine dont la broderie inimitable est également belle des deux côtés; mais je vous fais grâce. Adieu, Monsieur Delille, bonsoir, Monsieur Delille, vous êtes un homme fort capable, vous avez agrandi notre commerce, vous êtes quelque chose dans l'état, vous faites vivre des milliers de personnes, ce qui compense celles qui se ruinent dans vos magasins; vous êtes le premier commerçant du monde dans votre genre; votre établissement honore la France, vous n'aurez pas la croix d'honneur. Je suis votre serviteur.

Puis M. Guebin vous reconduit jusqu'à la porte. M. Guebin est un homme d'esprit, de bonnes manières, qui fait les honneurs des magasins Delille. Il dirige ceux qui vendent, surveille la complaisance des commis, voit tout, mène tout, c'est comme un ministre.

LES QUATRE HENRI.

UN soir comme la pluie tombait à flots, on dit qu'une vieille femme, qui passait dans le pays pour sorcière, et qui habitait une pauvre cabane dans la forêt de SaintGermain, entendit frapper à sa porte; elle ouvrit, et vit un cavalier qui lui demanda l'hospitalité. Elle mit son cheval dans une grange et le fit entrer. A la clarté d'une lampe fumeuse, elle vit que c'était un jeune gentilhomme. La personne disait la jeunesse, l'habit disait la qualité. La vieille femme alluma du feu, et demanda au gentilhomme s'il désirait manger quelque chose. Un estomac de seize ans est comme un cœur du même âge, très-avide et peu difficile. Le jeune homme accepta. Une bribe de fromage et un morceau de pain noir sortit de la huche: c'était toute la provision de la vieille.

"Je n'ai rien de plus," dit-elle au jeune gentilhomme, "voilà ce que me laissent à offrir aux pauvres voyageurs

la dîme, la taille, les aides, la gabelle, le souquet, l'arrière souquet; sans compter que les manants d'alentour me disent sorcière et vouée au diable, pour me voler, en sûreté de conscience, les produits de mon pauvre champ.

"C'est, ma foi, bien dur," dit le gentilhomme, "et si je devenais jamais roi de France, je supprimerais les impôts et ferais instruire le peuple."

"Dieu vous entende!" répondit la vieille. A ce mot, le gentilhomme s'approcha de la table pour manger; mais au même instant un nouveau coup frappé à la porte l'arrêta. La vieille ouvrit et vit encore un cavalier percé de pluie, et qui demanda l'hospitalité. L'hospitalité lui fut accordée, et le cavalier étant entré, il se trouva que c'était encore un jeune homme, et encore un gentilhomme,

"C'est vous, Henri," dit l'un. "Oui, Henri,” dit l'autre. Tous deux s'appelaient Henri. La vieille apprit dans leur entretien qu'ils étaient d'une nombreuse partie de chasse, menée par le roi Charles IX, et que l'orage avait dispersée."

"La vieille," dit le second venu, "n'as-tu pas autre chose à nous donner?"

"Rien," répondit-elle.

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Alors," dit-il, nous allons partager."

Le premier Henri fit la grimace; mais, regardant l'œil résolu et la prestance nerveuse du second Henri, il dit d'une voix chagrine: "Partageons done!"

Il y avait, après ces paroles, cette pensée qu'il n'osa dire: "Partageons de peur qu'il ne prenne tout."

Ils s'assirent donc en face l'un de l'autre, et déjà l'un des deux allait couper le pain avec sa dague, lorsqu'un troisième coup fut frappé à la porte. La rencontre était singulière c'était encore un gentilhomme, encore un Henri. La vieille se mit à les considérer avec surprise. Le premier voulut cacher le fromage et le pain, le second les replaça sur la table, et posa son épée à côté. Le troisième Henri sourit.

"Vous ne voulez donc rien me donner de votre souper," dit-il; "je puis attendre, j'ai l'estomac bon."

"Le souper," dit le premier Henri, "appartient de droit au premier occupant."

"Le souper," dit le second, "appartient à qui sait mieux le défendre."

Le troisième Henri devint rouge de colère, et dit fièrement: “Peut-être appartient-il à celui qui sait mieux le conquérir."

Ces paroles furent à peine dites que le premier Henri tira son poignard, les deux autres leurs épées. Comme ils allaient en venir aux mains, un quatrième coup est frappé, un quatrième jeune homme, un quatrième gentilhomme, un quatrième Henri fut introduit. A l'aspect des épées nues, il tire la sienne, se met du côté le plus faible et attaque à l'étourdie. La vieille se cache épouvantée, et les épées vont fracassant tout ce qui se trouve à leur portée. La lampe tombe, s'éteint, et chacun. frappe dans l'ombre. Le bruit des épées dure quelque temps, puis s'affaiblit graduellement, et finit par cesser tout à fait. Alors la vieille se hasarde de sortir de son trou, rallume la lampe, et voit les quatre jeunes gens étendus par terre, avec chacun une blessure. Elle les examine: la fatigue les avait plutôt renversés que la perte de leur sang. Ils se relèvent l'un après l'autre, et, honteux de ce qu'ils viennent de faire, ils se mettent à rire et se disent: "Allons, soupons de bon accord et sans rancune."

Mais lorsqu'il fallut trouver le souper, il était par terre, foulé aux pieds, souillé de sang. Si mince qu'il fût, on le regretta. D'un autre côté, la cabane était dévastée, et la vieille, assise dans un coin, fixait ses yeux fauves sur les quatre jeunes gens.

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Qu'as-tu à nous regarder?" dit le premier Henri, que ce regard troublait.

"Je regarde vos destinées écrites sur vos fronts," répondit la vieille.

Le second Henri lui commanda durement de les lui révéler, les deux derniers l'y engagèrent en riant. La vieille répondit: "Comme vous êtes réunis tous quatre dans cette cabane, vous serez réunis tous quatre dans une même destinée. Comme vous avez foulé aux pieds et souillé de sang le pain que l'hospitalité vous a offert, vous foulerez aux pieds et souillerez de sang la puissance que vous pouviez partager. Comme vous avez dévasté et

appauvri cette chaumière, vous dévasterez et appauvrirez la France; comme vous avez été blessés tous quatre dans l'ombre, vous périrez tous quatre par trahison et de mort violente."

Les quatre gentilshommes ne purent s'empêcher de rire de la prédiction de la vieille.

Ces quatre gentilshommes étaient les quatre héros de la Ligue, deux comme ses chefs, et deux comme ses ennemis :

Henri de Condé, empoisonné à Saint-Jean-d'Angely par sa femme.

Henri de Guise, assassiné à Blois par les quarante-cinq. Henri de Valois (Henri III) assassiné par Jacques Clément à Saint-Cloud.

Henri de Bourbon (Henri IV) assassiné à Paris par Ravaillac.

VICTOR HUGO.

VICTOR-MARIE HUGO, membre de l'Académie française, l'un des plus grands poètes de l'époque, est né à Besançon en 1802. A l'âge de quatorze ans il publia plusieurs pièces de vers où se révéla le talent du poète. Il est considéré comme le chef de la nouvelle école, dite romantique.

Nous devons à la plume de cet auteur, une foule de compositions en vers, admirables de poésie et de style. On remarque surtout les Feuilles d'automne, les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures, et plusieurs drames, tels que: Hernani, Cromwell, Marion de Lorme, Marie Tudor, le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia, Angelo, et Ruy Blas. Outre ces poésies, il a publié plusieurs romans, parmi lesquels on remarque Hans d'Islande, Bug-Jargal, Le dernier jour d'un condamné, et Notre-Dame de Paris, sublime épopée du moyen âge. A la révolution de 1848 M. Victor Hugo fut élu député à l'Assemblée nationale.

PARIS AU XV® SIÈCLE;

SON ACCROISSEMENT SUCCESSIF.

LE PARIS d'il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinzième siècle était déjà une ville géante. Nous nous trompons en général, nous autres Parisiens, sur le terrain

que nous croyons avoir gagné. Paris, depuis Louis XI, ne s'est pas accru de beaucoup plus d'un tiers. Il a, certes, bien plus perdu en beauté qu'il n'a gagné en grandeur.

Paris est né, comme on sait, dans cette vieille île de la Cité qui a la forme d'un berceau. La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. Paris demeura plusieurs siècles à l'état d'île, avec deux ponts, l'un au nord, l'autre au midi, et deux têtes de ponts, qui étaient à la fois ses portes et ses forteresses: le Grand-Châtelet sur la rive droite, le Petit-Châtelet sur la rive gauche. Puis, dès les rois de la première race, trop à l'étroit dans son île, et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors, au-delà du grand, au-delà du Petit-Châtelet, une première enceinte de murailles et de tours commença à entamer la campagne des deux côtés de la Seine. De cette ancienne clôture il restait encore au siècle dernier quelques vestiges; aujourd'hui il n'en reste que le souvenir et çà et là une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer, porta Bagauda. Peu-à-peu, le flot des maisons toujours poussé du cœur de la ville au-dehors, déborde, ronge, use et efface cette enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours hautes et solides. Pendant plus d'un siècle, les maisons se pressent, s'accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin, comme l'eau dans un réservoir. Elles commencent à devenir profondes; elles mettent étages sur étages; elles montent les unes sur les autres; elle jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et c'est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d'air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s'éparpillent joyeusement dans la plaine, sans ordre et tout de travers, comme des échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Dès mil trois cent soixante-sept, la ville se répand tellement dans le faubourg qu'il faut une nouvelle clôture, surtout sur la rive droite: Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue

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