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LES RELIGIEUX DU SAINT-BERNARD.

IL est intéressant de voir dans les jours de grand passage, tous ces bons religieux empressés à recevoir les voyageurs, à les réchauffer, à les restaurer, à soigner ceux que la vivacité de l'air ou la fatigue ont épuisés ou rendus malades. Ils servent avec un égal empressement, et les étrangers et leurs compatriotes, sans distinction d'état, de sexe, ou de religion; sans s'informer même, en aucune manière, de la patrie ou de la croyance de ceux qu'ils servent: le besoin ou la souffrance sont les premiers titres pour avoir droit à leurs soins. Mais c'est surtout en hiver et au printemps que leur zèle est le plus méritoire, parcequ'il les expose alors à de grandes peines et à de très-grands dangers. Dès le mois de novembre, jusqu'au mois de mai, un domestique de confiance, qui se nomme le marronnier, va jusqu'à la moitié de la descente au-devant des voyageurs, accompagné d'un ou deux grands chiens qui sont dresses à reconnaître le chemin dans les brouillards, dans les tempêtes et les grandes neiges, et à découvrir les passagers qui se sont égarés. Souvent les religieux remplissent eux-mêmes cet office pour donner aux voyageurs des secours temporels et spirituels; ils volent à leur aide toutes les fois que le marronnier ne peut seul suffire à les sauver; ils les conduisent, les soutiennent, quelquefois même les rapportent sur leurs épaules jusque dans le couvent. Souvent ils sont obligés d'user d'une espèce de violence envers les voyageurs, qui, engourdis par le froid et épuisés par la fatigue, demandent instamment qu'on leur permette de se reposer ou de dormir un moment sur la neige; ils faut les secouer, les arracher de force à ce sommeil perfide, qui les conduirait infailliblement à la congélation et à la mort. Il n'y a qu'un mouvement continuel qui puisse donner au corps une chaleur suffisante pour résister à l'extrême rigueur du froid. Lorsque les religieux sont obligés d'être en plein air dans les grands froids, et que la quantité de neige les empêche de marcher assez vite pour se réchauffer, ils frappent continuellement leurs pieds et leurs mains contre les grands bâtons ferrés qu ils portent toujours avec eux; sans quoi ces extrémités

s'engourdissent et se gèlent sans que l'on s'en aper

çoive.

se passe presque pas meure ou n'arrive à L'usage des liqueurs

Malgré tous leurs soins, il ne d'hiver où quelque voyageur ne l'hospice avec des membres gelés. fortes est extrêmement dangereux dans ces moments-là, et cause souvent la perte des voyageurs; ils croient se réchauffer en buvant de l'eau-de-vie, et cette boisson leur donne en effet pour quelques moments de la chaleur et de l'activité; mais cette tension forcée est bientôt suivie d'une atonie, et d'un épuisement qui devient absolument sans remède.

C'est aussi dans la recherche des malheureux passagers qui ont été entraînés par les avalanches et ensevelis dans les neiges, que brillent le zèle et l'activité des bons religieux. Lorsque les victimes de ces accidents ne sont pas enfoncées bien profondément sous la neige, les chiens du couvent les découvrent; mais l'instinct et l'odorat de ces animaux ne peuvent pas pénétrer à une grande profondeur. Lors donc qu'il manque des gens que les chiens ne peuvent pas retrouver, les religieux vont avec de grandes perches sonder de place en place; l'espèce de résistance qu'éprouve l'extrémité de leur perche leur fait connaître si c'est un rocher ou un corps humain qu'ils rencontrent; dans ce dernier cas, ils déblaient promptement la neige, et ils ont souvent la consolation de sauver des hommes qui sans eux n'auraient jamais revu la lumière. Ceux qui se trouvent blessés ou mutilés par la gelée, ils les gardent chez eux, et les soignent, jusqu'à leur entière guérison.

De Saussure.

HORACE-BÉNÉDICT DE SAUSSURE, célèbre naturaliste, né à Genève en 1740, mourut en 1799.

LE DRAGON ET LES RENARDS.

UN dragon gardait un trésor dans une profonde caverne ; il veillait jour et nuit pour le conserver. Deux Renards,

grands fourbes et grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent près de lui par leurs flatteries. Ils devinrent ses confidents. Les gens les plus complaisants et les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils le traitaient de grand personnage, admiraient toutes ses fantaisies, étaient toujours de son avis, et se moquaient entre eux de leur dupe. Enfin il s'endormit un jour au milieu d'eux; ils l'étranglèrent et s'emparèrent du trésor. Il fallut le partager entre eux: c'était une affaire bien difficile, car deux scélérats ne s'accordent que pour faire le mal. L'un d'eux se mit à moraliser: A quoi, disait-il, nous servira tout cet argent? un peu de chasse nous vaudrait mieux: on ne mange point du métal; les pistoles sont de mauvaise digestion. Les hommes sont des fous d'aimer tant ces fausses richesses: ne soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit semblant d'être touché de ces réflexions, et assura qu'il voulait vivre en philosophe comme Bias, portant tout son bien sur lui. Chacun fait semblant de quitter le trésor: mais ils se dressèrent des embûches et s'entre-déchirèrent. L'un d'eux, en mourant, dit à l'autre, qui était aussi blessé que lui: Que voulais-tu faire de cet argent? La même chose que tu voulais en faire, répondit l'autre. Un homme passant apprit leur aventure, et les trouva bien fous. Vous ne l'êtes pas moins que nous, lui

dit un des Renards. Vous ne sauriez, non plus que nous, vous nourrir d'argent, et vous vous tuez pour en avoir. Du moins, notre race jusqu'ici a été assez sage pour ne mettre en usage aucune monnaie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la commodité fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens imaginaires.

Fénelon.

LE GRONDEUR ET SON VALET.

LE GRONDEUR: Bourreau ! me feras-tu toujours frapper deux heures à la porte?

LE VALET: Monsieur, je travaillais au jardin : au pre

mier coup de marteau, j'ai couru si vite que je suis tombé en chemin.

G. Je voudrais que tu te fusses rompu le cou, double chien; que ne laisses-tu la porte ouverte ?

V. Hé! Monsieur, vous me grondâtes hier à cause qu'elle l'était. Quand elle est ouverte, vous vous fâchez; quand elle est fermée, vous vous fâchez aussi. Je ne sais plus comment faire.

G. Comment faire? comment faire? infâme!

V. Oh! ça! Monsieur, quand vous serez sorti, voulezvous que je laisse la porte ouverte ?

G. Non.

V. Voulez-vous que je la tienne fermée ?
G. Non.

V. Cependant, il faut, Monsieur . . .
G. Encore? tu raisonneras, ivrogne?
V. Morbleu! J'enrage d'avoir raison.
G. Te tairas-tu ?

V. Monsieur, je me ferais hacher; il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée; choisissez, comment la voulezvous?

G. Je te l'ai dit mille fois, coquin! Je la veux . je la ... Mais voyez ce maraud-là. Est-ce à un valet à me venir faire des questions? Si je te prends, traître, je te montrerai bien comment je la veux . . . As-tu balayé l'escalier ?

V. Oui, Monsieur, depuis le haut jusqu'en bas.

G. Et la cour?

V. Si vous y trouvez une ordure comme cela, je veux perdre mes gages.

G. Tu n'as pas fait boire la mule ?

V. Ah! Monsieur, demandez-le aux voisins, qui m'ont vu passer.

G. Lui as-tu donné l'avoine?

V. Oui, Monsieur; Guillaume y était présent.

G. Mais tu n'as point porté ces bouteilles de quinquina où je t'ai dit?

V. Pardonnez-moi, Monsieur, et j'ai rapporté les vides. G. Et mes lettres, les as-tu portées à la poste? Hein? V. Peste, Monsieur, je me suis bien gardé d'y manquer.

G. Je t'ai défendu cent fois de racler ton maudit violon : cependant j'ai entendu ce matin . . .

V. Ce matin? Ne vous souvient-il pas que vous me le mîtes hier en mille pièces ?

G. Je gagerais que ces deux voies de bois sont en

core

V. Elles sont logées, Monsieur, vraiment; depuis cela, j'ai aidé Guillaume à mettre dans le grenier une charretée de foin; j'ai arrosé tous les arbres du jardin, j'ai nettoyé les allées, j'ai bêché trois planches, et j'achevais l'autre quand vous avez frappé.

G. Oh! il faut que je chasse ce coquin-là ; jamais valet ne m'a fait enrager comme celui-ci : il me ferait mourir de chagrin.

Hors d'ici!

Brueys.

DAVID AUGUSTIN DE BRUEYS, Poète et Théologien, né à Aix en 1640, mort à Montpelier en 1723.

LES SALLES D'ASILE.

Vous qui, en vous couchant le soir, trouvez un lit bien doux; qui, en vous réveillant le matin, trouvez votre repas tout préparé; vous ne vous doutez pas que tout près de vous, là-haut peut-être, au dernier étage de la maison que vous habitez, une famille indigente manque de pain et de feu; là-haut peut-être une pauvre mère, forcée de sortir de chez elle tout le jour, pour gagner, du travail de ses mains, le pain de sa famille, se trouve embarrassée de ses enfants. Qu'en fera-t-elle tout le long du jour ? Qui en prendra soin si elle les abandonne? Elle n'a personne au logis pour garder sa famille, pas de vieille grand'mère à qui elle confie ses enfants, pas une bonne voisine qui les surveille; car le pauvre loge avec le pauvre, et dans ces tristes maisons de l'indigence, chaque locataire est obligé de gagner sa vie jour par jour, heure par heure. Oh! que pauvres mères, ainsi chassées de chez elles par le travail, et retenues en même temps par leurs enfants, se sont vues

de

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