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qu'ils s'étaient vus autrefois quelque part.

"Monsieur," me dit à la fin le libraire, "il y a vingt-cinq ans, n'alliezvous pas souvent à Versailles, le dimanche?"-"Quoi! Antoine, c'est vous!" m'écriai-je.-"Monsieur," repliqua-t-il, vous le voyez, le vieux monsieur poudré avait raison; il m'a donné dix mille livres de rente."

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Arnault.

LE DÉJEUNER DE NAPOLÉON.

L'UNE des plus habituelles fantaisies de Napoléon, c'était de parcourir Paris incognito, à la manière du sultan des Mille et une Nuits.

Dans ces excursions à travers la ville, il était toujours vêtu d'une redingote grise, entièrement boutonnée sur la poitrine. Il portait un chapeau rond à larges bords. Impatient de voir le monument de la place Vendôme terminé, il voulut le visiter lui-même. Dans ce but, il sortit du palais avant le jour, suivi d'un grand-maréchal du palais; il traversa le jardin des Tuileries, et se rendit sur la place Vendôme au moment où le crépuscule commençait à poindre.

Après avoir examiné la gigantesque charpente dans tous ses détails, et s'être promené à l'entour pendant trois quarts d'heure, l'empereur continua son chemin, en suivant la rue Napoléon (aujourd'hui la Rue de la Paix), et, tournant à droite, il remonta le boulevard en disant gaîment à Duroc: "Il faut que messieurs les Parisiens soient bien paresseux dans ce quartier, puisque toutes les boutiques sont encore fermées, quoiqu'il fasse grand jour."

Tout en causant il arriva devant les Bains-Chinois, dont le restaurant avait depuis peu été repeint à neuf. "Si nous entrions là pour déjeuner?" dit Napoléon à Duroc. "Qu'en pensez-vous? Cette tournée ne vous a-t-elle pas donné de l'appétit ?"

"Sire, c'est trop tôt ; il n'est encore que huit heures." "Bah! bah! votre montre retarde toujours. Moi, j'ai faim." Et l'empereur entre dans le café, s'assied à une table, appelle le garçon, et lui demande des côtelettes de

mouton, une omelette aux fines herbes (c'étaient ses mets favoris), et du vin de Chambertin.

Après avoir mangé de très-bon appétit et avoir pris une demi-tasse de café, qu'il prétendit être meilleur que celui qu'on lui servait habituellement aux Tuileries, il appelle le garçon, lui demande la carte, et se lève, en disant à Duroc: "Payez, et rentrons; il est temps." Puis, se posant sur le seuil de la porte du café, les mains croisées sur le dos, il se met à siffler entre ses dents un récitatif italien.

Le grand-maréchal s'étant levé en même temps que l'empereur, et, après avoir vainement fouillé toutes ses poches, il acquit enfin la certitude que, dans la précipitation qu'il avait mise le matin à s'habiller, il avait oublié sa bourse. Or, il savait que Napoléon ne portait jamais d'argent sur lui: il hésitait dans le parti qu'il avait à prendre. Le garçon attendait. Le total montait à douze francs. Pendant cet incident, l'empereur, qui n'a rien vu, peu habitué à ce qu'on le fasse attendre, ne conçoit pas la lenteur que met Duroc à le rejoindre: déjà même il a tourné la tête plusieurs fois de son côté, en disant d'un ton d'impatience: "Allons! dépêchons; il se fait tard."

En effet, déjà les pourvoyeurs campagnards arrivaient de tous côtés; les laitières et les porteurs d'eau circulaient.

Le grand-maréchal prend enfin son parti, et, s'approchant de la maîtresse du café, qui se tient au comptoir, lui dit d'un ton poli, mais un peu honteux: "Madame, mon ami et moi sommes sortis ce matin un peu précipitamment ; nous avons oublié de prendre notre bourse... Mais je vous donne ma parole que dans une heure je vous enverrai le montant de cette carte."

"C'est possible, monsieur," reprit froidement la dame; mais je ne vous connais ni l'un ni l'autre, et tous les jours je suis attrapée de la même manière. Vous sentez que ""Madame, nous sommes des gens d'honneur, des officiers de la garde." "Oui, jolies pratiques, en effet, que les officiers de la garde!"

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Madame," dit le garçon de café à la maîtresse, "puisque ces messieurs ont oublié de prendre de l'argent, je réponds pour eux, persuadé que ces braves officiers ne

voudront pas faire tort à un pauvre garçon de café. Voici les douze francs." "Autant de perdu pour vous," fit la limonadière.

Chemin faisant, Duroc raconta à l'empereur son aventure. Napoléon en rit de bon cœur. Le lendemain, un officier d'ordonnance, auquel le grand-maréchal avait donné des instructions précises, entrait au café des Bains-Chinois, et, s'adressant à la maîtresse de la maison: "Madame, n'est-ce pas ici que deux messieurs, vêtus l'un et l'autre de redingotes grises, sont venus déjeuner hier, et que, n'ayant pas d'argent. . . "Oui, monsieur," répond la

dame.

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“Eh bien, madame, c'était Sa Majesté l'empereur et monseigneur le grand-maréchal du palais ...~ Puis-je parler au garçon qui a payé pour eux?"

La dame sonne, et se trouve presque mal. Mais l'officier, s'adressant au garçon, lui remet un rouleau de cinquante napoléons. Ce garçon s'appelait Durgens. Quelques jours après il fut placé valet de pied dans la maison de l'empereur.

L'HOMME AU MASQUE DE FER.

EN 1661, quelques mois après la mort du Cardinal Mazarin, il arriva un événement qui n'a point d'exemple; et, ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret, au château de l'île Sainte Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune, et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier, et qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille, l'an 1690, l'alla prendre à l'île Sainte Marguerite, et le conduisit à la Bastille toujours masqué. Le Marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la translation, et lui parla debout et avec une

considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on peut l'être dans le château. On ne lui refusait rien de ce qu'il demandait; son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eut souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin; sa peau était un peu brune; et il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être.

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Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré la nuit à la paroisse de Saint Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on l'envoya dans l'île Sainte Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île. Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, presqu'au pied de la tour. Un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette, et la rapporta au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains? "Je ne sais pas lire," répondit le pêcheur; "je viens de la trouver; personne ne l'a vue." Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fut bien informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue de personne. "Allez,” lui dit-il, "vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire." Parmi les personnes qui ont eu une connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très digne de foi, qui vit encore (1760). M. de Chamillart fut le dernier ministre qui eut cet étrange secret. Le second Maréchal de la Feuillade, son gendre, m'a dit qu'à la mort de son beau-père il le conjura à genoux de lui apprendre ce que c'était que cet homme qu'on ne connut

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jamais que sous le nom de l'homme au masque de fer; Chamillart lui répondit que c'était le secret de l'état, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais. Enfin il reste encore beaucoup de mes contemporains qui déposent de la vérité de ce que j'avance, et je ne connais point de fait ni plus extraordinaire ni mieux constaté.

Voltaire.

MADAME DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONE.

IL faut que je vous conte une petite historiette qui est très-vraie et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de Saint-Agnan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre.

Il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin il dit au maréchal de Grammont: "M. le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez vu un aussi impertinent: parcequ'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en apporte de toutes les façons." Le maréchal, après avoir lu, dit au roi: "Sire, votre majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu." Le roi se mit à rire, et lui dit: "N'est-il pas vrai que celui qui l'a fait est bien fat?" "Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom." "Oh bien!" dit le roi, "je suis ravi que vous en ayez parlé si bonnement; c'est moi qui l'ai fait." "Ah! sire, quelle trahison ! que votre majesté me le rende, je l'ai lu brusquement." "Non, M. le Maréchal, les premiers sentiments sont toujours les plus naturels."

Le roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

Mme. de Sévigné.

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