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"Vivent les braves!" Le vieux maréchal reconnaît dans la foule le colonel Dumoulin, ancien officier d'ordonnance de l'empereur, homme aventureux que le vertige du feu entraîne et que le mouvement enivre; il l'appelle par son nom. Allons," lui dit-il, "mon cher Dumoulin, voilà l'abdication du roi et la régence de la duchesse d'Orléans que j'apporte au peuple. Aidez-moi à les faire accepter."

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En disant ces mots, le général tend un papier au colonel Dumoulin. Mais le républicain Lagrange, plus leste que Dumoulin, arrache la proclamation de la main du général et disparaît sans la communiquer au peuple. Ce geste enleva la régence et le trône à la dynastie d'Orléans.

Cependant, le roi, qui avait promis d'abdiquer à M. de Girardin, à son fils et aux ministres qui l'entouraient de leur terreur, n'avait pas encore achevé d'écrire formellement son abdication. Il semblait attendre un autre conseil plus conforme à sa temporisation habituelle, et disputer encore avec la nécessité. Une circonstance faillit donner raison à ses lenteurs, et le rasseoir lui et sa dynastie sur le trône. Le maréchal Bugeaud traversant de nouveau la cour des Tuileries au galop, en revenant d'une nouvelle reconnaissance, se précipita de son cheval et entra presque de force dans le cabinet plein de désordre, de ministres posthumes et de conseillers de fait autour du monarque. Il fendit les groupes et se fit jour jusqu'au roi.

Ce prince, assis devant une table, tenait la plume; il écrivait lentement son abdication avec un soin, une symétrie de calligraphe, en lettres majuscules qui semblaient porter sur le papier la majesté de la main royale. Les ministres de la veille, de la nuit et du jour, les courtisans, les conseillers officieux, les princes, les princesses, les enfants de la famille royale remplissaient de foule, de confusions, de dialogues, de chuchotements, de groupes agités, l'appartement. Les visages portaient l'expression de l'effroi qui précipite les résolutions et qui brise les caractères; on était à une de ces heures suprêmes où les cœurs se révèlent dans leur nudité, où le masque du rang, du titre, de la dignité, tombe des visages et laisse

voir la nature souvent dégradée par la peur. On entendait de loin à travers les rumeurs de la chambre les coups de feu retentissant déjà à l'extrémité de la cour du Louvre. Une balle siffle distinctement à l'oreille exercée du maréchal; elle va se perdre dans les toits. Le maréchal ne dit pas à ceux qui l'entourent la sinistre signification de ce bruit. Le palais des rois pouvait devenir un champ de bataille; à ses yeux c'était le moment de combattre et non de capituler.

"Eh quoi, sire," dit-il au roi, "on ose vous conseiller d'abdiquer au milieu d'un combat? Ignore-t-on donc que c'est vous conseiller plus que la ruine, la honte? l'abdication dans le calme et dans la liberté de la délibération, c'est quelquefois le salut d'un empire et la sagesse d'un roi. L'abdication sous le feu, cela ressemble toujours à une faiblesse ; et de plus," ajouta-t-il, "cette faiblesse que vos ennemis traduiraient en lâcheté, serait inutile en ce moment. Le combat est engagé, il n'y a aucun moyen d'annoncer cette abdication aux masses nombreuses qui se lèvent et dont un mot jeté des avant-postes ne saurait arrêter l'impulsion; rétablissons l'ordre d'abord et délibérons ensuite."

Vous me

"Eh bien!" dit le roi se levant à ces paroles et pressant de ses mains émues les mains du maréchal, 66 défendez donc d'abdiquer, vous!" "Oui, sire," reprit avec une respectueuse énergie le brave soldat; "j'ose vous conseiller de ne pas céder, en ce moment du moins, à un avis qui ne sauvera rien et qui peut tout perdre."

Le roi parut rayonnant de joie en voyant son sentiment partagé et autorisé par la parole ferme et martiale de son général. "Maréchal,” lui dit-il avec attendrissement et d'un ton presque suppliant, "pardonnez-moi d'avoir brisé votre épée dans vos mains en vous retirant votre commandement pour le donner à Gérard. Il était plus populaire que vous!"-" Sire," répliqua le maréchal Bugeaud, "qu'il sauve Votre Majesté, et je ne lui envie rien de votre confiance."

Le roi ne se rapprochait plus de la table et paraissait renoncer à l'idée de l'abdication; les groupes de ses conseillers parurent consternés; ils attachaient à cette idée, les uns leur salut, les autres le salut de la royauté, quelques

uns de secrètes ambitions peut-être. Tous du moins voyaient une de ces solutions qui font diversion d'un moment aux crises, et qui soulagent l'esprit du poids des longues incertitudes.

Le duc de Montpensier, fils du roi, qui paraissait plus dominé encore que les autres par l'impatience d'un dénouement, s'attacha de plus près à son père, l'assiégea d'instances et de gestes presque impérieux pour l'engager à se rasseoir et à signer. Cette attitude, ces paroles, restèrent dans la mémoire des assistans comme une des plus douloureuses impressions de cette scène. La reine seule, dans ce tumulte et dans cet entraînement de conseils timides, conserva la grandeur, le sang-froid et la résolution de son rang d'épouse, de mère et de reine. Après avoir combattu avec le maréchal la pensée d'une abdication précipitée, elle céda à la pression de la foule, elle se retira dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où elle contemplait le roi avec l'indignation sur les lèvres et de grosses larmes dans les yeux.

Le roi remit son abdication à ses ministres et rejoignit la reine dans l'embrasure du salon. Il n'était plus roi ; mais personne n'avait autorité légale pour saisir le règne. Le peuple ne marchait déjà plus au combat contre le roi, mais contre la royauté; en un mot, il était trop tôt ou trop tard.

Ce

Le maréchal Bugeaud en fit encore l'observation au roi avant de s'éloigner. "Je le sais, maréchal," dit le roi ; "mais je ne veux pas que le sang coule plus longtemps pour ma cause. Le roi était brave de sa personne. mot n'était donc pas un prétexte dont il couvrait sa fuite, ni une lâcheté. Ce mot doit consoler l'éxil et attendrir l'histoire. Ce que Dieu approuve, les hommes ne doivent pas le flétrir.

Le roi ôta son uniforme et ses plaques; il déposa son épée sur la table; il revêtit un simple habit noir et donna le bras à la reine, pour laisser le palais au règne nouveau. Histoire de la Révolution de 1848.

THIERRY.

AUGUSTIN THIERRY, l'un de nos premiers historiens, est né à Blois en 1795, de parents pauvres et obscurs. Il débuta à Paris par le professorat, et se fit bientôt connaître par quelques publications insérées dans les journaux. Toute sa vie a été consacrée à l'étude de l'histoire, et aujourd'hui encore, quoique devenu aveugle, il poursuit courageusement le cours de ses travaux historiques.

Nous devons à M. Thierry, une Histoire de la conquête d'Angleterre, par les Normands, ouvrage qui, à une vaste érudition, réunit toute l'imagination et la verve d'un poète. Il a publié ensuite les Récits des temps Mérovingiens, composition toute pleine d'attraits.

DÉBARQUEMENT DE L'ARMÉE NORMANDE

EN ANGLETERRE.

LES troupes de Guillaume abordèrent sans résistance à Pevensey, près de Hastings, le 28 septembre de l'année 1066, trois jours après la victoire de Harold sur les Norwégiens. Les archers débarquèrent d'abord; ils portaient des vêtements courts, et leurs cheveux étaient rasés; ensuite descendirent les gens de cheval, portant des cottes de mailles et des heaumes en fer poli, de forme presque conique, armés de longues et fortes lances, et d'épées droites à deux tranchants. Après eux sortirent les travailleurs de l'armée, pionniers, charpentiers et forgerons, qui déchargèrent, pièce à pièce, sur le rivage, trois châteaux de bois, taillés et préparés d'avance. Le duc ne vint à terre que le dernier de tous; au moment où son pied touchait le sable, il fit un faux pas et tomba sur la face. Un murmure s'éleva; des voix crièrent: "Dieu nous garde! c'est mauvais signe." Mais Guillaume, se relevant, dit aussitôt: "Qu'avez-vous? Quelle chose vous étonne? j'ai saisi cette terre de mes mains, et, par la splendeur de Dieu, tant qu'il y en a, elle est à vous.' Cette vive repartie arrêta subitement l'effet du mauvais présage. L'armée prit sa route vers la ville de Hastings, et, près de ce lieu, on traça un camp, et l'on construisit deux des

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châteaux de bois, dans lesquels on plaça des vivres. Des corps de soldats parcoururent toute la contrée voisine, pillant et brûlant les maisons. Les Anglais fuyaient de leurs demeures, cachaient leurs meubles et leur bétail, et se portaient en foule vers les églises et les cimetières, qu'ils croyaient le plus sûr asile contre un ennemi chrétien comme eux. Mais les Normands tenaient peu de compte de la sainteté des lieux, et ne respectaient aucun asile.

Harold était à York, blessé, et se reposant de ses fatigues, quand un messager vint en grande hâte lui dire que Guillaume de Normandie avait débarqué et planté sa bannière sur le territoire anglo-saxon. Il se mit en marche vers le sud avec son armée victorieuse, publiant, sur son passage, l'ordre à tous les chefs des provinces de faire armer leurs combattants et de les conduire à Londres. Les milices de l'ouest vinrent sans délai; celles du nord tardèrent à cause de la distance; mais cependant il y avait lieu de croire que le roi des Anglais se verrait bientôt entouré des forces de tout le pays. Un de ces Normands, en faveur desquels on avait dérogé autrefois à la loi d'exil portée contre eux et qui maintenant jouaient le rôle d'espions et d'agents secrets de l'envahisseur, manda au duc d'être sur ses gardes, et que, dans quatre jours, le fils de Godwin aurait avec lui cent mille hommes. Harold, trop impatient, n'attendit pas les quatre jours; il ne put maîtriser son désir d'en venir aux mains avec les étrangers, surtout quand il apprit les ravages de toute espèce qu'ils faisaient autour de leur camp. L'espoir d'épargner quelques maux à ses compatriotes, peut-être l'envie de tenter contre les Normands une attaque brusque et imprévue, comme celle qui lui avait réussi contre les Norwégiens le déterminèrent à se mettre en marche vers Hastings, avec des forces quatre fois moindres que celles du duc de Normandie.

Mais le camp de Guillaume était soigneusement gardé contre une surprise, et ses postes s'étendaient au loin. Des détachements de cavalerie avertirent, en se repliant, de l'approche du roi saxon, qui, disaient-ils, accourait en furieux. Prévenu dans son dessein d'assaillir l'ennemi à l'improviste, le Saxon fut contraint de modérer sa fougue;

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